JAZZ

Retour sur les années Révolution (2)

 

L’actualité de l’année 1946, aux États-Unis, est faite par deux trompettistes aussi différents que peut l’être le jazz lui-même, malgré le fait que le deuxième a influencé le premier. Miles Davis et «Dizzy » Gillespie. Masters Of Jazz, distribué par Média 7 – aujourd’hui cette collection a disparu, note de août 2013 -, vient de publier le volume 2 et le volume 9 de leurs œuvres complètes. C’est encore le «Young Miles »1 qui participe aux sessions historiques de Parker pour Dial.2 Les chefs d’œuvre sont légions. Ils changent la vision du monde, notre manière de voir, d’entendre. Parker – et Miles en partie – deviendra l’exemple à suivre, l’exemple du génie. Dans la communauté africaine-américaine, il sera – contrairement à une légende – immédiatement reconnu. Comme Dizzy. Tout le monde le copiera. Les « cats » – les branchés – suivront la mode qu’il créera. Un temps. Celui de ces années là. Le trompettiste cherche un remplaçant à Parker et il trouve le jeune Sonny Stitt, saxophoniste alto – futur ténor – profondément marqué par Parker qu’il cherche à imiter. Il n’a pas les mêmes ailes que l’Oiseau. Il se laisse dominer par Dizzy qui ne trouve pas d’interlocuteur à sa mesure le poussant à se dépasser. Il abandonnera le quintet pour se sublimer dans le grand orchestre qui, avec lui, jettera toutes les flammes de l’enfer. Cet orchestre, bientôt en 1948, illuminera la salle Pleyel, déclenchant une bataille d’Hernani dont les Français ont le secret. Le Big Band exprime le sentiment de révolte de toute la communauté et sa volonté de changer l’ordre des choses. Les trompettes l’affirment haut et fort appuyées sur des saxophones déchaînés. Les limites connues sont dépassées. Pour notre plus grand enthousiasme. Aujourd’hui encore.

Un peu avant, dans les années 35-40, Django Reinhardt – et le quintet du Hot Club de France -, génie incontesté de la guitare, avait transformé la vison du monde. Le Manouche avait eu une influence sur tous les jazzmen passant par Paris. Coleman Hawkins, Benny Carter, Rex Stewart… Frémeaux et associés, distribué par Night & Day, s’est lancé dans cette folle entreprise d’éditer tout Django. Le volume 9 vient de paraître pour ces années 1939-40. A l’écouter attentivement, apparaît nettement son aura sur tous les autres musiciens, en particulier les guitaristes. A son tour, à la fin des années 40, il sera rattrapé par le bebop, et changera son jeu en passant à la guitare électrique. Et il saura se renouveler.

Les années 60 seront à leur tour des années Révolution. Le mouvement des droits civiques, la montée en puissance des « Blacks Panthers », la place spécifique de Malcom X entreront en résonance avec les nouvelles voies esthétiques, celles du jazz en particulier, musique art-de-vivre, vivante. Comme le blues – et le rock qui en découlera -, le jazz allait incarner les formes de la révolte. John Coltrane – comme Parker avant lui, et Armstrong encore avant3 – en sera la figure de proue. Ornette Coleman se trouve oublié. A tord.4 Le Texan – il est né à Fort Worth – dés 1958 dynamitait toutes les structures du jazz pour en faire surgir d’autres. Coltrane allait les reprendre à son compte. WEA – il s’agit des OJC, et du label indépendant à l’époque de l’enregistrement Contemporary – vient de rééditer, en 20 bits (sic), le premier album d’Ornette, « Something Else », quelque chose d’autre que le compositeur recherchait avec ses compagnons, Don Cherry, Billy Higgins et ici le pianiste Walter Norris.

Cette même année Chet Baker, pour Riverside – toujours distribué par WEA et toujours en 20 bits – se découvrait chanteur pour cet « It could happen to you ». C’est vrai que tout pouvait arriver avec Chet, même de chanter faux et, pourtant, nous atteindre au plus profond de nos émotions cachées. Une sorte de révolution tranquille… apparemment.

Un dernier album de cette collection fait aussi partie des chefs d’œuvre de notre temps permettant de boucler cette petite boucle avec Miles Davis. Le 24 décembre 1954 – c’était Noël – se trouvaient réunis dans ce studio de Prestige – label aussi racheté par WEA – Miles, Thelonious Monk au piano, Milt Jackson, l’inventeur du vibraphone bebop, Percy Heath à la basse et Kenny Clarke, l’inventeur de la batterie moderne pour ce « Bag’s groove », titre de l’album. Quarante quatre ans plus tard, on en revient toujours pas…

Nicolas BENIES.

A propos de Duke Ellington…

Masters of Jazz toujours s’est lancé dans l’édition d’une intégrale Ellington, de cet univers en expansion. Le Duke – nommé ainsi à cause du choix de ses habits – a toujours écrit pour ses «hommes », pour les musiciens de son orchestre dont il connaissait les qualités et les défauts. Beaucoup d’entre eux n’ont jamais aussi bien joué que dans l’orchestre. C’est le cas pour le trompettiste-violoniste Ray Nance par exemple ou le cornettiste Rex Stewart. Avec ce volume 10, nous entrons dans l’année 1930. En avril-juin, la dépression commence à exercer ses effets. L’orchestre lui évolue du style jungle, que Duke avait repris de son trompettiste Bubber Miley – mort de tuberculose – vers autre chose. Cette transition est perceptible. Les chefs d’œuvre sont à venir. En 1940-42, ils foisonneront. Mais ils s’expliquent par toutes les recherches de ces années là. Elles ne portent pas seulement témoignage, elles s’écoutent avec plaisir.

Le Duke et ses hommes, c’est le sous titre, fait l’objet d’un essai – l’auteur insiste sur le terme, il a raison – d’Alain Pailler, chez Actes Sud, Plaisir d’Ellington. Une autre manière d’écouter Ellington, une autre façon d’apprécier l’orchestre, collectivement et individuellement. Il s’arrête sur les années de braise 1940-42, pour expliquer la floraison de chef d’œuvre. Le mystère demeure malgré tout, le mystère de cette création spontanée, très bien préparée. Il insiste, à juste raison sur les enregistrements de studio beaucoup plus propice au travail d’équipe et moins aux échappées solistes. La collection Masters of Jazz, qu’il ne cite pas – c’est dommage, et l’un des seuls reproches qu’on puisse lui faire – permet de se rendre compte du travail effectué par l’orchestre sous la direction du Duke. Ce génie est une éponge. Il se gonfle de toutes les caractéristiques de ses hommes pour leur rendre au centuple et créer ainsi une galaxie. Pailler rend notamment toute sa place au batteur de l’orchestre, Sonny Greer, fortement déprécié par les critiques, américains surtout. Il se permet aussi des aller-retour dans le temps pour mieux faire entrevoir la réalité de cette création, de cette œuvre au sens le plus fort du mot.

Il invite à écouter et à écouter encore Duke Ellington, et non pas les pâles copies réalisées notamment par Wynton Marsalis… Personne ne pourra lui donner tort. Quelque chose, le «je-ne-sais-quoi », comme disait Jankélévitch, est mort avec le Duke et ses hommes…

NB

1 Outre Parker, Miles joue aussi dans l’orchestre du saxophoniste alto et arrangeur Benny Carter qui montre qu’il n’avait pas les oreille dans sa poche. Aujourd’hui encore, à presque 90 ans, il est capable d’étonner.

2 Ross Russell racontera cette expérience dont il ne s’est jamais vraiment remis dans « Bird Lives », réédité soit au Livre de Poche, soit en 10/18. Souvenirs un peu gâchés par les élucubrations de Red Rodney – qui succéda à Miles à la trompette – que l’auteur reprend sans esprit critique.

3 Satchmo pour les intimes – et nous sommes nombreux – est beaucoup trop oublié de nos jours. « Pour Armstrong » de Michel Boujut, aux éditions Plume, remet nos pendules à l’heure. Louis fut un révolutionnaire. Si vous avez un doute, ouvrez ce livre d’abord, ensuite acheter un album où figure le West End Blues de 1928, écoutez en les 10 secondes et quelques dixième de l’intro, laissez agir… Après vous serez comme tout le monde, accro !

4 Il n’est pas le seul, bien sur. Qui écoute encore le grand orchestre de Don Ellis, trompettiste fou, créateur d’un instrument à quart de ton ? EMI, propriétaire de Pacific Jazz, réédite ce «Live at Monterey » (de 1966), que personne n’oserai refaire aujourd’hui. Il indique les chemins – les impasses quelque fois – de la révolution. Tout apparaissait possible, l’impossible en premier lieu. Don Ellis en est un spécialiste.

Qui connaît le trompettiste Alan Shorter – le frère de Wayne – qui a réalisé un album pour Verve (distribué par PolyGram) en 1968 exprimant l’esprit de ce temps, «Orgasm » ? Un de ces albums qui deviennent de chevet !

(publié dans la revue de l’École Émancipée)