Une biographie nécessaire.
Écrire une biographie n’est pas toujours un instrument de connaissance de celui ou de celle figé-e dans une curieuse éternité. Figer un individu dans sa vie, le vider de tous ses possibles conduit à l’embaumer pour mieux l’oublier. La biographie est un art difficile.
Paradoxalement le jazz résiste à l’enterrement, à la commémoration. Pas toujours, il va sans dire mais souvent la biographie permet de rendre la vie à un musicien trop tôt disparu de nos écrans. L’explication réside dans l’imbrication de la vie des musicien-ne-s de jazz avec la création.
Guillaume Belhomme, prenant en compte l’absence au mieux, le dénigrement au pire de Eric Dolphy a voulu proposer cette biographie. Né le 20 juin 1928 à Los Angeles, Dolphy est mort en Allemagne le 29 juin 1964, à 36 ans quasiment pile, d’un diabète non diagnostiqué. Il a payé le prix fort de clichés sur les musiciens de jazz tous junkies. Ses symptômes n’ont jamais été pris au sérieux. C’est une première entrée qui lutte contre les rumeurs dont l’une dit qu’il avait peur des médecins et ne voulait pas aller à l’hôpital.
Comment cataloguer l’art de Dolphy ? Dans quelle case entre-t-il ? Hard Bop ? Free ? Aucune des deux ou, plutôt, comme le montre Belhomme, les deux ou plus encore. Sa mort symbolique, après son décès officiel, vient de cette manière dont il résiste à se définir facilement. Il se veut synthèse de tous les jazz, de toutes les époques. A l’instar de Charles Mingus, contrebassiste, compositeur et chef d’orchestre, qui se refuse à abandonner un pan du jazz. Dolphy et Mingus c’est une amitié humaine et musicale rarement vue et qui s’entend dans chaque enregistrement qu’ils réalisent ensemble. Une sorte de transcendance provenant de cette unité de deux esprits capables de communiquer. C’est aussi un style partagé. Ils servent de leur instrument pour « parler » tut en créant un espace temps musical spécifique.
Jean-Louis Comolli, dans un article de jazz Magazine au moment de l’annonce de la mort de Dolphy titrera « Le passeur » pour dire qu’il ne reniait rien du passé tout en l’intégrant dans de possibles futurs.
Sa carrière commence réellement dans le groupe de Chico Hamilton, batteur de la Côte Ouest qui a participé au Gerry Mulligan pianoless quartet, qui lui permet de se faire reconnaître de ses pairs sinon du public des amateurs de jazz. Il impose un instrument oublié, rare avant lui, la clarinette basse. Harry Carney, « inventeur » du baryton, l’utilisera dans l’orchestre de Duke Ellington mais c’est Eric qui lui donnera ses lettres de noblesse. Il utilise aussi la flûte, influencé qu’il est par le chant des oiseaux. La flûte permet de franchir toutes les frontières entre toutes les musiques pour aller chercher l’inspiration du côté de la poésie indicible pleine de cette humanité qui fait le propre du compositeur. Le saxophone alto est son principal medium pour exprimer ses émotions. Il s’en sert comme danse un derviche tourneur, descendant et montant pour enrober la musique en une spirale qui cherche à faire perdre le souffle et la trajectoire.
Dolphy, rappelle encore Belhomme, ne transige pas avec la musique. Sa vie se conjugue en musique. Il est tout entier dans cette création souvent spontanée. L’osmose est tellement grande que Mingus pourra écrire : « Eric Dolphy was a saint – in every way, not just in his playing », un saint et pas seulement dans son jeu, mais dans toutes les circonstances.
De notoriété publique, Dolphy sera le compagnon de la transformation de John Coltrane au début des années 1960. On a prétendu que l’entente n’était pas toujours cordiale entre les deux saxophonistes. Coltrane, cité par Belhomme, dit exactement le contraire. Ce sont des années de recherche commune. Coltrane avait besoin, mis à part Elvin Jones, d’un créateur à sa hauteur. Il arrive que Dolphy, dans cette transe qui est celle du quintet, lui fasse la nique et apparaisse comme le leader.
Guillaume Belhomme s’est bien sur inspiré du travail pionnier de Vladimir Simosko et Barry Tepperman, « Eric Dolphy, A musical Biography and Discography » (Da Capo Press) dont la dernière édition remonte à 1992 et jamais publiée en Français qui contient, comme le titre l’indique, une discographie quasi complète. Ce livre reste une référence.
Musicien lui-même, Belhomme permet aussi de s’introduire dans le quotidien de ces musiciens, soumis aux décisions d’un « tourneur » qui ne connaît pas la géographie ou n’a cure de la fatigue emmagasinée dans des voyages longs et fastidieux. Ces jeunes gens font preuve d’une appétence pour la musique qu’ils sont capables de vaincre la lassitude pour jouer et jouer encore.
Ce portrait de Dolphy donne l’envie d’entendre et d’entendre encore un musicien aujourd’hui encore actuel, présent, capable d’inspirer de nouvelles créations, de nouvelles directions.
N’oubliez pas Eric Dolphy !
« Eric Dolphy », Guillaume Belhomme, Lenka Lente.