Louis Armstrong dans la tourmente de 1947.
Un rappel, Louis Armstrong, génie tutélaire du jazz, a fourni à la fois des thèmes de la musique américaine mais a aussi influencé tous les musiciens de jazz. L’écouter est à chaque fois un ravissement. Ce plaisir est redoublé, pour cette « Intégrale Louis Armstrong », par le livret signé par Daniel Nevers. Il donne des indications chronologiques, biographiques et discographiques tout en laissant entrevoir les difficultés d’un historien du jazz qui veut dater le plus exactement possible les performances enregistrées surtout lorsqu’il s’agit d’émissions pour la télévision ou pour la radio. Dater exactement relève de l’impossible et accroît le mystère. Daniel Nevers redouble ainsi la jouissance de l’écoute. Il permet de découvrir ou redécouvrir Louis Armstrong.
C’est sensible dans ce volume 13 qui poursuit la visite de l’année 1947 commencée dans le volume précédent et qui s’arrêtera avec le suivant. Louis – Satchmo pour les intimes que nous sommes -, comme le monde, est à la croisée des chemins.
1947 est une année terrible qui voit la répression et la contre-révolution gagnée du terrain.L’espoir d’un changement total est en train de se perdre dans les marais d’un gouvernement tripartite en France. Il ne le restera pas très longtemps. Cette année-là, c’est aussi la grève chez Renault et le départ des ministres PCF du gouvernement.
Dans les colonies françaises – à Madagascar en particulier mais c’est aussi le début de la guerre d’Indochine -, en Corée suite à la victoire de la révolution en Chine (1948) le nouveau monde est en train de se mettre en place.
Aux États-Unis, la « chasse aux sorcières » est en train de se mettre en place pour éradiquer la menace « rouge », interne et externe. Les États-Unis entrent dans la période sombre de leur histoire. Edgar J. Hoover, le directeur du FBI, sous-estimera la menace du crime organisé – la mafia prend en mains le « show biz » – pour privilégier le combat de classe contre le « rouge », communiste ou sympathisant de l’URSS. Il faudra attendre Kennedy et les années 60 pour commencer à en voir la fin. L’objectif a été atteint, le PCA – avec ses deux composantes -, le mouvement ouvrier en général se trouve totalement écrasé. L’idée du socialisme très puissante aux États-Unis pendant les années 30 a été rayée de la carte politique.
1947, c’est aussi, aux États-Unis, une crise de surproduction. L’industrie orientée vers la production militaire s’est rapidement – plus vite que ne l’avaient prévu les économistes – transformée en industrie civile. La production a très vite dépassé les capacités d’absorption du marché final. Il est donc vital que l’industrie trouve de nouveaux débouchés.
Cette année là germe l’idée d’un plan d’aide aux pays européens détruits par la guerre. Des donations qui seront des subventions indirectes à l’industrie américaine qui connaîtra ainsi une augmentation de ses débouchés. Le général Marshall l’annoncera à Paris, en proposant la création d’une organisation chargée de répartir ces dons, l’OECE, Organisation Européenne de Coopération Économique. Le « plan Marshall »l est né. La contrepartie la plus importante est politique, Les gouvernements qui acceptent cette aide, cette donation, doivent rester dans l’orbite américaine, du côté du « monde libre » pour utiliser les termes de l’époque. La guerre froide commence à exerce ses conséquences. Le partage du monde en deux se met en place. Le combat est politique et non pas économique. Le monde syndical se divise. Cette année-là la CGT scissionne. Ce sera la création de la CGT-FO. La FEN refusera de prendre position.
Cette année là aussi, Louis est obligé de changer. De format. Un peu de répertoire. Les grands orchestres ont fait leur temps. Ils disparaissent tous de la scène. Le seul qui résistera, celui de Duke Ellington, peut le faire parce que le chef paie les musiciens avec ses deniers provenant de ses droits d’auteur.
Disons en passant que le temps de la vogue de ces Big Bands fut relativement bref. L’orchestre de Benny Goodman commence à se faire reconnaître fin 1935, celui de Glenn Miller plus tard encore… et cette ère se termine après la guerre.
Le temps des petites formations commencent.
Satchmo est obligé de sacrifier son grand orchestre de 18 musiciens. Ce n’est pas sans crise de conscience qu’il le fait. Il les met sur la paille. Les temps sont durs. Ces années ne sont pas euphoriques. L’espoir est en train de disparaître de l’horizon même si le be-bop (bibop disait Hess justement) s’installe.
Louis est toujours une vedette. Les émissions et les concerts le démontrent en cette année 1947. Il enregistre peu en studio.
Ce volume 13 commence le 25 (ou 26) avril par une émission de Rudy Blesh qui sert de Maître de cérémonie (MC). Rudy Blesh est l’auteur de « Shining Trumpet », une histoire de la naissance du jazz, sorti aux États-Unis en 1946 (toujours pas traduite en français) et critique de jazz spécialisé dans le jazz traditionnel. Comme Hughes Panassié en France, il ne veut pas entendre parler du bibop.
Face à Leonard Feather qui veut faire connaître et reconnaître la révolution esthétique qui secoue la jazz, Rudy va chercher tous les « Anciens » qu’il fait jouer. C’est une bonne chose. Sinon, ce patrimoine aurait été perdu. Les musiciens ont ainsi du travail. Parmi ces « Anciens », Sidney Bechet – qu’il enregistre aussi – et Louis évidemment.
Il réunit, pour son émission, « This is Jazz », un orchestre dont tous les participants sont à citer en particulier le tromboniste Georges Brunies – que Satchmo a peu rencontré – et une section rythmique purement « New Orleans », Danny Barker à la guitare, « Pops » Foster à la contrebasse et « Baby » Dodds à la batterie, un vieux compagnon du trompettiste dans années 1920 du temps de King Oliver. Il faut rajouter le clarinettiste Albert Nicholas et le trompettiste « Wild Bill » Davison. On sent Louis à l’aise…
Pour le concert de Town Hall, qui suscite beaucoup d’interrogations reprises dans le livret, du 17 mai 1947 – pas très bien enregistré mais ça s’arrange pour les autres, notamment pour celui de Boston repris dans le CD 3 -, Satch teste la petite formation, avec, comme compagnons de fortune, Jack « Mr T » Teagarden, tromboniste et vocaliste dans le sillon (« in the groove ») de Louis. Ces duos, déjà entendus en V Disc, sont tous superbes. Je n’ai jamais compris les réticences de certains critiques vis-à-vis de « T », pendant « naturel » du trompettiste et vocaliste. Il ne faut pas oublier la place fondamentale du batteur. Sidney Catlett en l’occurrence. Ces frappes sur la caisse claire feraient lever les morts. Un batteur capable aussi de participer aux premières séances des beboppers, en 1944, pour « Guild » sous le nom de Dizzy Gillespie avec Charlie Parker.
Le « All Stars », qui restera la formation de base de Louis jusque la fin de sa carrière et de sa vie, est en train de se construire. Le concert de Chicago sera pour le volume 14… Cette succession de concerts montre la popularité de Louis.
Ce volume 13 se termine avec la musique enregistrée pour le film « A song is born », avec Danny Kaye qui sert de fil conducteur entre tous les « leaders » d’orchestre qui se succèdent dans ce film de Howard Hawks. Louis, Benny Goodman, Tommy Dorsey, Charlie Barnet, Lionel Hampton, Louis Bellson… une sorte d’affiche des leaders des grands orchestres en train de disparaître. Un faire-part sauf pour Bellson, le batteur a été touché par la grâce du be-bop. Un film sont Hawks n’était pas fier sauf pour la musique. Nous en reparlerons à propos du coffret « Le jazz à l’écran ».
Nicolas Béniès.
« Intégrale Louis Armstrong, A song is born, 1947, volume 12 », livret de Daniel Nevers, Frémeaux et associés.