Pour Claude Bolling

Prince des alliances et du jazz français.

Claude Bolling s’est fait connaître – comme Michel Legrand – par ses musiques de film à commencer par Borsalino en dosant les souvenirs des années 1920-1930 avec la musique dite classique et les jazz plus modernes. Portrait d’un coloriste et arrangeur.
Il gardait les oreilles grandes ouvertes tout en servant le propos du réalisateur. Il avait été aussi sollicité pour illustrer les séries télévisées françaises comme, la plus connue, Les Brigades du tigre. Condensées d’évocations diverses pour retrouver un climat qui donne au public la sensation d’être transporté dans un ailleurs connu sans être reconnu. Le paysage sonore est un élément essentiel pour donner aux images sonores la profondeur qui s’impose. La leçon de Gershwin n’avait pas été oubliée : le spectateur doit pouvoir siffler la mélodie, condition essentielle du succès.

Claude Bolling a fait de son nom un surnom. Pourtant, Bolling n’est pas un pseudonyme mais son nom d’état civil de Cannes où il est né le 10 avril 1930. Il passe les années d’Occupation à Nice, ville dans laquelle il découvre le jazz par la grâce d’un orchestre féminin conduit par Marie-Louise « Bob » Colin. Multi-instrumentiste, elle joue du piano, de la trompette et de la batterie. L’époque de la guerre est celle de la reconnaissance des orchestres de femmes qui sont fêtés et pas seulement parce que les hommes sont à la guerre, mais tout simplement parce qu’elle swinguent. Aux États-Unis, l’« International Sweethearts of Rhythm » est ainsi une des formations phares pendant la guerre. Elles seront délaissées à la fin de la Deuxième Guerre mondiale puis oubliées. Récemment un travail de mémoire a été entrepris pour redonner la place aux femmes pour éviter de perdre la moitié du patrimoine de l’Humanité. Nécessaire et salutaire. Il faut réécrire toute l’histoire culturelle et pas seulement. Dans le jazz, les musiciennes ne sont pas uniquement chanteuses ou pianistes, elles composent et jouent un rôle vital dans la création, comme les hommes.

Enfant de l’après-guerre
Pour Claude, la rencontre a été un ticket d’entrée dans l’univers de l’imagination, le jazz. Il s’en souviendra. En 1994, pour le cinquantième anniversaire du Débarquement, avec son Big Band, il propose une recréation des grands thèmes du temps de 1944 et des compositions personnelles. Un Big Band qui déborde, un « travail bien ficelé » comme l’écrira Franck Ténot dans Jazz magazine lors de la sortie du CD intitulé « The Victory Concert » (réédité par Frémeaux et associés).
Retour à Paris, pour lui, en 1945. Il a 15 ans et son enthousiasme lui permet de gagner un concours et d’enregistrer son premier disque en 1948. Il ne se contente pas de ce prix ni de cet album. Il travaille l’harmonie avec Maurice Duruflé en même temps que le piano classique, avec Germaine Mounier, le piano jazz avec Léo Chaulliac – grand oublié du jazz en France, un des premiers à s’exiler à Hollywood – et André Hodeir pour la composition jazz. Il aurait pu, dans le climat de ce temps, se laisser glisser comme tenant du style « middle jazz » – comme on dira dans les années 1950 – face aux tenants du be-bop. Comme me l’avait dit Henri Renaud (1), « la guerre était déclarée » entre les tenants d’un jazz traditionnel, comme Claude Luter ou mieux encore « Mowgli » Jospin, tromboniste, défendu par Hugues Panassié et les « jeunes turcs » du be-bop, la révolution parkérienne prônée par Charles Delaunay, Boris Vian, Franck Ténot… La scission du Hot Club de France, une association créée au début des années 1930 pour défendre le jazz, était un des éléments de cette guerre fratricide, traduite par une bataille d’Hernani le 20 février 1948 à Pleyel avec la performance du Big Band de « Dizzy » Gillespie.
Claude Bolling n’a pas choisi. Un peu Suisse peut-être, sûrement raisonnable dans sa folie. En 1972, après deux albums consacrés respectivement au « Ragtime » et au « Boogie Woogie », il enregistrera Claude Bolling plays the original piano greats  (2) dans lequel cohabitent Horace Silver, Thelonious Monk, « Fats » Waller, Earl Hines, « Duke » Ellington, bien entendu, « Jelly Roll » Morton, Willie « The Lion » Smith – un des inspirateur de Ellington – et Erroll Garner qu’il rencontrera.
Une autre carrière s’ouvrira à lui lorsque Boris Vian lui demandera d’accompagner des artistes de variétés. Il servira d’arrangeur, à l’instar d’Alain Goraguer. Jacqueline François – « Mademoiselle de Paris » -, Henri Salvador, Juliette Gréco, Sacha Distel, lorsqu’il passera de guitariste de jazz très prometteur à chanteur… et même Brigitte Bardot feront appel à lui. Il faut le remarquer, il construit le son de l’époque.
Un métier ingrat qui n’a été reconnu que récemment. L’arrangeur est le magicien qui transforme la mélodie lui donne du corps, de l’esprit en la servant tout en la transformant. Homme de l’ombre, il manie les lumières, les fluorescences de la musique. La reconnaissance de Boris Vian est aussi révélatrice de sa place dans les affrontements du moment. L’histoire du jazz en France a retenu les diatribes de Boris vis-à-vis de Panassié – « Panne à scier » -, lui-même grand spécialiste des invectives et des exclusions. Sa filiation spirituelle avec Ellington y est sans doute pour beaucoup. Peu de musiciens de jazz de l’époque ont été à la fois vanté par le bulletin du Hot Club de France – direction Panassié – et par Jazz Hot – direction Charles Delaunay.
Le passage par Claude Bolling est essentiel pour dépasser les querelles de ce temps bouleversant. Le temps où le jazz troublait le monde et provoquait des ruptures, amicales, amoureuses… Il arrivait que les différends esthétiques se règlent à coups de poing.
Bolling sait que le jazz peut s’unir dans la diversité. Que le « Mainstream » -(le courant principal), comme on dit aux États-Unis – intègre tous les éléments en furie du jazz. La mémoire du jazz est la référence essentielle.

Saisir l’air du temps
Sortir de l’anonymat de l’arrangeur est une nécessité pour être reconnu au-delà du petit monde du jazz. Il créera le groupe des « Parisiennes » pour allier variétés et jazz, un groupe qui swingue et, c’est vrai, rend gai, permet de bien commencer sa journée ou la finir. La fraîcheur des vocalistes et les arrangements/compositions du chef, alliage irrésistible, pour absorber l’esprit du temps des « 30 glorieuses ». « Les Parisiennes » se feront entendre pendant longtemps sur l’antenne de France-Inter, assez tard le soir, servant d’indicatif au « pop club de José Arthur. Pour dire que Claude Bolling a longtemps fait partie de l’actualité, qu’il a contribué à former les oreilles de plusieurs générations.
Franck Ténot lui proposera, en 1956, de constituer, pour leur plus grand plaisir, un grand orchestre dans la lignée ellingtonienne – son maître et son ami – et basienne dont il sera le chef. « Suivez le chef », un thème de sa composition, sert d’indicatif. Il reprendra aussi des suites ellingtoniennes, dont Black, Brown and Beige, The drum is a woman pour rendre vivante toutes ces compositions. Un Big Band, comme tous les groupes qu’il a formés, sera un creuset pour les générations de musiciens dont le saxophoniste/clarinettiste Gérard Badini au milieu de beaucoup d’autres.
Sa dernière carrière, compte tenu du fait que toutes les autres mentionnées se poursuivent, sera celle de l’alliance entre jazz et musique classique. C’est la mode. Jacques Loussier a eu un énorme succès avec ces Play Bach  et Claude réalise le « Cross Over » d’abord avec le flûtiste Jean-Pierre Rampal, puis le guitariste Alexandre Lagoya. La rencontre avec Rampal a été, sans nul doute, la plus importante et la plus amicale.  Cross Over USA, l’album – réédité par Frémeaux et associés comme beaucoup d’autres – restera plus de 500 semaines dans les « charts » – (Hit-Parade en français). Là encore, Bolling a su saisir l’air du temps. C’est aussi le temps du free jazz et des transformations dans la musique contemporaine…
Claude Jean Harry Bolling – pour être complet -, est resté inscrit dans l’univers en expansion du jazz, dans son imaginaire, pour le faire vivre et prospérer. Il nous a quittés le 29 décembre 2020 fermant les yeux sur un monde étrange en train de renouer avec ses peurs et ses démons.
Nicolas Béniès

Discographie : Frémeaux et associés réédite Claude Bolling, 50 CD à ce jour et il est prévu de continuer.
Pour entendre la « voix » de Claude, il faut écouter le coffret Claude Bolling collector
(1) Henri Renaud (1925-2002), pianiste, compositeur français et deviendra producteur chez Vogue d’abord, Columbia ensuite. Dès 1945, il est le pianiste attitré du Tabou jusqu’en 1953. L’interview sur mon site www.soufflebleu.fr et mon livre « Le souffle de la liberté », C&F Éditions pour l’ambiance et le contexte de cette période. Il m’avait accordé cet entretien pour le 50e anniversaire du Débarquement.
(2) Claude Bolling plays the original piano greats  à été publié dans la collection « Jazz in Paris » (Universal)