Une histoire qui est aussi la notre…
Suivre Louis Armstrong par le biais de cette intégrale – elle en est à son volume 12 et couvre les années 1946-1947 – due aux bons soins de Daniel Nevers (auteur du livret qui en fait une partie du charme), c’est remonter le cours du temps en suivant l’histoire de ce curieux pays dont les habitant(e)s n’ont pas de nom, les États-Unis. Un pays dont l’apport à la culture mondiale s’appelle Jazz.
Comme le fait remarquer Burton W. Peretti in « The Creation of Jazz. Music, race and Culture in urban America »1 : « In creating jazz, black players exercised a kind of cultural leadership in America that has rarely been permitted or acknowledged. »2 Et de noter les rapports existants entre musicien de toutes couleurs partageant leur art. Les échanges étaient nombreux. Ils ne passaient pas seulement par le disque qui a joué un très grand rôle dans la transmission du jazz. Le patrimoine ne pouvait se conserver qu’au prix de se transformer en marchandise. Un des grands oxymores de notre temps, de ce 20e siècle qui n’en a pas fini de livrer ses secrets.
Louis Armstrong fait la démonstration de cette prééminence, de ce « leadership ». Il a influencé soit directement soit indirectement tout le jazz dont il est un des pères fondateurs et au-delà toute la musique de notre temps ; d’un temps changeant dont les racines immuables sont encore présentes.
Daniel Nevers nous permet, via le livret – qui forme au fil du temps un véritable livre – de revivre cette histoire, de réaliser un travail de mémoire nécessaire pour ne pas perdre le fil de nos vies.
Ces années 1946-1947 sont des années de basculement. Le monde de la « guerre froide » est en train de se mettre en place. Les espoirs de changement issus de la guerre contre le nazisme, aux Etats-Unis comme partout (pour les pays capitalistes développés), s’évanouissent dans cette nouvelle architecture du monde. Les Etats-Unis comme l’URSS construisent leur « glacis ». Le partage du monde décidé à Yalta se fait réalité dans la répression sanglante de toutes possibilités de révolution. Les troupes britanniques interviennent à Athènes et assassinent des manifestant(e)s pour faire respecter les accords revus à Potsdam, la France, l’Italie vivent au rythme des gouvernements d’Union nationale jusqu’au départ des ministres du parti Communiste Français en 1947, pour la France.
Aux États-Unis c’est l’ouverture de la « chasse aux sorcières », à la chasse aux Rouges, aux communistes. Le FBI niera toute réalité à l’existence de la mafia, aux crimes organisé – pourtant omniprésent dans l’entertainment comme on dit aux Etats-Unis, pas seulement les casinos mais tout le show biz – pour se spécialiser dans le noyautage du PCA. A la fin des années cinquante, 75% des militants du Parti Communiste Américain étaient soit des infiltrés du FBI, soit rémunéré par le FBI, suivant une étude publiée dans la fin des années 1970. Le FBI n’a rien à envier à la police secrète des pays d’Europe de l’Est et de l’URSS en particulier. Il serait curieux de publier les noms comme on le fait pour l’Allemagne de l’Est…
Cette période, pour en revenir à notre sujet, est une période de transition. Des périodes créatives. Pour le jazz, c’est le be bop. Charlie Parker, génie fantasque détrône Louis qui ne peut pas être une figure de la jeunesse en train de secouer ses carcans.
Il a, lui aussi, besoin de changer.
Il passera du grand orchestre – les big bands connaissent un déclin dû à la fois aux conditions économiques et culturelles, c’est cher et ils ne correspondent plus à la période qui s’ouvre – aux petites formations, ces fameux all stars avec lequel il allait sillonner la planète.
Ce coffret de trois CD raconte ce passage. Louis – Satchmo pour les intimes dont nous sommes – enregistre encore beaucoup avec un Big Band mais il s’interroge. Il continue de gagner les referenda des revues dont celui de « Esquire » en 1945. Comme à l’accoutumée, on enregistre les vainqueurs. Louis réalisera deux faces de 78 tours avec Duke Ellington ou Billy Strayhorn et des membres de l’orchestre du Duke, sous l’égide de Leonard Feather.
En compagnie de Billie Holiday, il participe à ce mauvais film – mais ce n’était pas le scénario de départ -, « New Orleans » où Billie joue une soubrette de la « vedette » du film – dont je préfère oublier le nom -, raciste, la traite comme une… bonne ! Par contre les enregistrements non publiés sont intéressants. Ils montrent que Satchmo amorce un virage non voulu dans un premier temps. Il faut souligner que la qualité technique est au rendez-vous.
Louis, sensible sans doute à la fin d’une ère, livre des enregistrements d’une grande qualité. Ce n’est plus le jeune homme qui veut égaler et même surpasser les volcans par la lave dévorante qu’il répand mais c’est un homme dans la force de l’âge – il a 45 ans – faisant la démonstration de sa force, de sa place et de sa volonté de continuer à marquer le monde de son empreinte. Il y réussit. Un petit bémol, la chanteuse Velma Middleton spécialiste du grand écart qui stupéfie le public vu sa corpulence, mais comme chanteuse…
Au total, un coffret qui s’adresse aussi bien aux mordu(e)s de Satchmo qu’aux néophytes voulant découvrir un pan de notre culture et de notre histoire.
Nicolas Béniès.
« Intégrale Louis Armstrong, « New Orleans », 1946-1947 », direction Daniel Nevers, Frémeaux et associés.
1 « The Creation of Jazz », Burton W. Peretti, University of Illinois Press, 1961.
2 Traduction par nos soins « En créant le jazz, les musicien(ne)s noir(e)s ont exercé une sorte de pouvoir culturel en Amérique, pouvoir qui n’a pas été reconnu… »