Tout autour des polars

De quelques auteurs et de leurs phobies

Le roman policier et le roman noir – ce n’est pas tout à fait la même chose – sont reconnus comme faisant partie de la littérature. Ils se sont même imposés comme une des références incontournables, comme un des moyens d’intéresser le lecteur. En même temps, ils sont porteurs d’une contestation de l’ordre social, d’une révolte soit ouverte soit silencieuse, soit consciente soit inconsciente. Si la révolte s’éloigne, le roman noir – plus que le policier – devient glauque et vulgaire. Par contre, il est forcément grossier, parce que nous le sommes…
Prenons le cas d’un auteur qui «truste » tous les prix, Michael Connelly, américain comme il se doit, habitant Los Angeles, ville étrange que tous les auteurs n’ont jamais fini de décrire1 et donnant lieu à des interprétations diverses. Il fût chroniqueur judiciaire et eût le prix Pulitzer pour avoir décrit les émeutes de L.A. – c’est une ville qui s’épelle par ses initiales – en 1992, émeutes de la pauvreté et de l’apartheid comme de l’affaire Rodney Jones qui a révélé le racisme de cette police de Los Angeles, le LAPD. Il illustre les mystères et les énigmes de cette société américaine durablement ébranlée par la guerre du Vietnam.

Dans son premier roman, Les égouts de Los Angeles, cette guerre était omniprésente. « Son » inspecteur, Hieronymus – dit Harry, c’est plus simple – Bosch l’a «faite » et il en revenu traumatisé à vie, tout autant que par l’assassinat de sa mère quand il était gamin et qu’il ne s’appelait pas encore du nom de ce peintre flamand de la fin du 15e siècle (1450-1516), dont les œuvres ont suscité des commentaires. John Berger notamment y distingue l’annonce de la Shoah.2 Il peint à un moment clé de l’histoire de l’humanité. Un monde s’écroule et un autre est en train de naître, de définir ses propres règles. Cette transition met à nu les ressorts des sociétés, permet de dessiner – ici au sens strict comme au sens figuré – une société future que le peintre voit barbare.
Comme aujourd’hui. Comme une illustration de la thèse d’Hobsbawm3 et de beaucoup d’autres, un monde nouveau est né des décombres du Mur de Berlin, mais un monde sans balises, sans foi ni loi, un monde sauvage qui doit définir ses coordonnées. Dans cet entre deux, l’éthique disparaît comme la morale. Et Connelly sait se servir de l’air du temps, de nos angoisses pour dessiner des personnages qui, pour être horrifiants, auraient tendance à ressembler à notre voisin. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres auteurs de « polars » politisés ou non, ce monde est pourri. Ce monde là sent mauvais. Il exsude toutes les tares. Toutes les corruptions. Tom Grimes dans La Cité de Dieu4 le décrit comme un mauvais clip où chacun est obligé de jouer son rôle, de se protéger alors que le poison se distille à l’intérieur même des nouvelles forteresses. Un de ces romans qui font à la fois rire et froid dans le dos, entre polar et science fiction. Cette description n’est pourtant pas très éloigné de notre quotidien, malgré les apparences de l’écriture.
La seule question qui vaille, peut-on le changer ? Peut-on imposer d’autres règles ? Ce n’est pas forcément le rôle de l’écrivain qu’il soit artiste ou artisan de répondre à cette question. La tentation d’être un démiurge reste dans les projets de tout écrivain. Dans Le dernier coyote, Connelly donne l’impression de ne plus y croire. Pourquoi Harry continuerait-il à jouer le redresseur de torts ? Pour quel but ? Il se heurte, dés qu’il sort des sentiers battus, à sa hiérarchie qui l’empêche de creuser son sujet. Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Comment savoir ? Comment les distinguer ? Il n’en a plus ni la volonté, ni la folie. Il consulte une psychothérapeute. Forcément une… L’auteur en profite pour régler quelques comptes, pour notre plus grande joie, avec l’autre « ange » déchu de cette même cité, James Ellroy. Dans Ma part d’ombre, ce dernier revoit, avec les yeux d’un flic qui ne serait pas pourri – à L.A. ! ? -, l’enquête sur l’assassinat de sa mère qui avait servi d’arrière plan à son chef d’œuvre Le Dahlia noir. Il est réconcilié avec lui-même et a perdu ses fantasmes qui le poussaient à décrire un monde totalement noir, l’histoire revu et corrigé de L.A. de la fin de la deuxième guerre mondiale à la fin des années 50. Une saga en 4 volumes, Le quatuor de Los Angeles. James Ellroy pourrait ne plus écrire, il n’en aurait plus la nécessité. Transposé dans le monde de Connelly, Bosch n’aurait plus la volonté de se battre contre le crime et les criminels. Lui aussi a retrouvé les assassins de sa mère. Il est apaisé… Mais pas Connelly… Qui poursuivra sans Bosch vraisemblablement. Il ne l’a pas tué. Il l’a privé de tout ressort. C’est devenu un homme parmi les hommes.
Nicolas BENIES.
Références bibliographiques :
Le dernier coyote Seuil/Policiers, 378 pages, 175 francs. Tous les romans de Connelly sont publiés en français au Seuil, dans la collection Policiers. Un coffret réunissant trois de ses livres est disponible dans la collection Points. Avec une interrogation. La glace noire et La blonde en béton sont des enquêtes de Bosch, le troisième – son chef d’œuvre par ailleurs – Le poète n’a aucun rapport avec l’inspecteur. Il décrit un monde, le nôtre, tout en faux-semblants. Une fausse trilogie. Le troisième aurait dû être une autre aventure de Harry Bosch, Le cadavre dans la Rolls, toujours pas réédité en poche.
Tous les romans de James Ellroy sont édités par Rivages, Le quatuor de Los Angeles (4 tomes évidemment, Le Dahlia Noir/ Le grand nulle part/ L.A. Confidential (un film récent a été tourné d’après ce roman)/ White Jazz) est disponible en collection de poche Rivages/Noir.

Toujours sur L.A., les romans de Walter Mosley décrivent les hommes invisibles, ceux et celles qui habitaient dans le ghetto de Watts. Ils ne font pas partie de l’univers d’Ellroy par exemple. Les musiciens de jazz dont parle ce dernier dans White Jazz – comme le titre l’indique à l’envi – sont Blancs. Aussi déjantés que les Noirs sans conteste, surtout lorsqu’il s’agit d’Art Pepper, poursuivi par les flics des stups et se retrouvant au pénitencier où il aura passé quelques années de sa vie.5 Tout comme le Noir Frank Morgan… Mosley a voulu lutter contre cette histoire à une seule face. Il veut montrer, à juste raison, que l’histoire des Etats-Unis s’écrit autant Noir sur Blanc que Blanc sur Noir. La déportation massive des Africains sur cette terre pour servir comme esclave sur les plantations permettant6 marque au fer rouge la société américaine. Elle n’a jamais su le résoudre. L’affirmative action – des mesures spécifiques en faveur des minorités raciales et sexuelles – n’a pas réussi à lutter contre le racisme qui, au-delà des différences de classe, partage profondément les populations. De plus, comme le démontre Julie Thermes dans Essor et déclin de l’affirmative action, ces mesures sont contestées et remises en cause en fonction même de leur inefficacité.7 James Lee Burke8 en a fait la trame de tous ses romans se passant aux alentours de la Nouvelle Orléans, dans cette Louisiane où retentissent encore les accents français qu’ils soient « cajuns » – pour Cadiens, réduction de Acadiens, les Français déportés par les Anglais dans la région de Lafayette venant de Port Royal au Canada9 – ou « Zydeco », du français Z’haricots, référence au plat traditionnel des Noirs de cette contrée. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, notait avec raison Daniel Boorstin dans « Histoire des Américains », l’esclave avait une couleur et une seule.
Walter Mosley, autour de son « privé » Easy Rawlins, nous fait pénétrer dans le monde de cette fin des années 50 début des années 60 qui voit les manifestations pour les droits civiques se multiplier comme les assassinats. Le dernier traduit en Français, Un petit chien jaune10 se termine avec l’annonce de l’assassinat de Kennedy, après une histoire tellement emberlificotée qu’elle en devient accessoire. L’essentiel c’est l’éternel histoire des rapports Noirs/Blancs, de l’argent permettant de s’en sortir, du sexe libérateur ou dominateur c’est selon. Il faut dire que la maîtresse d’école est bien jolie… et possède… un chien jaune. Juste avant dans la chronologie – en 1961 -, il avait brossé un portrait de femme. Mère et esclave. Black Betty.11 Une manière de montrer que le poids de l’esclavage pèse autant sur cette société américaine nourrissant les fantasmes de ces hommes et de ces femmes blancs qui ne savent pas comment résoudre leur problème, celui en particulier de la chape de plomb du protestantisme refusant de parler de sexe. Freud pourtant avait bien souligné que s’il sort par la porte il rentre par la fenêtre. Une société malade. Le roman « noir » permet de présenter une histoire de la société américaine. Essentiel.
NB.
Une noire collection.
Aux éditions de l’Olivier, la collection Soul Fiction sous la direction de Samuel Blumenfeld, met à la disposition du public français des livres oubliés ou laissés pour compte. La littérature des hommes invisibles. C’est une forme de littérature proche du jazz et du blues. Malheureusement le français a du mal à rendre compte de ce style proche de la syncope musicale, avec des références sous-jacentes et le « double entendre » comme disent les Américains. Iceberg Slim (1918-1992), fut un « Pimp » – le titre de son autobiographie -, autrement dit un maquereau à Chicago dans les années 40-50. Il décrit les mondes des ghettos évolutifs – ils ont tendance à changer de lieu dans cette Cité des Vents – de Chicago, nœud ferroviaire de brassage des populations noires, ferment d’un renouveau du blues dans les années 40-50 justement, d’un blues plus électrifié, plus dur, plus revendicatif faisant entendre les bruits de l’usine et non plus ceux liés à la cueillette du coton. Le blues urbain racontait une histoire différente du blues rural, tout en continuant à parler de la même chose, des hommes et des femmes invisibles de ce grand pays sans nom, les Etats-Unis. Une description clinique en même temps qu’une histoire « noire », sans issue. L’écriture a permis à Iceberg Slim de se trouver une sortie. La seule façon de survivre, explique-t-il sans concession sans fausse honte et sans compassion envers lui-même, c’est de cogner sur les plus faibles, les femmes. Il met en lumière, mieux que beaucoup de traités la place de la femme noire, mule de l’homme noir comme l’écrivait justement Zora Neale Hurston.12
Le traducteur, Jean-François Ménard, n’a pas su rendre la langue verte, le jive, utilisée par l’auteur. Qu’il fallait peut-être actualisé. L’argot censé » rendre cette langue spécifique fait un peu ringard, daté. Il fallait marier grossièreté et poésie. C’est la marque de tous les slangs, de tous les argots, de toutes ces langues vernaculaires. Tel que, il permet pourtant au public francophone de se faire une idée de cette littérature « laissée pour compte », qu’il faut réveiller, solliciter. Trick Baby, traduit par Gérard Henri qui échoue lui aussi dans le « rendu » en français, fut son deuxième grand succès, porté au cinéma en 1973, raconte les ficelles de deux arnaqueurs à Chicago – et là encore la description des ghettos, des conditions de vie des Africains-Américains vaut tous les traités de sociologie – rencontrant plus gros qu’eux en l’occurrence la maffia.
Victor Headley nous avait fait découvrir la Jamaïque au-delà ou en deçà des rêves de Bob Marley dont les ronds de fumée en forme de bulles d’un monde meilleur font du bien à entendre et restent toujours actuels, mais qu’il faut confronter – comme disait Lénine – à la réalité. Et la réalité est terrifiante. Les gangs se disputent la production de drogues en tout genre qu’ils exportent ensuite en Angleterre. Et Headley de nous décrire, dans Yardie – une dérivation de Yard, la bleusaille – les conséquences dramatiques de la politique thatchérienne dessinant des zones de pauvreté, des ghettos, de non-droit. Avec l’augmentation du chômage et de la misère. Une des échappatoires, commerce illicite de la drogue. Même s’il faut tuer… Ou aller en prison. Dans Yush – en fait des extraits de Excess et Yush en totalité – l’auteur continue de décrire la réalité libérale de l’Angleterre d’aujourd’hui, de cette Angleterre dont Blair ne parle pas, dissimulant sous son éternel sourire un volcan qui n’en finit pas de gronder. Presqu’une enquête journalistique. Et il ne parle pas seulement de l’Angleterre…
NB

A propos de Maurice G. Dantec.
Les hasards de l’édition ou une stratégie marketing allez savoir, permettent de se procurer les œuvres complètes de cet auteur étrange mêlant la réalité, les nouvelles technologies, le fantastique – seule clé possible vraisemblablement de notre monde bouffé par l’irrationnel, la guerre en Serbie en étant une nouvelle illustration – pour dessiner notre monde à travers le sien. C’est un monde déjanté toujours à la limite de l’implosion ou du pourrissement. Une culture éclatée de références prises presque au hasard visibles dans « Les racines du mal » (réédition Folio-Policier, première édition 1995), l’histoire d’un tueur confronté aux nazis et aux Aliens. Où est la folie ? Chez celui qui a peur, qui sue l’angoisse, ou chez ceux qui ne veulent rien voir et surtout pas les implosions de violence qui les guettent ?
Le troisième roman a quitté la Série Noire par la collection La Noire, toujours chez Gallimard, « Babylon Stories ». Le personnage est un soldat de fortune déjà le « héros » du premier, « La Sirène rouge » (réédité dans Folio Policier),13 Toorop. Il nous projette en 2013, soit la porte du temps d’à côté pour une histoire de mafieux sibériens dans le contexte d’une guerre qui se déclenche du côté de… l’Europe de l’Est. L’Apocalypse guette, mais l’humanité a encore un futur. Il demande à être cherché. Dans l’amour peut-être… Qui peut le savoir ?
Dantec avec sa culture de bric et de broc, son écriture à la fois classique et étrange, mêlant toutes les formes de langage, y compris le langage cinématographique dont il est finalement assez proche, ses faiblesses de style, d’intrigue, de profondeur psychologique – il arrive que des personnages l’embêtent -, arrive à dessiner ce monde éclaté qui ne sait plus retrouver une cohérence et se demande ce qu’il doit croire. La force seule est en train de triompher, la force irrationnelle pour construire quel ordre ?
Dantec est irrémédiablement de notre temps.
NB

Le roman policier fait florès en poche. La collection de poche du Seuil, Points, propose des inédits dont un Jean Noël Blanc Tir au but sur le monde corrompu – forcément – du foot avec un inspecteur nommé Tavernier… Jean-Paul Nozière a créé un nouveau privé, Slimane Rahali, fils de Harki dans Un regrettable accident – pour se demander s’il faut vraiment faire du VTT – et Bogart et moi – Bogart c’est le nom du chien.