Plaisir de jouer.
Sophie Alour a commencé par étudier la clarinette pour se retrouver dans ce dernier opus – « Shaker » et ce titre correspond bien au contenu de l’album – au saxophone soprano et avoir appris le saxophone en autodidacte. Elle a voulu mélanger en agitant quelques-une de ses compositions passées comme s’il lui fallait faire le point. A son âge cette sorte d’autobiographie ne peut s’effectuer que sur le ton – le son – de la plaisanterie comme l’indique son premier titre « Joke ». Tous les ingrédients d’un bon cocktail sont présents. L’orgue Hammond que Frédéric Nardin ne craint pas de faire sonner comme une Eglise tordue par le rire de l’excès et par l’absence de résistance à la grandiloquence. Curieux instrument que celui-là qui, depuis Jimmy Smith, ne cesse de hanter un jazz près de ses origines gospelliennes. Certaines des compositions de Sophie reprises ici ont été enregistrées par Rhoda Scott, une manière de rendre hommage à cette musicienne un peu trop oubliée.
La joie de jouer – à la fois la musique mais aussi de jouer un rôle, de s’habiller en d’autres habits et prendre d’autres habitudes – est sensible. Joie aussi de se retrouver en trio, Frédéric Pasqua, déjà présent dans son album précédent « La géographie des rêves », à la batterie en est le troisième larron, comme en quintet par l’adjonction de Julien Alour au bugle et de Hugo Lippi, un vieux complice, à la guitare. Julie Saury, batteure subtile et puissante, vient construire un sextet pour le thème trituré jusqu’à la fin de sa vie par John Coltrane, « My favorite things » transformé en un thème sautillant pour éviter la répétition et dansant. Sophie Alour s’essaie à la flûte, un masque de plus pour renouer avec les origines de cette musique faite pour le corps et l’âme, « Body and Soul ». L’humour, la plaisanterie pour mettre à distance, faire réfléchir en agitant les corps pour revendiquer toute la mémoire du jazz. Ce faisant, elle fait preuve d’originalité.
Nicolas Béniès.
« Shaker », Sophie Alour, Naïve.
Mémoire d’un futur incertain.
David Krakauer a voulu apprendre la musique de ses ancêtres, cette musique yiddish qui fut un des affluents du jazz en formation dont les traces sons sensibles chez tous les clarinettistes des débuts du 20e siècle. Cette tradition a connu, comme toutes les autres traditions présentes sur cette terre américaine venues de toutes les émigrations de la vieille Europe et celle forcées de l’Afrique, un processus d’acculturation qui a donné naissance à la musique klezmer, sorte d’alliage entre la tradition d’Europe de l’Est et le jazz, une nouveauté de la dialectique de la fusion des cultures. Dans les ghettos juifs des grandes villes américaines – Brooklyn pour New York – s’est construire cette nouvelle musique.
Krakauer a voulu partir à la rencontre de ses racines – réelles ou rêvées – en visitant ces pays de l’Europe de l’Est. Il a dû, avant la chute du Mur de Berlin, en franchir des « Checkpoint », celui de Berlin est célèbre et s’appelle « Charlie ». Aujourd’hui, les touristes se font photographier en compagnie de faux soldats…
Est-ce pour cette raison que cet album est une réussite ? Réussite de la rencontre entre le passé, cette clarinette qui pleure, qui rit, qui laisse transparaître toutes les émotions et le présent, la guitare électrique de Sheryl Bailey, la basse électrique de Jérôme Harris, la batterie de Michael Sarin et le « sampler » de Keepalive pour organiser des visions d’avenir. Avenir dans la rencontre de toutes ces cultures présentes dans ces villes américaines pour faire surgir une nouvelle dialectique et donner naissance à de nouvelles danses. Les invités viennent apporter un grain de sel dans cette réalisation, Marc Ribot à la guitare, John Medeski à l’orgue et Rob Curto à l’accordéon. Revenir à ses racines pour les confronter à sa propre histoire et ainsi déterminer une identité mouvante.
Un message pour le gouvernement israélien et une prière pour la fin des « Checkpoint » en Palestine peut aussi s’entendre dans ce titre. Dansons sur tous ces volcans avant qu’ils ne détruisent ce monde impossible…
Nicolas Béniès.
« Checkpoint », David Krakauer, Label Bleu, distribué par « l’autre distribution »