JAZZ, le cas Martial Solal.

Virtuosité et originalité

André Hodeir – compositeur de jazz français, 1921-2011 – avait coutume de décrire la virtuosité comme une manière de cacher son absence d’imagination. Beaucoup de noms de musiciens viennent immédiatement à l’esprit. La virtuosité est vaine lorsque ne se traduit pas par une nouvelle manière de créer. Souvent les musicien(ne)s qui restent enfermés dans un style – par exemple le jazz dit traditionnel – ne peuvent s’en échapper et toute leur technique parfois ahurissante comme celle du trompettiste Charlie Shavers par exemple sonne creux, résonne dans le vide. Tout a été dit précédemment. Répéter est un non sens pour le jazz. Pour l’auditeur, cette impression de redites, de tourner en rond ouvre la porte à l’ennui.
L’exception à cette règle : un interprète sincère et ingénu, capable d’une naïveté qui se perd, pour donner l’impression qu’il découvre cette musique, qu’elle est sienne. Alors, la musique redevient fluide, dansante. Le plaisir est au rendez-vous. La virtuosité est inutile.
Un virtuose est l’exemple type du monomaniaque. Le jazz en connaît quelques-uns. Bix Beiderbecke, John Coltrane pour n’en citer que deux. Ils ne peuvent se passer de leur instrument. Il les accompagne dans tous leurs actes y compris les plus intimes. Comme si leur histoire d’amour, celle de l’être humain et de l’instrument, tenait de la passion qui éclipsait toutes les autres.

Martial SolalMartial Solal en est un autre. Le piano est son inspirateur, sa muse, sa raison d’être. L’instrument qu’il essaie de maîtriser en le surprenant, lui rend en retour la vie difficile même s’il lui accorde, de temps en temps, ces moments de grâce essentielle pour lui et pour nous. Il a raconté à Frank Médioni – « Ma vie sur un tabouret », Actes Sud – que, tout en faisant ses exercices au piano, il lisait des romans, des essais. Aujourd’hui, ajoute-t-il, je regarde la télévision. Toujours devant le piano, toujours pour trouver de nouvelles façons de s’en jouer. C’est rien de dire qu’ils font corps, une sorte de centaure au corps de piano. Je l’imagine rien qu’en l’écoutant.
Chez Solal, comme le disent éloquemment Alain Gerber et Alain Tercinet dans le livret nécessaire et représente une des grandes différences entre les anthologies habituelles et celle-ci – la collection « The Quintessence » dirigée par Alain Gerber –, la virtuosité est un moyen, un vecteur pour découvrir de nouveaux horizons, pour faire la preuve de son originalité. Solal crée une drôle de petite musique, de nuit et de jour, à l’écart de tous les styles, de toute redite. Comme Parker, comme Monk qui lui sert de guide, comme Hodeir lui-même à qui il serait temps de rendre sa place dans l’évolution du jazz. Solal – un nom qui sonne le sud, l’Alger natal mais aussi Albert Cohen -, comme Hodeir a su construire un monde bien à lui où l’écriture tient une grande place pour rendre cohérente la composition.
Ce double album fera découvrir un pan du « système Solal », celui de compositeur et d’arrangeur pour petits – un nonet – et grands orchestres, sans oublier ses soli réduit ici – trois en tout et pour tout pour juger de la capacité du pianiste à arranger des standards et leur donne une « inquiétant familiarité » – et ses trios dot celui formé par Guy Pedersen, contrebasse, et Daniel Humair à la batterie. Soit dit en passant que Daniel a partagé ce goût de la virtuosité pour emprunter des chemins tortueux et déserts.
Il faut entendre Solal, son humour perceptible dans ses titres – comme Monk précisément – qui font la part belle au jeu sur les mots, sorte d’aveu de l’amour qu’il porte à la langue française. De 1956 à 1962, il sait créer des mondes en évitant les pièges de la routine, du style immédiatement identifiable, du « gimmick ». Le mot de Cortazar, dans « L’homme à l’affût » lui va à ravir. « Je l’ai déjà joué demain » est le cauchemar de Johnny Carter, c’était aussi celui de Charlie Parker ou de Thelonious Monk ou encore de Django Reinhardt – même s’il ne l’a jamais formulé explicitement mais toute son œuvre parle pour lui -, c’est aussi celui de Martial Solal.
Il ne vous reste plus qu’à entrer dans cet univers. La porte est grande ouverte. Une fois encore, le livret vous donnera les clés essentielles. Les autres, il vous faudra les découvrir par vous-mêmes en allant voir ailleurs si Solal est toujours égal à lui-même, c’est-à-dire, dans ce cas précis, différent.
Nicolas Béniès.
« Martial Solal, Paris, 1956 – 1962 », The Quintessence », Frémeaux et associés.