Portrait de l’auteur en habits d’historien des idéologies


Science économique ? Vous avez dit « science » ?

« Portrait du pauvre en habit de vaurien » se voulait le premier opus d’un programme de recherche de Michel Husson portant sur les dispositifs de légitimation de la pauvreté (au 19e) puis du chômage aux siècles suivants « en soulignant les similitudes et les inflexions », comme il l’écrivait en 2021. Il s’agit donc de rendre compte de la manière dont l’économie politique traite les questions de « surnuméraire » – pauvre ou chômeur -, en explicitant les soubassements idéologiques pour comprendre les types de réponse proposés.
Le résumé est facile et bien connu : si les pauvres sont pauvres, les chômeurs chômeurs c’est de leur faute, de leur responsabilité individuelle. La politique de l’État doit donc les forcer à travailler en diminuant toutes les dépenses sociales, l’assistanat. Ainsi la politique économique de Macron ne vise pas seulement à diminuer les dépenses publiques mais répond à des considérants idéologiques plus profonds.

Les tenants de l’eugénisme ou du darwiniste social – le sous titre du livre – sont allés beaucoup plus loin proposant de supprimer purement et simplement les pauvres. Dans les années 1920, Pigou – un économiste néo-classique, adversaire de Keynes – proposait même de supprimer toutes les allocations aux chômeurs pour « adapter l’offre à la demande de travail » et laisser crever de faim les populations surnuméraires. Des populations pourtant essentielles, sous la forme de l’armée industrielle de réserve – l’expression est de Marx – pour peser à la baisse sur les salaires.
Le travail que propose Michel Husson a plusieurs dimensions. Sa volonté de multiplier les citations malgré un côté fastidieux, permet de commencer à constituer une histoire des mentalités, comprendre l’importance des préjugés qui se retrouvent dans la mal nommée « science » économique. Il met en lumière les penchants dictatoriaux, fascistes de certains de ces idéologues, dont Pareto, fondamentalement réactionnaires et contre tout changement. Une des dernières théorisations en vogue, « The Bell’s Curve », la courbe en cloche, parue en 1994, qui a dû inspirer Trump, de Richard Herrnstein et Charles Murray, un psychologue et un politiste libertarien, marquaient « le retour du darwinisme social » via le Q.I. comme mesure de l’intelligence justifiant les inégalités, innées, entre Noirs et Blancs. Rémanences de conceptions qui semblent oubliées mais qui structurent les idéologies qui visent légitimer les privilèges, l’état de la société capitaliste.
Dévoiler les origines des modèles proposées, les conceptions idéologiques derrière les politiques économiques et sociales est de salubrité publique. Ce livre, cet essai qui appelle des suites – l’auteur qui nous a quittés ne pourra pas le faire – est aussi un cri de colère, de révolte. Il est habité par la nécessité de comprendre le monde, de refuser toutes les fausses visions véhiculées par la dite science économique soubassement du dit néolibéralisme qui propose, pour imposer ses vues, une dictature face à la possibilité du plus grand nombre de s’unir pour lutter contre une société incapable de satisfaire leur besoin. Cette peur salutaire des possédants provoque le monopole de la pensée économique d’origine néo-classique dans nos facultés. Une négation de la démocratie mais aussi de la créativité, de la capacité à appréhender le monde et ses déstructurations actuelles, un capitalisme qui subit des transformations structurelles.
Michel Husson insiste aussi sur la permanence des préjugés qui, comme le disait Freud, restent à la surface du cerveau et qui permettent à toutes ces idéologies de pénétrer dans toutes les classes sociales pour justifier, au niveau individuelle, sa position sociale. Le travail de formation est essentielle. Marx, dans « Le Capital » avait comme objectif de s’adresser aux ouvriers pour leur ouvrir les yeux sur la réalité du fonctionnement du capitalisme, pour lutter contre le fétichisme de la marchandise qui passe par la compréhension du fétichisme de l’or, rien de plus que la manière, imposée par l’histoire, de mesurer la valeur, le temps de travail abstrait contenu dans les choses.
Un petit livre qui vient d’être traduit, une conférence – comme le faisait Marx aussi- donnée en 1884 par William Morris, « Travail utile, fatigue inutile » (Rivages poche), que ne cite pas Michel, apporte un peu d’air frais en indiquant que les messages d’émancipation ne manquait pas, même si ce socialiste n’a pas tout compris de Marx.
« L’économie politique lugubre, forcément lugubre », titre du chapitre 13, passe en revue la plupart des économistes enseignés, plus ou moins, dans les facultés pour dégager leurs secrets en forme de rébus provenant du passé. Il sauve Adam Smith, le fondateur de l’économie politique, assimilé trop souvent et malgré lui – mais qui lit encore « De la richesse des nations » ? – trop souvent au fondateur du libéralisme Jeremy Bentham. Ainsi, par exemple, « la main invisible du marché » ne se trouve pas chez Smith – c’est pourtant répété – mais chez Bentham.
Il est nécessaire, à l’issue de cet essai, de conclure que la « science économique » n’existe pas. L’analyse doit prendre en compte le fait politique, condensé de toutes les sciences sociales qu’il faut unifier pour appréhender nos sociétés capitalistes. La formation ouverte, critique fait partie des exigences démocratiques fondamentales pour lutter contre toutes les fausses représentations.

Nicolas Béniès.
« Portrait du pauvre en habit de vaurien, eugénisme et darwinisme social », Michel Husson, Co-éditions page 2/Syllepse