Rendez-vous avec Charlie Parker.
Un rendez-vous attendu. Réaliser une « Intégrale Charlie Parker » tient à la fois de la gageure – dés le volume 1, Alain Tercinet, responsable de cette édition nous mettait en garde sur cette impossibilité – et de l’évidence. Pour éviter la critique de surfer sur le succès assuré parce que personne ne doute du génie parkérien, il fallait… Alain Tercinet et cette connaissance intime du Bird.
Pour ce volume 8, « Laura », on retrouve Parker entre mars et septembre 1950. Comment fait-il pour créer continuellement ? C’est une tornade, un tsunami, un souffle bleu, libre et révolté qui pousse compagnons de sa route, musicien(ne)s et auditeur(e)s vers le soleil, vers les cieux pour atteindre une autre dimension, un autre univers. Cet homme est un boulimique de musique, de nourriture, de drogues et, tout simplement de vie, de naissances à répétition. Il arrive, à chaque fois, à éviter la répétition.
Il veut tout entendre, tout jouer. Toutes les rencontres lui apparaissent comme nécessaires. Il s’invite partout. Ici avec l’orchestre de Machito le 19 mai de cette année 1950. Aucune répétition pour cette arrivée surprise et Charlie prend sa place donnant l’impression d’avoir répété des semaines durant. Un tour de force.
Son contrat avec Norman Granz lui confère un statut de vedette. Il participe aux JATP, ces fameux Jazz at The Philharmonic créés par Granz avec la volonté d’imposer le jazz dans ces temples de la musique classique et de lutter contre la ségrégation en refusant de différencier Noirs et Blancs… Il enregistrera en quartet avec Hank Jones, Ray Brown et « Buddy » Rich des faces qui font, de nouveau, la preuve de son génie. Plus tard, il choisira son compère de toujours, son alter ego au sens strict, le Pollux de son Castor – ou l’inverse comme on voudra – « Dizzy » Gillespie, trompettiste majeur pour l’équivalent de deux 78 tours. Il aura l’idée de s’adjoindre Thelonious Monk, sans emploi à cette époque – les autorités lui ont retiré sa carte de musicien et il est donc obligé de « jouer au noir », pour des sommes dérisoires –, qui donne une touche étrange à ces enregistrements. « Buddy » Rich reste le batteur et Curley Russell complète la formation. Contrairement aux premiers enregistrements du couple Bird/Diz – voir le volume 1 de cette Intégrale – c’est Parker et non pas Diz qui est considéré comme le chef. C’est sous le nom de Parker qu’ils paraîtront même si les rééditions insisteront sur cette nouvelle réalisation d’une sorte de miracle amoureux, « Bird & Diz » unis pour l’éternité.
Un engagement au Café Society un mois durant sera retransmis à la radio permettant d’entendre le Bird en compagnie d’un quintet soudé, Kenny Dorham à la trompette, inspirateur principal de Chet Baker et de beaucoup de musiciens classés dans la « West Coast » et un « aventurier » de la musique comme Parker, Al Haig au piano, un de ces musiciens qui semble tout connaître de la culture de ces curieux Etats-Unis, Tommy Potter à la contrebasse, un compagnon quasiment des premiers jours et Roy Haynes à la batterie, un batteur qui, lui aussi, sait tout de cet instrument emblématique du jazz.
Le Café Society, situé dans Greenwich Village, est un lieu mythique. C’est là que Billie Holiday créera, en 1939, « Strange Fruit », chanson d’Abel Meeropol qui avait pris comme nom de plume Lewis Allan, une chanson qui s’inscrivait directement dans la lutte pour les droits civiques. Pour la petite histoire, Meeropol était professeur, blanc et juif, membre du Parti Communiste Américain. Il faut lire « Strange fruit » de David Margolick traduit, dans la collection « musiques & cie » (10/18) pour retracer et l’histoire de cette chanson associée à Billie et celle de Barney Josephson, propriétaire du club, qui refusait toute ségrégation. En cette année 1950, il fut, avec son frère, l’objet de poursuites de la part de la commission présidée par le sénateur McCarthy. Dashiell Hammett écrira une lettre de protestation qui lui vaudra, avec d’autres interventions, d’être à son tour entendu par cette commission et de faire de la prison pour avoir refusé de répondre aux questions mal intentionnées des participants. Une période noire de l’histoire américaine dite de « la chasse aux sorcières ». En 1951, Josephson fermera le club…
Le périple s’achève avec un double engagement, à l’Apollo Theatre, à Harlem et au Carnegie Hall. Parker réalise un de ses rêves, jouer avec des cordes. Les arrangements sont simplistes mais ils n’empêchent en rien l’envol de l’Oiseau, toujours capable de transcender n’importe quel environnement…
Ce volume 8 fait, une fois encore, la démonstration de la nécessité devenue vitale d’entendre encore et encore Charlie Parker…
Nicolas Béniès.
« Intégrale Charlie Parker, volume 8, « Laura », 1950 », Frémeaux et associés, livret indispensable de Alain Tercinet.