« Le Sax » de John Clellon Holmes, aux éditions Balland, collection Nouvelles Angleterres, 313 pages, Paris, 1988, 129 francs.
Il est rare que la littérature réussisse à mettre en scène le jazz et les jazzmen pour raconter les vicissitudes de la création. Julio Cortazar1, dans sa nouvelle «L’homme à l’affût »,2 avait approché le mystère Parker mieux que la plupart des critiques de jazz ou des témoins de l’époque. C’est dans cette lignée que se situe le roman de John Clellon Holmes, «Le Sax ». Dans la préface, écrite pour la réédition américaine de 1988 – soit 30 ans après sa première publication, et il faudra attendre 10 ans de plus pour cette première traduction en français -, Archie Shepp3 avoue qu’il est incapable de déterminer si l’auteur est Noir ou Blanc mais qu’il mériterait d’être Noir tellement il a su comprendre de l’intérieur la situation de l’artiste – le génie dans le cas de Parker – africain-américain dans un contexte où il est nié en tant qu’homme, qu’être humain. C’est un roman sur la schizophrénie des Américains. La seule culture créée sur le sol américain – le jazz et le blues comme résultat d’un même processus de fusion – est niée comme culture par la majeure partie de la population, et rejetée comme la «musique du diable »,4 en fonction du racisme imprégnant dés sa constitution les Etats-Unis.
Holmes fait partie de la « Beat Generation » – c’est lui qui aurait trouvé le terme – et a voyagé avec Jack Kerouac, des voyages immobiles le plus souvent. Kerouac l’a entraîné dans la découverte d’un nouveau continent, le bebop, lui qui n’aimait que le « Dixieland ».5 Jack avait voulu retrouver dans son écriture le rythme – le beat, le battement, le swing – du jazz, du bop dans les sonorités des mots leur donnant un autre sens, ou un sentiment là où la froideur régnait en maîtresse. Il truffait son texte de références aux mondes du jazz. La traduction française de « On The Road » – « Sur la Route », chez Folio – souffre de cette absence de compréhension du jazz de la part du traducteur.6
Chez Holmes, il n’est pas question d’ignorer le jazz et moins encore les jazzmen et les jazzwomen. Françoise Brodsky, la traductrice, a dû réaliser un travail de compréhension de ces galaxies. C’est la matière première de son roman. Par la fiction, il approche de beaucoup plus près la vérité de ces musiciens qui ne font pas seulement de la musique, mais sont aussi des créateurs de culture. Il les dessine de l’intérieur, comme s’il en avait une connaissance intime. Nous les découvrons sous d’autres jours, ou plutôt sous d’autres nuits. Les modèles sont reconnaissables. Edgar Poole – le personnage central, et Edgar Poe n’est pas très loin, poète américain s’il en fut -, saxophoniste ténor est une synthèse de Charlie Parker7 et de Lester Young, l’inspirateur du premier. Leurs vies se mêlent pour forger ce personnage attachant, irritant, à l’humour dévastateur et dirigé contre lui-même, avec un langage propre comme si celui des autres n’était pas le sien constituant un portrait de l’auteur en saxophoniste ténor. Il s’était d’ailleurs essayé à la guitare qu’il avait abandonnée après avoir écouté Charlie Christian.8 Sage décision. Il dit avoir écrit ces pages dans l’euphorie que le lecteur palpe à la lecture. La fin est plus pénible. Entre les premières ébauches et le roman tel qu’il est enfin publié en 1958, il y eût la mort de Parker en 1955 et il fallait donc que Poole mourût, après s’être répété pour la première fois de son existence. Il fallait qu’il perde cette capacité de créer des univers nouveaux pour mourir. On sait que Miles Davis s’est répété pour l’unique fois quelques mois avant de mourir…
Poole, défait lors d’une « jam session », pense retourner chez lui, à Kansas-City, pour retrouver son enfance, une nouvelle candeur qui lui redonne le goût de jouer, de créer. C’est la fin. Il le sait. Se le cache. Va voir les amis. Un trompettiste – on reconnaît Dizzy Gillespie -, une chanteuse – Billie Holiday sous le nom de Géordie -, les autres, tous les autres qui se lancent à sa recherche pour l’aider ou pour le voir disparaître, on ne sait trop. Tous ces portraits sont ressemblants, pas seulement avec ceux qui les ont inspirés mais avec la quintessence des musiciens de jazz.
Ce roman peut se lire en lui-même, sans connaître les figures du jazz qui ont inspiré le romancier. A la fin, le lecteur se verra obligé d’aller entendre cette musique qui provoque autant de cataclysmes, autant de transformations. Il se demandera pourquoi. En écoutant Parker – ou Lester, ou Billie, ou Armstrong -, il ne comprendra pas…tout de suite. Il sera tenté d’abandonner…et de passer à côté de mondes nouveaux, de cette création spontanée qui s’est traduite par de véritables chefs-d’œuvre à la fois inscrits dans le moment et éternels pour cette même raison. S’il insiste, sa vie changera. Comme celle de Holmes. Ce livre est donc à entrée multiple, dont la moindre n’est pas de dire aux Américains, là est votre culture !9
Nicolas BENIES.