Jazz

Déterrons nos mémoires
« Das Kapital » – un titre déjà pris mais pas en musique – est un trio de joyeux perturbateurs. Edward Perraud, batteur et créateur d’environnements, Hasse Poulsen, guitariste capable de toutes les sonorités de l’acoustique à l’électrique et Daniel Erdmann, saxophoniste ténor dans la lignée de Coltrane évidemment tout en creusant les chemins de toutes les mémoires arrivent à ne faire qu’un tout en restant eux-mêmes. Leur dernier opus a un titre qui pourrait faire penser à la mobilisation des « gilets jaunes » : « Vive la France », pour reprendre quelques airs du répertoire, classique, jazz ou variété et les transformer en du « Das Kapital ». Ils sont loin du divertissement. Proches, plutôt, d’une réflexion à la fois musicale et philosophique pour interroger un monde déjà mort et proposer des alternatives vitales.
Partir de « Pavane pour une infante défunte », un thème de Ravel, souvent repris par les musicien-ne-s jazz sous le titre « The Lamp is low », pour arriver à « La mer » de Charles Trenet fait le preuve d’un curieux parcours tout en distance et ironie.
La révolte, dans ce présent étrange, n’a plus vraiment droit de cité. La musique de ce trio vient réhabiliter cette nécessité, en lien avec celle de la création, pour offrir d’autres manières d’entendre, d’autres voies pour renouer avec le passé et le transcender vers des avenirs possibles.
Nicolas Béniès.
« Vive la France », Das Kapital, Label Bleu, L’autre distribution.

Un manifeste.
Anne Pacéo, battrice – si on extrapole les recommandations de l’Académie française – a voulu construire un album qui s’inspire à la fois de la pulsations du jazz – John Coltrane en particulier -, des musiques de l’Afrique de l’Ouest mais aussi James Black, Fauré, Steve Reich et, sans doute de quelques autres. Sans oublier la tragédie des migrations et des guerres, les violences faites aux femmes, la nécessité des luttes féministes où que ce soit dans le monde.
« Bright Shadows », est un titre en forme d’oxymore, ombres luisantes, qui la voit devenir vocaliste tout en restant battrice. Une suite qui se veut à l’image de la musicienne qui nous entraîne dans un voyage dans le temps et dans l’espace. Une composition ambitieuse où l’auditeur se perd et quelque fois abandonne. Il faut entendre cette tentative capable de renouer avec un programme un peu laissé de côté : inscrire résolument les compositions dans le contexte social et politique de notre temps troublé.
« Bright Shadows », Anne Pacéo, Laborie Jazz, Socadisc

Un compagnonnage idéal
Joachim Kühn fête son 75e anniversaire en jouant et se jouant des compositions d’Ornette Coleman. Elles font partie intégrante de son répertoire et son histoire. De 1995 à 2001, il a dialogué sur scène et sur disque avec Ornette. « Melodic Ornette Coleman » est un titre justifié. Ornette a été tellement vilipendé que la mémoire flanche et les souvenirs affluent en même temps que le terme devenu injurieux de « Free Jazz ». Ornette a lancé l’intitulé en un album Atlantic, qui arborait, en forme de pochette, un tableau de Jackson Pollock, pour signifier qu’il changeait les structures. Il a nommé sa nouvelle approche « harmolodie ». Pour une musique, il faut y insister, mélodique, joyeuse, révoltée.
Joachim la traduit au piano en y mettant une touche originale approfondissant le mystère de ces compositions. Il nous ballade dans cet univers mélangeant les temps, les espaces pour offrir une nouvelle lecture. Chez lui se fait jour comme une sorte de blessure. Celle du temps qui passe, celle des disparitions qui signifient la vieillesse, celle de notre temps étrange et étranger tout à la fois.
Rêveries d’un promeneur devenu solitaire capable de faire revivre un compagnon idéal.
Nicolas Béniès
« Melodic Ornette Coleman », Joachim Kühn, ACT

Un trio neuf et déjà rodé
Julian Lage est l’un des guitaristes originaux de notre présent. Il a commencé avec Gary Burton pour prendre ensuite son envol. Il a la passion du trio. Pour « Love Hurts », il fait équipe, pour la première fois, avec Dave King, batteur du groupe « Bad Plus », et Jorge Roeder à la basse. Un mélange détonnant de compositions personnelles, le « Tomorrow is the Question » d’Ornette, de standards comme « I’m getting sentimental over you », des thèmes de rockabilly, « Love Hurts » qui donne son titre à l’album chanté par Roy Orbison, des compositions de Keith Jarrett pour construire un univers parallèle. Les arrangements du guitariste communiquent son appétence pour des mélodies qui transfigurent les originaux.
Julian Lage a cette grâce de s’approprier tous ces domaines musicaux pour en faire le sien. Ne le ratez pas.
Nicolas Béniès
« Love Hurts », Julian Lage, Mack Avenue.