BLUES.

Une saga moderne. 1962, la découverte du blues en Europe.
Deux concerts inédits à Paris de l’American Folk Blues Festival

Back to the future. En 1962, deux fous furieux allemands – oui, même dans ce pays, il en existe –, Horst Lippmann et Fritz Rau, décident d’organiser une tournée de musiciens pas comme les autres, des bluesmen et une chanteuse de rhythm and blues, au moins connue comme tel à cette époque, Helen Humes. Pour l’Histoire, retenons que Helen fut la chanteuse de l’orchestre de Count Basie à la fin des années 1930. Cette tournée porte un nom devenu célèbre, « American Folk Blues Festival », soit AFBF pour les intimes. Pour ce faire, ils ont même créé une agence de spectacles. Ils vont aussi co-organiser avec Norman Granz les « Jazz At The Philharmonic », JATP pour les afficionados.
A cette époque, le blues a mauvaise réputation. Aux Etats-Unis d’abord. Les musiciens de jazz et plus généralement la population africaine-américaine rejettent cette musique qui fait référence aux racines africaines et à l’esclavage. Le blues est confiné dans ce que les « tourneurs » appellent le « Chitlin’ circuit », celui des bars et des boîtes de nuit considérés comme mal famés et sont fréquentés par la population des ghettos.

En 1958, Demêtre et Chauvard, à l’époque membres du comité de rédaction de la revue Jazz Hot, partent à la découverte des musicien(ne)s du blues. Ils en ramènent ce « Voyage au pays du blues » (CLARB éditions pour la dernière réédition en date), première incursion dans cet univers qui reste largement inconnu en Europe et en France, pays du jazz. En Grande-Bretagne, la révolution des teenagers se fait sentir plus rapidement qu’en France et suit celle venue des États-Unis. Le blues se diffuse grâce à l’activisme de quelques-uns dont Alexis Corner, guitariste/chanteur. Les « Beattles », les « Rolling Stones » seront fortement influencés par les blues. Pour la petite histoire, racontée dans le livret, Mick Jaeger sera présent lors du concert de l’AFBF à Manchester et il n’est pas le seul.
Tous les spécialistes du jazz prédisent aux deux organisateurs un bide. Cette musique ne semble intéresser personne. Or, le 18 octobre 1962 à Hambourg, le public allemand – des jeunes gens et jeunes filles – a accueilli avec enthousiasme ces musiciens et chanteuses qui n’étaient pas habitués à des scènes aussi vastes et un public pas très coloré. Ces concerts se donneront à guichets fermés.
Le « shake it baby » de John Lee Hooker deviendra un énorme succès qui ne rapportera rien ni à John Lee ni aux producteurs de la tournée. Ce concert a été publié par Brunswick en 1963 et est devenu une référence incontournable de toute discothèque. Lippmann et Rau organiseront ces tournées de l’AFBF jusqu’en 1982 et, chaque année paraîtra un disque pour garder une trace.
Cette tournée en 1962 était passée par Paris, deux jours après celle de Hambourg, le 20 octobre donc. Les bandes n’avaient jamais été retrouvées. Elles viennent de l’être par Michel Brillié. Elles étaient, si l’on comprend bien, conservées chez Daniel Filipacchi qui avait dû les oublier dans un coin.
Elles sont désormais sous forme d’un triple CD dans la collection « Live in Paris » et c’est véritablement « une première mondiale » comme le dit le sticker.
On retrouve, enregistrés à l’Olympia à 18 heures et à Minuit – comme les concerts « Pour ceux qui aiment le jazz » avec la technique d’Europe n°1, Memphis Slim, maître de cérémonie, pianiste et chanteur qui vit à Paris depuis 1961, John Lee Hooker capable d’électriser la salle – il passe en premier pour le premier concert à 18 heures -, Willie Dixon, bassiste, chanteur et compositeur qui joue un très grand rôle dans le renouveau du blues à Chicago, Sonny Terry et Brownie McGhee, Shakey Jake et Jump Jackson. Le deuxième grand du blues qui marque la côte Ouest des Etats-Unis mais le public ne le sait pas encore, T. Bone Walker.
Ces retrouvailles représentent à la fois une plongée dans notre histoire – c’est la fin de la guerre d’Algérie -, l’apparition des teenagers, des ados qui se manifesteront en 1963 en envahissant la place de la Nation. Mais aussi une musique qui ne vieillit pas, la grande musique noire qui se retrouve dans le jazz. La période du purgatoire était terminée. B.B. King – qui vient de nous quitter à 90 ans – en profitera. Son album « The Thrill is gone » passera la ligne pour atteindre le public « caucasien » comme on dit aux États-Unis.
Rien n’est jamais gagné. Aujourd’hui « toute la musique que j’aime » est de nouveau considéré comme une musique d’esclaves et est défendue par des musiciens blancs…
Autant dire que la possibilité de découvrir ce concert ne se refuse pas.
Nicolas Béniès.
« American Folk Blues Festival, 1962 », Live in Paris, collection des grands concerts parisiens dirigée par Michel Brillié et Gilles Pétard, livret de Christian Casoni, Frémeaux et associés.