En revenant de Coutances, de dessous les pommiers, la pluie, le vent et…le soleil !
Ce 33e cru restera lié – c’est logique – au 70e anniversaire du débarquement. Des orchestres ont repris le style de ces années de guerre. Charles Trenet a été de cette fête comme il se doit.
C’est le chanteur de ces années d’après le Front Populaire de 1936. Il est révélateur aussi de la place du jazz pendant l’Occupation. Les orchestres de jazz français qui ont commencé à fourbir leurs armes dans le milieu des années 1930 tiennent le haut du pavé. A commencer par le Jazz de Paris conduit dans les années 1940-41 par le saxophoniste ténor Alix Combelle. Les disques sous le label « Swing » sont pressés de nouveau. Charles Delaunay, son créateur, enregistre tout ce que le jazz compte de musiciens en France. Les concerts de jazz sont pleins.
Cette évocation, ce travail de mémoire a été le thème de ma conférence.
« Le jour le plus jazz » – c’est le nom d’un groupe, nom de circonstance s’il en fut – s’est fait l’évocateur de cette musique de ces années 30 et 40 et le « Normandie 44 sextet » faisait la part belle aux chansons de Trenet dont ce « Verlaine » qui inclut « Les sanglots longs de l’automne blessent (Trenet avait changé, volontairement ? par « bercent ») mon cœur d’une langueur monotone »… qui servira de mantra pour annoncer le jour du débarquement…
Le public, les organisateurs, les critiques attendaient avec impatience et beaucoup d’appréhension la création de Bill Carrothers, intitulée sobrement « D-Day ». Une suite pour quintet de jazz – Bill (piano), Dré Pallemaerts (batterie), Drew Gress (contrebasse), Peg Carrothers (vocal) et une découverte Max Acree (trombone) – et chœurs réunissant la Maîtrise de Caen, l’American Boys Choir, la chorale du collège Guillaume de Normandie de Caen, la chorale du collège Le Fairage de Périers sous la direction de Olivier Opdebeeck.
Le travail de composition remarquable de Bill laissait, contrairement à ses tentatives précédentes sur les chants de la Guerre de Sécession ou 1918, peu de place à l’improvisation. Il en était marri. Mais le chœur oblige à des choix draconiens. Il s’est voulu évocateur de cette période mêlant chants et les bruits, les fureurs, le sang de cette guerre que les Américains veulent considérer comme la « seule guerre juste ». Les autres guerres, la Corée, le Viêt-Nam sans parler de l’Irak ou de l’Afghanistan ne sont pas, par beaucoup de nos contemporains, comme « justes ». Ce rappel permet de comprendre la valorisation de cet engagement.
Ce n’est pas le ressenti des populations soumises à des bombardements alliés qui ont détruit leurs villes, leurs villages quelques fois sans raison en provoquant des « dégâts collatéraux », comme on dit aujourd’hui.
Un travail intègre et passionnant
Bill Carrothers a voulu réaliser un travail de mémoire loin de tout pathos marqué par le souvenir. Le souvenir « suppose une part d’oubli » analysait justement Maurice Blanchot. La mémoire suppose de se replonger dans l’air de ce temps pour à la fois évoquer le passé en intégrant notre présent. Le compositeur a présenté une œuvre au sens le plus fort du terme. Il n’a pas rencontré le public.
Pour deux raisons principales :
Bill s’est refusé à une évocation passéiste pour faire pleurer Margot dans sa chaumière. La musique ne dégoulinait pas d’une peinture ripolinisée, ne se voulait pas « une œuvre émouvante ». La rigueur toute protestante avec cette touche d’humour nécessaire était de mise. Renouer les fils de la mémoire est difficile. Je m’en suis rendu compte en écrivant « Le souffle de la liberté ». Une grande partie de notre histoire est enfouie dans le souvenir tressé par des politiciens successifs qui font de l’oubli leur fonds de commerce. Arthur Miller, dans une de ses pièces, le fait dire à un de ses personnages. Les oublis s’enchaînent pour construire un passé décomposé. Il fallait éviter tous ces pièges. L’émotion ne pouvait naître que la mise en scène, de l’adhésion à des images partagées.
C’est la deuxième raison de la non-adhésion du public. La mémoire, à la différence de l’Histoire, est ancrée dans un environnement national. Bill est Américain, étatsunien comme Peg. Cette platitude n’est pas autant dénuée d’intérêt qu’on pourrait le penser. Il a fait œuvre de mémoire, une mémoire américaine qui ne rencontre pas forcément la française. Le début pouvait être partagé. « Moonlight Serenade », un grand succès de l’orchestre de Glenn Miller en 1939, que l’on entend en permanence à la radio des forces armées américaines a laissé des traces sur la génération qui tend à disparaître, celle qui était adolescente au moment de la fin de cette seconde guerre mondiale. Claude Nougaro, interviewé lors du cinquantième anniversaire du débarquement, la chantait dans la tonalité de l’orchestre a capella. Our la génération née après la guerre, abreuvée souvent de Boris Vian, qui détestait les orchestres blancs américains, connaît plus « In The Mood », thème encore joué et sur lequel on a beaucoup dansé à la Libération et après. D’autant que Bill avait demandé à Max Acree de le jouer « straight », un peu comme Glenn Miller ou Tommy Dorsey. Une ouverture en forme de clin d’œil au passé.
Poursuivre avec une chanson de propagande, « This is Worth Fighting for », du style ça vaut la peine de se battre pour défendre mon pays… était osé mais juste quant à la période, comme les standards.
Je voudrai juste donner un exemple de la force de cette évocation et de la manière dont le compositeur a conçu cette suite. Il me semble, je n’ai pas sous les yeux le synopsis mais le petit texte que Denis a eu la bonne idée d’écrire, que dans « Juno » où les bruits du combat couvre en partie la musique, Peg chante « I’ll be seing you ». La mitraille, les bombes se mêlent aux paroles pour rendre compte de cette réalité du débarquement.
Malheureusement, pour la mémoire française, « I’ll Be Seing you » – Billie Holiday l’a chanté comme Frank Sinatra après Bing Crosby qui en fait un succès pendant la guerre – ne fait pas partie des standards partagés. Cette chanson d’amour poignante, « Je te verrai » partout, incarné dans des meubles, dans le soleil…, n’a pas franchi l’Atlantique. Écrite par Sammy Fain et Irving Kahal, elle a été publiée en 1938 et fait partie de la comédie musicale « Right this way ». Tamara Drasin, une juive russe, l’avait créée. Par une ironie d’un sort funeste, au moment où cette chanson devient populaire, Tamara – comme tout le monde l’appelait – meurt dans le crash de son avion en route vers le Portugal, en 1943.
Un musicologue a mis en évidence la filiation de ce thème avec la troisième symphonie de Gustav Mahler, pour illustrer le jeu avec la mémoire de Bill Carrothers.
Pour dire que cette chanson fait partie intégrante de la mémoire américaine. Elle parle. Elle se termine par « …and when the night is new/I’ll be looking at the moon/But i’ll be seing you »,1 une sorte de définition de l’environnement de ces jeunes gens perdus sur les plages normandes, souhaitant que la guerre cesse pour revoir leur blonde.
Sans parler du « good book », la bible plus présente aux États-Unis qu’en France…
Bill Carrothers nous invite à creuser les différenciations entre Histoire/Mémoire et Souvenir. Il aurait fallu soit mettre un peu de paroles françaises sur cette suite, soit la faire précéder d’une sorte de mise en bouche.
Il faut dire aussi que le travail avec les chœurs n’en était qu’à ses débuts. Il fallait continuer pour trouver la bonne articulation.
C’est rare de trouver un musicien aussi intègre que Bill Carrothers. Chapeau bas.
Pour le reste
Thomas de Pourquery s’est fait feu d’artifices pour clore sa résidence – c’est Airelle Besson, trompettiste qui le remplacera. « La Méga soufflerie » réunissait ses amis plus 100 musicien(ne)s amateur(e)s pour une musique disco funky qui n’a pas convaincu tout le monde mais qui faisait la preuve d’une belle énergie. Un hommage à Sun Ra pour son groupe « Supersonic », avec comme invité David Murray pour un morceau. Une musique du présent qui permettait à la fois de se rendre compte du talent de compositeur du chef de sa secte et de la capacité de Thomas à s’approprier d’autres mondes. Un concert décapant. La présence de Davis Murray n’apportait pas le « plus » que j’avais escompté. Il devrait faire attention, David. Il a tendance à répéter le même solo de musique en musique… Enfin il invitait ses « Beautiful Freaks » Pour des chansons déjantées. Il se fera regretter…
L’autre saxophoniste, soprano en l’occurrence, qui a marqué le festival, Émile Parisien dont la carte blanche a indiqué sa volonté d’explorer tous les univers. En trio avec Daniel Humair et Jean-Paul Céléa – qui aura l’idée de donner une carte blanche à Daniel ou à Jean-Paul ? -, en duo avec l’accordéoniste Vincent Peirani, il a su donner le meilleur de lui-même. Il était aussi présent pour la création de Stéphane Kérecki, autour des musiques des films de la « Nouvelle Vague » – une bonne idée -, en compagnie de John Taylor, pianiste habituel désormais des groupes de Stéphane, et de Fabrice Moreau à la batterie. L’invitée, la chanteuse Jeanne Added donnait un supplément de souvenir à ce travail de mémoire.
Le jazz semble se nourrir du passé, du sien et des autres.
Monty Alexander a fait du Monty dans le texte. Il faut conseiller à tous les amateurs de piano d’entendre Monty. Un virtuose qui revient à ses racines jamaïcaines. Il est né, une curiosité dont il n’a fait état, le 6 juin 1944 ! Ah, 70e quand tu nous tiens…
Dianne Reeves n’a pas à faire la preuve qu’elle est une grande chanteuse mais elle aurait intérêt à renouveler son repertoire.
Cecile McLorin Salvant a fait la preuve de sa capacité à devenir la grande vocaliste de demain. Elle n’imite personne sauf Jeanne Lee, une référence. Elle devrait rompre avec tout ce staff qui l’entoure et l’étouffe pour donner libre cours à son talent.
La légende vivante, Dr John, a suscité adhésion et rejet comme il se doit mais il reste l’incarnation de la Nouvelle-Orléans.
Il ne fallait pas rater non plus le quintet de Didier Levallet. L’album est un peu plat et ne rend pas compte de la force des compositions et du talent des musicien(ne)s dont Céline Bonacina, Airelle Besson, Sylvaine Hélary, François Laizeau et le leader.
Le « Théo Ceccaldi trio », violon, violoncelle et guitare, se sert autant de Terje Rypdal que la musique contemporaine, du jazz dans toutes ses dimensions pour une musique qui se veut originale.
Originale aussi la tentative des Hollandais, « Tin Men and the Telephone » d’abord par l’adresse : « Ouvrez vos téléphones » et par la volonté d’interactivité avec le public… qui n’a pas marché ce jour là mais c’est une bonne idée.
Il faut encourager ces musiciens.
Mourad Benhamou, batteur, a fait la preuve de sa capacité à jouer comme les plus grands. Il ne faudrait pas l’oublier.
Médéric Collignon, avec son octuor à cordes dans lequel se retrouvait Théo Ceccaldi, a livré un hommage vivant et déjanté à King Crimson comme si, là encore, il fallait chercher dans le passé des solutions du présent… Le son de trompette fait toujours penser à Miles Davis…
Anouar Brahem devrait s’interroger sur son répertoire. Trop uniforme.
Brad Mehldau, en solo, avait l’air très seul malgré – ou à cause ? – de sa virtuosité.
Et James Carter, qui a joué superbement pendant sa balance quasiment pour moi seul, ne s’est pas donné sur la scène. Une démonstration de saxophones…
Au total un cru qui se tenait sur le papier et qui a tenu la plupart de ses promesses. Bien sur ce compte rendu n’est en rien exhaustif. Il est partiel et partial. Forcément.
Nicolas Béniès.