Mémoire de 1996

Chronique de DISQUES écrite en 1996

Ahmad Jamal : « Big Byrd , the Essence part 2» (Birdology, distribué par Polygram)
Ahmad Jamal est l’une des dernières légendes du jazz encore en activité. Il a influencé tous les pianistes, et au-delà. Miles Davis avait demandé à ses pianistes d’étudier son style, et son aura s’étend sur tous les mondes du jazz. Il recommence à enregistrer depuis quelques années pour le label « Birdology ». Interviewé à Coutances, au mois de mai de cette année, il dit ne pas refuser le passé mais regarde obstinément vers le futur. C’est vrai que son style d’aujourd’hui est différent de son style des années 58-60, et différent des années 65-75. Il joue moins des silences et est devenu plus « pianiste ». Il est toujours, par contre, le chef d’orchestre intransigeant exigeant que SA musique soit interprétée et vivifiée par les musiciens qu’il dirige à la baguette – au sens littéral du terme. Dans le premier volume de « The Essence » – dont je vous avais parlé dans ces colonnes – l’auditeur retrouvait un Ahmad Jamal, l’Ahmad Jamal nouveau fier de son art et de ce qu’il est, dans un album réussi, contrairement au premier « Live in Paris ». Cette partie 2 ne retrouve pas totalement la magie du 1, ni celle du concert, mais sait, dans les rencontres – avec le violoniste Joe Kennedy qui montre qu’il n’a rien perdu de sa capacité à phraser et à swinguer, ou le trompettiste Donald Byrd dans le titre éponyme, toujours dans le courant du temps – susciter et l’intérêt et le sang de l’auditeur qui participe alors pleinement à la création.
Un album de pleins et de déliés, comme seul le jazz peut les écrire.

Nicolas BENIES.
PS Ahmad Jamal est en concert pendant tout ce mois d’octobre, et le début novembre. Il sera à Paris, salle Pleyel le 26 octobre, après Saint-Nazaire le 22, Nancy le 24. Il sera à Montpellier le 30, à Lille le 31, à Marseille le 1er novembre, le 2 à Roanne – les voyages doivent former sa vieillesse – et le 5 à Nîmes. Ne le ratez pas. Vous découvrirez un vrai chef d’orchestre, avec toutes ses qualités et tous ses défauts.

Les Haricots Rouges : « Sans fil » (Black & Blue, distribué par Night & Day)
Les Haricots Rouges sont l’un des groupes français classés dans le « jazz traditionnel », ou « dixieland » ou encore « New Orleans », qui doit avoir la plus longue durée de vie. Ils ont eu – alors que leur langage et leur technique étaient, pour le moins, approximatifs – leur heure de gloire. Ils sont devenus plus « pros », mais sans rien perdre de leur joie de jouer, tout en renouvelant la composition du groupe. Leur dernier album renoue avec une tradition – une culture si j’osais – française, celle des îles, venant des années 20-30, la biguine. Une façon de faire renaître ces créateurs laissés pour compte dans les histoires de la musique comme le clarinettiste Stellio, à qui, fort justement l’éditeur Frémeaux et associés (distribué aussi par Night & Day), rend hommage en un double album qui devrait faire partie de toutes les discothèques. Pour le reste toute les facettes de la Nouvelle Orléans sont ici représentées, même le tube du professor Long Hair, « Mardi Gras in New Orleans » – une gageure qu’il ne fallait pas tenter, l’original est même difficile à reproduire. Une musique sympa – oui le terme convient – mais un peu lassante. Par contre leur spectacle est toujours réjouissant. Et ça tombe bien, ils sont au Forum des Halles, à Paris du 8 au 26 octobre (renseignements au 42 36 13 90).
NB

Leon Parker : « Belief » (Columbia, distribué par Sony Music)
Leon Parker est un batteur à minima qui sot des sentiers rabattus, et se rapproche d’une certaine naïveté pour redécouvrir des sons qui rappellent l’enfance, l’Afrique, ou l’Arabie, rendant lisible un imaginaire qui fait redécouvrir le monde. Sa croyance – « belief » – s’exprime tout entière dans cette manière particulière de frapper les peaux, apparemment loin de toute la technique héritée de Kenny Clarke, l’inventeur de la batterie moderne, be-bop, et proche des tambours africains. Leon Parker, pourtant, ne refuse aucune filiation. Il n’est pas Africain, mais Américain et le blues comme le jazz font partie de son héritage revendiquée. Mais il veut croire en un monde réconcilié qui accepterait que toutes les cultures aient droit de cité, que toutes les cultures se reconnaissent les une les autres pour se confronter, s’opposer et faire naître, peut-être, enfin, une autre culture, celle des peuples du monde se retrouvant dans leur différence et leur égalité. Je ne sais si Leon Parker partage ce point de vue. C’est celui qui jaillit en notre cerveau et dans notre sang en l’écoutant.
Il faut découvrir, écouter attentivement un nouveau venu – que j’ai entendu cet été au « Sweet Basil » avec le groupe de Mulgrew Miller – le saxophoniste alto/flûtiste Steve Wilson. Il manque encore un peu de maturité, mais sa sonorité retiendra forcément votre oreille.
Un des grands albums de cette rentrée.
NB

MaScara « Les chansons françaises devenues standards de jazz » (RDC Records, distribué par Mélodie)
Un nouveau groupe qui a obtenu le « Django d’or », avec deux vocalistes, Geneviève Laloy et Frédérique Brun, avec piano, basse, batterie, respectivement Philippe Khoury (responsable aussi des arrangements, en même temps qu’ingénieur du son), Claude Brisset (ou Gil Lachanal) et Michaël Boudoux. Avec, un petit plus (un extra comme écrit sur la pochette), une piste interactive pour lire ce CD sur votre CD Rom – celui de votre ordinateur – que ce soit sur PC ou sur Mac. C’est-y-pas beau, mon brave m’sieu, m’a b’ave dame le progrès. P’rait-on l’arrêter ? Ah ça, j’c’ois pas. Le progrès ne s’entend pas dans les voix. Cette musique a un certain charme. Provenant de notre mémoire – toutes ces chansons nous les avons entendues au moins une fois, à l’exception peut-être de « Mademoiselle de Paris » pour qui j’ai une affection particulière – nous les fredonnons spontanément, et les arrangements de Khoury savent nous les rendre plus lointaine, à la fois familière et étrangères. Une manière de les redécouvrir, et de découvrir ce groupe.
NB

Joshua Redman : « Freedom in the groove » (Warner Bros, distribué par WEA)
Le saxophoniste ténor, alto et soprano Joshua Redman poursuit sa route, avec le soutien sans faille de sa maison de disques. C’est suffisamment rare pour être souligné. La promotion de ce dernier album, en liberté dans le sillon, pour la traduction littérale – « groove » est aussi un équivalent de « swing » -, a été importante, et c’est tant mieux pour Joshua et pour le jazz. Joshua le mérite. C’est l’un des grands saxophonistes d’aujourd’hui. Il sait mêler tous les jazz, tous les blues pour produire une musique-culture de notre présent. Mais il n’a le génie d’Ornette Coleman, qui sait, lui, nous mettre ne serait-ce qu’un orteil dans le futur. Ce n’est pas une raison pour écarter cette musique qui sait nous donner du plaisir à défaut de la jouissance de la découverte. C’est peut-être là sa limite qui conduit l’auditeur à souhaiter un peu plus de liberté justement, plus de risque pour un album moins léché, moins « technicien ». C’est avec ce groupe que nous l’avions applaudi à Coutances. Il faut avouer que sur scène ce diable de saxophoniste fait merveille. Sur l’album, le pianiste Peter Martin est un peu bavard quand il a la parole, et le guitariste Peter Bernstein – un nom de compositeur – est encore un peu trop directement influencé par les grands guitaristes de la période « Blue Note », par contre le batteur Brian Blade apparaît comme un drummer à suivre.
Au total un album qui s’écoute, qui fait danser – le thème introductif « Hide and Seek » par exemple – mais qui nous laisse sur notre faim, faim d’autre chose d’un saxophoniste qui possède énormément de qualités. Il n’a guère que 26 ans, et « demain est un autre jour ».
NB


L’intégrale Django Reinhardt, volume 1, 2 et 3 (Frémeaux et associés, distribué par Night & Day)

C’est en cours ! Daniel Nevers, grand spécialiste devant l’Eternel – les deux s’ignorent et n’ont pas de relation connue – a réussi à placer son idée. L’intégrale Django, le seul génie « européen » – manouche en l’occurrence, tsigane si vous préférez – du jazz. Un de ceux qui ont su, à partir du jazz, faire « œuvre d’art », rompre l’héritage culturel pour faire naître un monde nouveau, tout en se référant en pour et en contre à l’héritage. Il est aussi au centre d’un choc de cultures qui l’oblige à dépasser les parties constitutives pour créer un tout nouveau. Le quintet à cordes du Hot Club de France, avec Stéphane Grappelli, sera à l’origine d’une nouvelle manière d’entendre, et aura des émules, surtout en Angleterre, comme le montre un autre volume de chez Frémeaux et associés consacré au « Violon , 1927-1944» – façon de découvrir cet instrument un peu laissé pour compte par les amateurs. Daniel Nevers ne nous laisse rien ignorer des premiers pas de Django. Dans le volume 1, sous-titré « Presentation stomp », on l’entend aux côtés des accordéonistes de bal musette – avant que sa main gauche ne soit brûlée et l’oblige à une rééducation – et des chanteurs(ses) de l’époque, en particulier Jean ou Germaine Sablon. Le volume 2, « I Saw The Stars » – j’ai vu les étoiles -, retrace les débuts du quintet et de l’orchestre « Patrick et son jazz » qui vendra très peu de disques, tandis que le volume 3, « Djangology » – une des grandes compositions de Django qu’il jouera toute sa vie, où le choc des cultures est perceptible – nous fait visiter l’année 1935, avec des inédits qui grattent mais nous permettent de vivifier notre mémoire. Daniel Nevers présente cette époque tout en se mettant lui-même en scène – dans le début du livret du volume 3 – avec la ferme volonté de nous remettre notre passé en face, pour vivifier notre présent. Aucune commémoration. Le passé, la mémoire fait partie du présent. Cette œuvre est une œuvre de salubrité publique. Elle devrait être subventionnée.
NB

Chick Corea « Return to forever » (Verve « Chronicles », distribué par Polygram)
Ce double Cd réjouira nombre d’amateurs. Les premiers pas du groupe-phare du « jazz-fusion » années 70 n’avait pas été réédité. Le pianiste Chick Corea, avant d’être un adepte de la l’Eglise de Scientologie, avait créé ce groupe qui se voulait en lien avec les galaxies. La première mouture avait donné naissance à un album Polydor, « Light as a Feather », léger comme une plume, et ce groupe – Joe Farrell aux saxophones et aux flûtes, Airto Moreira à la batterie et aux percussions, Flora Purim vocal, et Stanley Clarke à la basse, sans oublier le chef aux claviers – représente à la fois l’alpha et l’oméga de ce type d’expérience. Cette anthologie permet de le montrer, en le comparant aux groupes suivants qui produisent une musique elle aussi pleine de charme et dansante mais n’arrivent à retrouver la naïveté de ce premier groupe faisant ainsi passer toutes les ficelles. On notera quand même les débuts d’Al Di Meola, guitariste virtuose apportant sa touche particulière aux enregistrements « live » du groupe, jamais édités jusqu’à ce jour. Une façon encore de redécouvrir notre histoire, notre mémoire. Difficile de passer à côté d’un tel album.
NB

ELLA FITZGERALD POUR L’ETERNITE.
Comme il était prévisible après la mort d’Ella, les rééditions se succèdent. Ce n’est pas encore la pléthore, il faut le reconnaître. Deux albums Verve (distribué par Polygram) viennent de paraître, « Forever Ella » et « Essential Ella ». Ils ont été réalisés par un amoureux d’Ella qui a compilé tous ses albums Verve – son imprésario Norman Granz était aussi le producteur de Verve – pour nous la rendre encore plus présente, comme si son fantôme vivait encore plus intensément que beaucoup de vivants. Ils permettent de visiter les différentes facettes de son art. Du plus « classique » – et un peu emmerdant il faut bien l’avouer -, l’hommage à Gershwin par exemple où elle détaille les paroles, au plus débridé, en passant par la rencontre avec Armstrong, Ella sait se rendre indispensable. Le problème, il faut quand même le dire, de ces compilations, c’est qu’elles sont des compilations…
NB