A propos du jazz en France, retour sur des concepts,

Modernité et identité

 

Le jazz arrive en Europe avec la fin de la première guerre mondiale. En 1917, débarque avec les troupes américaines, le premier jazz-band1, celui de Jim Europe2 Reese La diffusion de cette musique syncopée sera rapide. Elle correspond aussi à la naissance d’un nouveau type d’établissement dont le Casino de Paris sera l’emblème. En 1925, La Revue Nègre, avec Joséphine Baker – danseuse nue – et un certain Sidney Bechet dans l’orchestre, fera sensation et suscitera la levée de boucliers des « bien pensants » – comme d’habitude. Le Parlement autrichien, en 1926, délibérera sur le « cas Joséphine Baker ». Fallait-il ou non lui permettre de se produire ?3

Le jazz sera assimilé à la civilisation moderne et mécanisée – pour citer Olivier Roueff4 – qui est celle de l’Amérique opposée à la « vieille Europe » sclérosée. L’appel du large est immédiat. Le jazz se différenciera. Un « jazz de scène » passera du côté de la Variété et deviendra populaire comme le montre les enregistrements de Ray Ventura dans les années 305 ou même Charles Trenet – à partir de 1937 – qui ne craindra pas d’utiliser des rythmes syncopés sans posséder le « swing », ce balancement de liberté semblable aux battements du cœur et résistant à toute définition, alors que l’auditeur sait s’il est présent ou non. Cette partie du jazz deviendra musique populaire française. Dans l’après deuxième guerre mondiale, l’audience de Sidney Bechet, son intégration indiquera que le jazz – sous une forme particulière – fait partie intégrante de la culture française.

Les intellectuels – les surréalistes dissidents en rupture avec André Breton qui affirmait ne pas aimer la musique, toute la musique, réunis autour de Georges Bataille qui ne fut pas surréaliste dans la revue « Documents », – joueront un rôle actif dans la diffusion du jazz. Ils en feront l’incarnation de la spontanéité, la possibilité de recomposer la culture européenne conçue comme « ancienne » et dépassée. Cette revue, malgré sa courte existence, ouvrira des champs nouveaux d’investigation comme la chanson, le jazz, le cirque et autres centres d’intérêt.

Hughes Panassié – le pape du jazz en France avant la deuxième guerre mondiale – fera du Noir l’incarnation d’une autre culture face à la décadence de la culture française et européenne. Il s’inspire de Jacques Maritain et s’évertuera à définir le « vrai jazz », le « jazz noir » face à un « jazz blanc » dénaturé et marchandisé.6 Impur. Jean Cocteau sera aussi de la partie, s’essayant même à la batterie, plus sensible – comme souvent – à l’attrait de la nouveauté que représente cette musique et au scandale que provoque Joséphine Baker7 qu’à la controverse intellectuelle. C’est pourtant lui, à la tête d’un jazz-band, qui fera découvrir cette musique aux dadaïstes. Le scat et le lettrisme n’ont-ils pas des points communs ? Tristan Tzara écrira, sur le tard, un très beau texte sur Louis Armstrong.

La controverse sur le jazz, sur ce qu’il représente permettra l’entrée dans la modernité pour tous les amateurs de cette musique-art-de-vivre qu’ils soient ou non musiciens. Il est loisible de comprendre pourquoi se retrouveront au sein du Hot Club de France – créé pour diffuser le jazz, le faire écouter, l’expliquer – à la fois des tenants de la thèse de Panassié et des membres du PCF ou des surréalistes. Comme le note Ludovic Tournés, il n’est pas question de parler politique. Se forge pourtant là, une identité pour la jeunesse qui se cherche. Une identité faite de révolte contre l’ordre établi et recherche d’un autre monde qui pour être imaginaire n’en est pas moins important.

La « négritude » est à la mode dans ces années 1920. Elle vient de Harlem, le ghetto noir de New York. Elle est véhiculée par le jazz – noir et américain -, mais aussi par les poètes comme Langston Hughes ou les photographes comme Van Vechten. En France Senghor, agrégé de grammaire française, en sera partie prenante, tout comme Aimé Césaire.8

Pierre Reverdy, avec son accent du sud-ouest – comme celui de Guy Lafitte, saxophone ténor né dans le Gers et jouant avec cette sonorité héritée de Coleman Hawkins – en fera des poèmes qu’il lira avec un orchestre de jazz. Une session plus réussi que celle de Cocteau, de 1929, lisant un de ses poèmes sans préparation, prenant au pied de la lettre le concept étrange d’improvisation. Pierre Reverdy, sans doute plus conscient du ridicule refusera de dire ses poèmes. Jusqu’en 1937. La création des disques « Swing » – un label, c’était une première uniquement consacré au jazz – par Hughes Panassié et Charles Delaunay9 changera la donne. Après bien des tergiversations, Hughes Panassié organisera la session, le 12 novembre de cette année 1937. Le trompettiste Philippe Brun y apportera sa science et son émotion. Une façon d’installer le jazz dans l’histoire littéraire française.

De l’autre côté de l’Atlantique, le Parti Communiste Américain diffusera aussi cette image du Nègre forcément bon. Bizarre rencontre avec Hughes Panassié pour qui le Nègre est toujours de bonne humeur. Une sorte de racisme à l’envers. Qui aura des effets sur la critique de jazz – qui se constitue aussi à cette époque forgeant ses concepts, forcément évolutifs tout en actualisant les traités d’esthétique10 – faisant du « jazz noir », la référence. Boris Vian ira jusqu’à dénigrer l’art particulier d’un Chet Baker, simplement parce qu’il est blanc, alors que ce style est plus proche du sien, dans la musique comme dans l’écriture, que d’autres musiciens qu’il encense, à plus ou moins juste raison.

Le jazz se présentera comme l’anti-art – au sens d’Adorno qui dénigrera le jazz contrairement à Walter Benjamin comprenant la part d’aura que possède un enregistrement de cette musique par nature lié au moment de sa création – par excellence, de celui qui ne se plie pas aux concepts traditionnels de l’Esthétique, qui balaie tout sur son passage obligeant à toutes les remises en cause. Il n’est pas seulement musique, il est révolte tout en proposant une nécessaire refondation de toute la conception du monde. Jusque dans les années 1960, il sera de toutes les avant-gardes, de toutes les luttes pour la liberté. Y compris dans les pays d’Europe de l’Est. Josef Skvorecky le raconte excellemment dans « Le camarade joueur de jazz » (10/18). Dans ce sens, il a représenté toute la quintessence de la révolte de ce 20e siècle. Il fut musique de ce siècle. Il est impossible d’écrire l’histoire de ce court 20e siècle – pour citer Hobsbawm – sans faire référence au jazz.

Pendant l’Occupation, pour donner cet exemple criant, les « zazous » – une onomatopée de Cab Calloway11 – conjugueront jazz et révolte. D’autres se lanceront plus directement dans la résistance comme Charles Delaunay sous le pseudonyme de « Cart », diminutif du saxophoniste alto, arrangeur et chef d’orchestre Benny Carter. Comme quoi le jazz ne perd pas ses droits. Période, contrairement à une idée reçue, faste pour le jazz. Les concerts affichent complets. Django Reinhardt devient – à ce moment là seulement – une grande vedette. Un statut qui n’empêchera pas son arrestation mais expliquera ses libérations. A chaque fois, Delaunay qui se déplace pour faire libérer le guitariste rencontre un gradé – un capitaine – qui a entendu Django et sait quel génie il est.

Le jazz ne restera pas identique à lui-même. Les passéistes montreront leur visage au moment des révolutions esthétiques. Le be-bop12 en sera une. Après la seconde guerre mondiale, Panassié ne l’acceptera pas. Elle met en cause sa vision du Noir. Celui-là est ouvertement révolté, en lutte contre la ségrégation sociale. Or, Panassié est pour la ségrégation. Il rejoint ici les thèses de la Nation Of Islam, des Blacks Muslims qui revendique une nation séparée pour les Africains-Américains. Cette modernité est contraire à son identité. Il lui dénie le moindre droit de s’appeler Jazz. Il se battra pour faire reconnaître le « vrai » jazz, le sien.

Pour exister – il remplit ainsi le concept d’anti-art -, le jazz doit s’outrepasser lui-même.13 Il n’est lui-même que dans des formes aventureuses, ne copiant pas le passé. Il se trouve en se perdant. Le Free-Jazz des années 60, autre révolution esthétique, permettra de nouveau à toute une génération de se forger une identité et d’entrer dans la modernité, dans le monde. De le rêver et de le voir tel qu’il est. De vouloir le changer pour qu’il réponde à l’imaginaire du jazz.

Dans le même temps qu’il s’internationalise, le jazz se diversifie en s’implantant dans les cultures nationales. La greffe mettra du temps. C’est ce que montrent, pour la France, Denis-Constant Martin et Jacques Roueff dans « La France du Jazz », l’un se faisant historien du jazz, l’autre des idées en s’intéressant à la manière dont les intellectuels et les journalistes se sont saisis du jazz pour en faire l’objet de leurs polémiques portant sur la place des arts. Le jazz ainsi s’est fait le porteur d’une nouvelle vision du monde.

Le jazz s’intégrera à la culture française pas seulement sous la forme de musique de variété, de culture populaire mais aussi en donnant naissance à de nouvelles formes du jazz. Ce sera le cas pour le génie européen de cette musique, Django Reinhardt.14 Le jazz aura comme affluent les cultures tsiganes, le musette que jouait Django avant l’incendie de sa roulotte en 1928 et la rencontre avec le peintre Emile Savitry qui lui fit écouter les disques de jazz – Louis Armstrong en particulier – qu’il avait ramener d’un voyage en Océanie. Django créera un style de guitare, de jazz. A son tour, il influencera les jazzmen américains, les guitaristes surtout. Charlie Christian – le créateur d’un style à la guitare électrique, mort à 22 ou 23 ans -, à la fin des années 30, l’écoutera comme la plupart des autres guitaristes, dont BB King ci-devant bluesman. Là encore les identités se transforment par la modernité. Le choc des cultures permet de faire naître des œuvres d’art, une nouvelle façon de voir, d’entendre, d’appréhender le monde. L’imaginaire est partie prenante de l’humanité. L’être humain est incomplet sinon. Dans le même temps, le jazz permet de découvrir les cultures antillaises, de ces Antilles dites françaises qui voient leurs musiciens arrivés à Paris – ville lumière où se rencontrent toutes les cultures jusqu’aux lois Pasqua – et jouer leur musique qui va s’immiscer dans le jazz. Le be-bop fera d’ailleurs la part belle à la musique afro-cubaine.15 En même temps, la littérature antillaise se fera une place fécondant la langue française qui en avait bien besoin.

De ces rencontres naîtra une nouvelle manière de se servir du jazz.16 Vincent Cotro racontera cette même expérience, pour les années 60, dans « Chants libres, le free jazz en France 1960-1975 »17 ou comment cette révolte venue des Etats-Unis a été digérée par la jeune génération en France pour en faire sa musique, son étendard et ainsi, à son tour, la transformer. Comme pour Django, il faudrait rajouter le concept de marginalité qui permet de se saisir des œuvres d’art et des cultures pour les métamorphoser en les faisant accéder au rang elles-mêmes de nouvelles cultures. Ainsi, pour les Manouches, le jazz est devenu via Django, partie intégrante de leur culture tandis que le free jazz s’est introduit dans quasiment toutes les musiques. Cet état d’esprit de révolte est devenu partie intégrante du jazz d’aujourd’hui. Il a perdu son statut d’œuvre d’art pour accéder à celui de culture. Il faudrait un autre John Coltrane – ou Miles Davis ou Charlie Parker – pour renouer avec la rupture nécessaire à l’éclosion de toute œuvre d’art.18

Aujourd’hui, le jazz n’est plus l’étendard de la modernité. Il s’est installé dans son présent, dans le nôtre et ne parle plus à notre imaginaire. Il est multiple, éclaté. Révolté quelque fois. Sans doute plus suffisamment. Un peu à l’image de toutes les autres disciplines artistiques. Non pas que les innovations soient absentes, mais elles manquent de souffle pour devenir l’emblème d’une jeunesse en quête de mondes nouveaux.

Nicolas BENIES.

1 A l’époque le terme de « jazz band » désigne aussi la batterie, instrument emblématique du jazz.

2 Il ne semble pas que ce soit un pseudonyme…

3 Voir le livret des enregistrements des années 20-30 de Joséphine Baker in Frémeaux et associés.

4 In « La France du jazz » (Parenthèses) dont nous avons rendu compte dans le n° précédent de cette revue. La plupart des informations dont nous nous servons dans cet article proviennent de cette étude, une des premières du genre.

5 Ray Ventura est ses collégiens ont aussi enregistré du jazz copié sur les grands orchestres américains dont celui de Paul Whiteman pour ensuite définir une sorte de « musique française », de voie française. Une trouvaille essentielle qui montre que le jazz est à l’origine d’une grande partie – sinon la totalité – des musiques populaires.

6 J’emploie les termes d’aujourd’hui. Mais l’idée est présente. Voir Ludovic Tournés, « New Orleans sur Seine » (Fayard) un premier essai d’histoire du jazz en France.

7 Pour avoir une idée de la chanteuse – la danseuse c’est plus difficile encore qu’il reste quelques images -, Frémeaux et associés (distribué par Night & Day) a publié un double CD reprenant ses enregistrements de 1927 à 1939, avec un livret d’Eric Remy remettant Joséphine Baker dans le contexte de l’époque. Indispensable.

8 Les deux poètes sont directement partie-prenante de ce concept de « Négritude », qu’ils contribuent à créer et à diffuser. Vers la fin de sa vie, Léopold Sédar Senghor le regrettera. Il le trouvait ambigu. Voir ses Poésies rééditées dans « Points Poésie » au Seuil.

9 Créateurs aussi, et dans les mêmes moments, de la revue « Jazz Hot ».

10 Christian Béthune, en deux ouvrages l’un sur Charles Mingus – un des très grands novateurs, bassiste et compositeur – l’autre sur Sidney Bechet (tous les deux non disponibles) propose de revoir les catégories hégéliennes de l’Esthétique à la lumière du jazz. Le « beau » n’a plus de sens à l’écoute du jazz qui fait du « sale », de la « laideur » une catégorie tout aussi efficace. Voir Hegel « Esthétique », deux volumes au Livre de Poche et la réédition de la Phénoménologie de l’Esprit, nouvelle traduction et donc nouvelle version, chez Folio/Gallimard.

11 Chanteur et chef d’orchestre, il savait étirer les mots pour les faire swinguer. Une référence. Le double album Frémeaux et associés – spécialiste de la préservation du patrimoine sonore – ou celui de la collection Cabu, chez masters Of Jazz.

12 Langston Hughes proposera cette étymologie « la matraque du flic fait be bop sur la tête du Noir »…, une chronique signée Mr Simple.

13 Voir Jacques Réda, « L’improviste. Une lecture du jazz », Folio/Gallimard.

14 Il faut absolument écouter les 20 volumes de l’intégrale Django éditée par Frémeaux et associés, sous la direction de Daniel Nevers auteur du livret fourmillant d’histoires et établissant le contexte. Un véritable monument vivant – pas du genre mausolée – à la gloire du guitariste. Pour se rendre compte de l’originalité de Django mais aussi de Michel Warlop, violoniste capable d’éclairs aveuglants (mort après la seconde guerre mondiale). Django sera toujours à l’affût de l’aventure, comme Charlie Parker – génie fondateur du be-bop.

15 Il faut reconsidérer la place de cette culture. Frémeaux et associés a publié, sous la direction de Jean-Pierre Meunier, responsable des livrets contenant une mine d’informations, quatre albums. « Biguine à la Canne à sucre », une intégrale « Stellio, 1929-1931 », « Swing Caraïbe » (1929-1946) et l’intégrale des enregistrements réalisés en 1950 par Sam Castendet. Des moments rares et précieux. Ils vous feront danser. Ce ne sont pas seulement des enregistrements historiques. La musique n’a rien perdu de sa vigueur.

16 Y compris du jazz dit traditionnel. Claude Luter sera l’emblème de ce jazz français. Ou Claude Bolling, dans un autre genre.

17 Editions Outre mesure, collection Contrepoints.

18 La différence entre une œuvre d’art et la culture tient justement dans cette condition de rupture. Toute révolution esthétique permet un nouveau regard, se sert de la tradition pour rompre avec elle. La mode actuelle est de nier la réalité des révolutions pour insister sur la continuité. Or une révolution tient à la fois de la continuité et de la rupture. La question est de savoir si la tradition – la culture – est bousculée, métamorphosée. L’expérience montre qu’il n’est pas de culture vivante sans œuvre d’art… Voir le dernier chapitre de mon livre sur l’année 1959, « Le souffle bleu », C&F éditions, 2012.