Exil et guerre
Deux livres sous forme de témoignages poignants d’époques que l’on croit révolues. Ils révèlent que des attitudes, des préjugés, représentations héritées du passé ont la vie dure. L’antisémitisme en fait partie comme le racisme. La haine de classes est une des composantes majeures d’un monde qui a moins changé que ne le pensent les tenants de la soi-disant révolution numérique. Révolution qui permet d’habiter le vide de toute pensée critique et vise à faire accepter le « travailler plus » comme le chômage et la désindustrialisation.
Le premier de ces témoignages est celui signé par Moriz Scheyer, « Si je survis ». Une lecture à deux niveaux. Il raconte sa vie d’exilé à partir de l’Anschluss. Il vivait à Vienne, chroniqueur des grands journaux, ami avec tout ce que la Vienne d’alors comptait de grands artistes et ce toutes disciplines confondues. Cette Vienne là a été oubliée même si elle se trouve un peu redécouverte par l’intermédiaire du « retour » de Stéphane Zweig. On a oublié Joseph Roth par exemple et… Moriz Scheyer ! Il va mourir en 1949 après avoir essayé de faire paraître ce livre. Il n’y arrivera et ce n’est guère étonnant. Les Français ne voulaient entendre ces histoires. Histoires d’exils, de mépris, de camps de concentration, de libération et de rencontres d’êtres humains tout simplement. De belles figures que ces nonnes, que ces Rispal, le couple Hélène et Gabriel, Jacques, leur fils qui fera de la prison après pour avoir aidé la révolution algérienne et passera à côté d’une carrière d’acteur. Des interventions nécessaires pour croire encore à l’humanité, à la fraternité.
Souvent, en écho, il est facile de faire l’analogie – sans oublier que comparaison n’est pas raison _ avec la situation des migrants d’aujourd’hui fuyant la haine et la mort pour trouver l’égoïsme, le rejet et le mépris dans ces pays qui portent une grande responsabilité, dans toutes ces guerres.
Moriz Scheyer vouait un culte à la culture française. Il ressentit le rejet de la France comme une blessure supplémentaire.
Le petit-fils de sa femme, P.N. Singer, a retrouvé le manuscrit perdu dans un grenier, l’a publié et a rendu, dans une postface, la place qui est la sienne de son faux vrai grand-père. C’est l’autre lecture…
« Les docks assassinés » rappellent l’affaire Jules Durand – Syllepse avait déjà publié une enquête sur cette affaire -, un assassinat via une curieuse « erreur judiciaire », un déni de justice serait plus juste à la hauteur de la peur des possédants. Nous sommes au Havre chez les dockers en 1910, fin de l’été. A la tête du syndicat des charbonniers, en grève contre la Compagnie transatlantique, toute puissante sur les docks en cette année là, Jules Durand. Il vient d’être élu et sera l’objet d’une machination pour casser la grève. La justice condamnera ce militant CGT sur la base de preuves trafiquées et visiblement trafiquées.
Roger Martin décrit les rouages de cette machination. Un vrai polar. La lutte des classes existe et elle tue une leçon pour tous et toutes celles qui voudraient nier cette réalité encore présente. L’intérêt de cet ouvrage, en plus du texte, tient dans les dessins de Mako qui apportent cette touche de réalisme onirique pour rendre vivant décors et personnages. La révolte gronde en lisant ces pages, en regardant ces endroits connus dotés, d’un coup, d’une inquiétante familiarité.
Nicolas Béniès.
« Si je survis », Moriz Scheyer, préface, postface et index de P.N. Singer, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, post face de l’anglais par Nicole G. Albert, Flammarion.
« Les docks assassinés. L’affaire Jules Durand », Roger Martin et Mako, Les éditions de l’Atelier.