Lectures du jazz.
Le jazz est une musique qui n’a pas de nom. Elle n’est pas la seule. La musique baroque est dans la même absence de case. Comment les définir ?
Le jazz donc, faute de mieux et par habitude. Les champs du jazz sont extensibles. Quelquefois au-delà du raisonnable. La bossa nova par exemple, inventée par Carlos Jobim et Vinicius de Moraes comme la samba de la fin des années cinquante est loin (et tout proche, Jobim a souvent reconnu sa dette vis-à-vis du jazz dit de la « West Coast »1) du jazz. C’est tellement vrai que Stan Getz, saxophoniste ténor surnommé « The Sound », joue jazz cependant que Jobim et Jao Gilberto se réfèrent au rythme – au beat – singulier de la Bossa. Une vidéo existe où l’on voit Gerry Mulligan, saxophoniste baryton, compositeur, initiateur du « pianoless quartet » (avec Chet Baker dans le milieu des années cinquante), s’essayer au phrasé de la bossa… sans succès. Pour indiquer que, même si le jazz ne se définit pas, des frontières peuvent se rendre visibles.
Le jazz pourrait se mouler dans l’ethnomusicologie, partie de la musicologie qui se situe entre l’anthropologie et l’ethnologie proprement dite tout en faisant appel aux autres sciences sociales et dont l’origine remonte aux réflexions de Jean-Jacques Rousseau2, sans totalement souscrire à ses présupposés. Mais cette méthode offre des résultats acceptables. Ne faut-il pas mieux s’atteler à « Une anthropologie du jazz » comme le proposent Jean Jamin et Patrick Williams3 ? Les anthropologues ont été longtemps assimilés aux ethnologues, depuis Lévi-Strauss pour le moins et surtout Michel Leiris dans sa volonté de concevoir une science critique de la société et du colonialisme. Le dit Michel Leiris découvrant sa vocation par l’intermédiaire du jazz. Il reste pour les auteurs l’ancêtre essentiel. Ainsi, écrivent-ils page 57, « Avec Charlie Parker, Dizzy Gillespie et le bebop4, nous avons bien affaire à une anthropologie : mise à jour critique d’une conception du monde et d’un ordre social », une sorte de définition du jazz tout entier de ses origines jusqu’aux années 1980. Cette problématique les conduits à interroger l’esthétique ou les esthétiques du jazz, de s’interroger sur les conditions d’éclosion d’une œuvre d’art – une rupture avec la culture dominante pour forger vocabulaire et grammaire d’une nouvelle culture, tout en intégrant et en transformant la tradition. De ce point de vue le jazz a fait la preuve qu’il pouvait créer des œuvres d’art tout en se référant à son patrimoine, pour le faire fructifier. Il est une partie du jazz, très à la mode aujourd’hui, dans ce début du 21e siècle où domine le passé structurant le présent, le jazz dit manouche qui possède seulement un héritage, la musique créée par Django Reinhardt, sans patrimoine. Autrement dit, et Patrick Williams le démontre dans un chapitre fondamental : « Un héritage sans transmission, le jazz manouche », les musiciens qui se réfèrent à ce domaine ne peuvent que répéter jusqu’à plus soif – et on a dépassé ce stade – les inventions de Django. C’est une culture figée et de fait proche de la marchandise, proche de la répétition pure et simple. La virtuosité, jouer ces mêmes phrases de plus en plus vite au risque de la vacuité, est la seule manière de se sortir de cette situation impossible. Il fait aussi la démonstration de la nécessité de lier toutes les sciences sociales – il oublie un peu l’économie – pour comprendre ces phénomènes musicaux. Cette méthode n’épuise pas l’esthétique, ni la réception par le public d’une telle musique. Tout dépend bien sur de nos pré requis.
Le jazz est donc un champ ouvert qui ne peut se réduire aux liens avec des prises de position politiques critiques. Il fait partie intégrante des luttes pour les droits civiques, pour la reconnaissance des droits des Africains-Américains (comme on dit aujourd’hui) mais il ne se réduit pas à ce lien. Du coup, les auteurs passent au crible de la critique les « mésusages » des biographies – surtout vrai pour les femmes permettant ainsi de masquer leur apport créatif – et l’usage qu’il faut faire des discographies, seul moyen réel de connaissance de cette musique supportant une part importante d’oralité supposant, pour sa transmission et sa connaissance, l’enregistrement avec tout ce qu’il comporte de technologies.
Des réflexions vitales non seulement pour appréhender le jazz, anti art essentiel du 20e siècle, mais aussi pour s’interroger sur les conditions de création d’une œuvre d’art dont notre époque manque singulièrement.
Ces questions sont relayées par un essai de Yannick Séité « Le jazz, à la lettre. La littérature et le jazz ».5 L’auteur insiste sur le « et ». Jazz et littérature ne sont pas semblables, ils supposent des modes d’investigation différents mais le jazz a influencé les littérateurs. Pour une raison simple et cachée. Il a toujours été d’avant garde – « moderne » est un concept équivalent du moins chez Baudelaire – et a proposé des réponses possibles à des impasses de la littérature, du roman en particulier. Cocteau, Leiris et avec lui tous les surréalistes – y compris Breton semble t-il si l’on en croit la thèse de Sébastien Arfouilloux6 – ont cherché dans le jazz un nouveau champ des possibles, une nouvelle culture. Le Nègre devient l’emblème de cette volonté critique, de ce renouvellement de la forme et du fond – le pont entre les deux est une nécessité pour créer une œuvre d’art. Passer en revue – le terme s’impose – ces liens imaginaires contribue à renouveler l’histoire de la littérature en France. La descente le 1er janvier 1918 de James Reese Europe et de son orchestre fait office de révélateur comme la Revue Nègre un peu plus tard – avec Joséphine Baker et Sidney Bechet – comme le bebop après la seconde guerre mondiale ou le free jazz – le lien avec Georges Pérec – dans les années 1960. Un nouvel imaginaire est né grâce à cette musique-art-de-vivre. Une écriture à la hauteur du sujet fait de ce livre une référence.
Nicolas BENIES.
Livres sous revue : « Une anthropologie du jazz », Jean Jamin et Patrick Williams, éditions du CNRS ; « « Le jazz, à la lettre », Yannick Séité, PUF.
1 Cette dénomination a eu un sens péjoratif. Dans les années 60-70 aucun jazzfan français ne voulait se compromettre avec ces jazz là. Boris Vian était passé par là. Il avait dénigré, sans vraiment l’écouter, ces jazzmen blancs pour la plupart. Il représentait pourtant une nouveauté dans l’histoire culturelle des Etats-Unis. Les villes de l’Ouest, Los Angeles, San Francisco commençaient à créer leur culture par l’intermédiaire de la « Beat Generation ». Kerouac n’avait pas de ses œillères.
2 Voir le chapitre « Ethnomusicologie » (de Jean-Jacques Nattiez) in « Musiques, une encyclopédie pour le 21e siècle », tome 2 « Les savoirs musicaux », pp721 et ss.
3 CNRS Editions, Paris 2010, 383 pages.
4 Une révolution dans le jazz. Ce nouveau style apparaît au cours de la deuxième guerre mondiale et s’affirme dés 1945.
5 PUF, 2010, pages.
6 « Que la nuit tombe sur l’orchestre. Surréalisme et musique », Fayard, Paris, 2009.