Le cas Bowie et les autres…
Rétrospectivement, les années 1970 apparaissent comme une fin de révolutions commencées au début du 20e siècle. Les années 1960 avaient marqué la renaissance des utopies inspirées par celles du passé, à commencer par la révolution russe débarrassée du stalinisme. La volonté de construire un monde meilleur s’inscrivait dans ces références. La musique, surtout le jazz et le rock, s’inscrivaient dans ce champ des possibles qui semblait infini. La musique pouvait changer le monde. Le free-jazz exprimait cette perspective. Comme tous les rockers de ce temps. Ornette Coleman, Jimi Hendrix – pour n’en citer que deux – savaient que « Tomorrow is the question », demain est la question, et qu’il fallait construire quelque chose d’autre, « Something Else », pour citer les titres des deux premiers albums de Ornette Coleman qui servent quasiment de devise et qui ont été enregistrés à l’orée de ces années 60. De son côté le « modal » de « Kind of Blue », l’album phare de 1959 construit par Miles Davis et son sextet – Bill Evans et John Coltrane en particulier – servait d’introduction pour le jazz et le rock qui allaient suivre.(Voir « Le souffle bleu », Nicolas Béniès, C&F édition)
Comme souvent ces années en forme de feux ardents, de création à jet continu, de découvertes de nouvelles contrées se sont terminées par la mort des principaux protagonistes. John Coltrane en juillet 1967, Jimi Hendrix en 1970 comme Albert Ayler et toute une cohorte de disparitions. Comme l’arrêt de mort d’une période devait nécessairement se signifier par la mort physique…
Le monde change, vacille. Le capitalisme, dans ces années là – en 1974-75 si l’on veut une datation – entre dans une nouvelle période marquée par la tendance à la récession. Les « 30 glorieuses », pour employer la terminologie de Jean Fourastié, un utopiste d’un capitalisme moralisé et régulé, s’achèvent. Le capitalisme est obligé de se transformer pour se survivre. Ce sera la marché vers un nouveau régime d’accumulation faisant la part belle au capitalisme financier.
Les musiciens de rock se métamorphosent. Fini le faux débraillé hippie des années 60. les paillettes prennent toute la place. Le théâtre devient le lieu de la contestation du monde. La poésie se substitue à l’utopie révolutionnaire. On ne croit plus que la musique puisse changer le monde. Il faut trouver d’autres médiations.
L’itinéraire, tel qu’il est décrit par le philosophe britannique Simon Critchley dans « Bowie, philosophe intime », de David Bowie est révélateur de cette nouvelle inscription dans la réalité. Elle passe par l’illusion. Une illusion consciente d’être une illusion à la fois pour nier la réalité et la mettre en lumière. « Ziggy Stardust », le personnage qu’il crée – il vivra un an – transgresse les genres : il est à la fois masculin et féminin, réel parce qu’imaginé, Bowie sans l’être tout en l’étant comme un appel au rêve, à l’imagination. Il était condamné à disparaître, victime de Bowie lui-même, sinon l’illusion pouvait manger le magicien.
Critchley insiste, en citant les textes – mais il faut entendre la musique parce qu’elle contredit en partie les paroles – fait de Bowie le porte-parole de ces années étranges. A la fois philosophe et poète perdu dans l’illusion et en même temps trouvé. Une période qui fait du « happening » la nouvelle manière de créer l’événement dans le temps présent. Une sorte de préfiguration de ce capitalisme en train de naître qui ne raisonne plus qu’à court terme. Qui accélère le temps, la durée pour éviter de regarder en arrière, de faire le bilan. Un monde touché par Alzheimer oublieux de son passé récent et recomposant le passé ancien.
Critchley parle justement de la vision contre utopique qui est celle désormais de Bowie dans ces 1970, tournant le dos aux années 60, vision qui est celle de tous les artistes qui résistent. Il fera du rien, du néant sa hantise pour construire des personnages tirés de ce néant et qu’il rend au néant, « Ashes to ashes », poussière tu seras.
Le jazz, disons-le en passant, s’enferme dans la répétition des formes anciennes. Pour la première fois il n’est pas capable de s’outrepasser lui-même pour citer Jacques Réda.
Le contexte de cette mort des utopies et du début de la fin de l’onde de mai 1968 transforme la donne artistique. Cette défaillance du jazz a des répercussions sur les rocks – le pluriel est préférable comme pour le jazz. Un des aliments de renouveau du rock provenait des révolutions du jazz. Les groupes de rock qui ont puisé leur inspiration chez Coltrane sont légions à commencer par Led Zeppelin. La réciproque était vrai comme le montre la relation entre Miles Davis/Jimi Hendrix et l’hommage que Gil Evans lui a rendu…
Critchley, en philosophe, essaie d’expliciter les raisons pour lesquelles les œuvres de David Bowie ont été, pour lui, un choc esthétique, un choc qui lui a ouvert les yeux et l’esprit aux réalités et à la nécessité des rêves. Il en donne des exemples, sans nier les réalisations plus faibles de l’artiste. Il écrit pour toue sa génération. Pour les francophones, ce petit texte (100 pages) sera une explication de texte nécessaire.
Philip Auslander, dans « Glam Rock, la subversion des genres », propose aussi, mais de manière plus historique et méthodique, de passer en revue ces années 1970 et les groupes de rock qui envahissent cet espace. Espace ? Il fait référence à la petite marche sur la lune en juillet 1969. Curieusement, cet événement étonnant – le Général de Gaulle raconte-t-on n’y a pas cru dans un premier temps croyant à un montage des Américains – est représentatif de la fin d’une ère. Auslander à force d’exemples, de descriptions, de citations des groupes qui se réfèrent à une même esthétique sans forcément s’être donne le mot provoque une réflexion. Avons-nous été assez attentifs aux changements esthétiques ? Ils manifestent des changements plus profonds à la fois sociaux, économiques et culturels, dans le sens ici de nouvelles appréhensions du monde. Ces phénomènes étaient à la fois souterrains et spectaculaires. Les performances diverses cachaient, sous le déchaînement, une réalité différente qui commençait à percer. Les mots disent plus que les mots, que leur signification littérale, celle des dictionnaires. La poésie minimaliste de ces groupes, la musique qui se fait lourde – la basse électrique devient prédominante – exprime, grâce à cette débauche d’illusions, illusion de la liberté, illusion de l’utopie, un monde qui est train de se construire sur d’autres bases.
Deux livres qui permettent d’écrire notre Histoire, de comprendre la place spécifique de ces années, de saisir aussi la nécessité de l’esthétique et, plus encore, de la poésie.
Nicolas Béniès.
« Bowie, philosophe intime », Samuel Critchley, traduit par Marc Saint-Upéry, La Découverte ; « Glam rock, la subversion des genres », Philip Auslander, traduit par Alexandre Brunet et Christophe Jaquet, La rue musicale/La Découverte.