Un krach financier possible et nécessaire
Au premier abord, les marchés financiers du monde capitaliste développé semblent devenus fous, irrationnels. La récession n’a jamais été aussi profonde et les indices boursiers sont tous orientés à la hausse. Comment expliquer ce fossé ?
Wall Street, la place financière américaine, a surréagi aux annonces de plans de relance de Joe Biden, au total plus de 5000 milliards de dollars. Le vote du Congrès, selon toute vraisemblance, viendra rogner les ailes présidentielles. Le S&P 500 – un indice calculé par l’agence de notation Standard & Poor et qui réunit 500 entreprises les mieux cotées – a augmenté, dans les 100 premiers jours du président américain, de 8,6%1. 0r, à cette date, la reprise est encore à venir. Les plans de relance annoncés par l’Union Européenne non seulement ne sont pas au même niveau mais ne sont pas encore activés. Chaque pays a défini son propre attirail, mêlant les mesures sociales – en France la subvention pour le chômage partiel notamment – et les aides aux entreprises pour éviter la vague de faillite, surtout du côté des PME. Signe des temps anciens, les gouvernements baissent les cotisations sociales pour augmenter les profits… qui viennent alimenter la hausse des dividendes sous le poids des contraintes imposées par les fonds d’investissement. Les mesures d’exonérations pèseront fortement sur les comptes sociaux.
La hausse des cours des places financières précède l’annonce des plans de relance qui mettront du temps à exercer leurs effets, surtout en matière d’investissements publics. Il est donc d’autres causes qui expliquent cette croissance qui a vu l’indice Dow Jones ( à Wall Street), le CAC 40 (à Paris) dépasser les sommets précédents. Pour la France, par exemple, l’INSEE, dans sa dernière note de conjoncture, annonce une reprise pour 2021, de 4% en mai et de 2,5% en juin, qui laissera encore un taux négatif, d’environ 3% pour l’année, par rapport au quatrième trimestre 2019. La croissance de cette année là tournant autour de 1,5% par rapport à 2018. La croissance était faible. Pour mémoire, l’économie allemande atteignait péniblement 0%.
Il faut d’abord rappeler le contenu des indices. Le CAC40 est composé des 40 valeurs les plus valorisées. Autrement son contenu à tendance à reprendre les actions des sociétés les plus cotées. Dans la crise profonde actuelle, beaucoup de secteurs ont disparu au profit de ceux qui surnagent, comme le secteur du luxe qui a pris une grande place dans la composition de l’indice. Pour le dire autrement, l’indice vient au secours des plus riches.
Raison principale de la hausse : les politiques monétaires des banques centrales.
Les banques centrales sont en train – c’est un processus, des contre tendances sont possibles – de larguer les voiles loin des dogmes du libéralisme économique qui obligent à diminuer la masse monétaire en circulation. Von Hayek préconisait déjà dans les années 1930 à lutter contre l’endettement, en supprimant quasiment le crédit en réclamant de l’État qu’il réduise la dette publique. Face à la profondeur de la récession – on pourrait même parler de dépression – elles ont décidé, souvent en lien avec les États, de créer massivement de la monnaie pour racheter les titres de la dette publique. Cette politique monétaire date de l’après 2007-2008, date de l’entrée dans la crise systémique. Elle a nom Quantitative Easing (Q/E). Ainsi Christine Lagarde, pour la BCE, déclare poursuivre son plan d’urgence de soutien à l’économie. Les débats montrent de profonds clivages entre les tenants de l’orthodoxie hayekienne et les autres. Pour l’instant, la BCE conserve ses taux très faibles. Sur les marchés, les taux se sont un peu redressés, de négatifs, ils atteignent, pour la France, 0,13% à 10 ans.
La politique de baisse des taux d’intérêt et de création monétaire a comme conséquence de stabiliser le marché obligataire, celui de la dette et donc de permettre, pas seulement pour les Etats mais aussi pour les entreprises – et même les ménages qui voient les taux sur le marché immobilier diminuer – d’emprunter sans que le service de la dette – l’annuité – n’augmente. Dans une étude réalisée par Janus Henderson2 portant sur les 35 pays les plus actifs sur le marché obligataire, deux chiffres : la dette publique a été multipliée par 3,7% en 25 ans mais le service de la dette est passé de 3,3% du PIB mondial à 1,5%. Résultat des taux d’intérêt négatifs qui ont marqué le monde financier depuis 2009. Il faut ajouter que 24% de cette dette publique mondiale est détenue par les banques centrales.
Dans la pandémie, la BCE par exemple, a racheté la dette publique des Etats de la zone euro. Patrick Artus en déduit que l’annulation de cette partie de la dette n’est qu’un jeu d’écriture. Possibilité d’annulation, qui ne poserait pas de problèmes sur les terrains économiques et monétaires, devient du coup une question politique. L’annulation de la dette publique devient un test pour les gouvernements. . Le débat autour des traités européens, aujourd’hui, suspendus, ressort de la même problématique.
Dans le contexte de déflation, résultat de la récession, il est vital d’augmenter la dette publique pour financer en priorité les services publics laissés un peu à l’abandon ces 20 dernières années. L’inflation n’est pas un risque devant la crise économique. Keynes, devant la profondeur de la crise de 1929, proposait d’augmenter les déficits publics – donc la dette – en créant de la monnaie pour alimenter le marché final et faire repartir l’économie. Pour la zone euro, les Etats ont perdu le privilège régalien de battre monnaie, le confiant à la BCE, indépendant – dans les textes – de tout pouvoir politique. Cette contradiction devrait être levée.
Les banques centrales en luttant contre l’instabilité des marchés obligataires, ont participé au développement de la spéculation sur le marché des actions en ouvrant la porte à l’augmentation de l’endettement privé. Les banques sont menacées par la possibilité de faillite de ces groupes privées. Tellement que les mesures d’annulation des dette privées sont en préparation dans la plupart des pays dits développés. Par contre, les pays émergents sont enfoncés, de nouveau, dans une crise de la dette qui se traduit par une hyperinflation..
Les raisons internes aux marchés financiers
Les entreprises, dans leur grande majorité, ont maintenu la distribution de dividendes au détriment de l’investissement productif. C’est visible, en Europe, dans le secteur des « puces ». L’industrie des semi-conducteurs a accumulé les retards depuis 20 ans. Le mouvement de désindustrialisation est global dans tous les pays développés, à l’exception de l’Allemagne. Sur ce terrain, le discours a changé. Il est question, partout, de réindustrialiser. Comment, avec quelles priorités ? Il faudrait planifier pour fixer les objectifs au moins à moyen terme.
Les activités de fusions-acquisitions – M&A dans le langage financier – ont atteint un record historique dans le monde, plus de 1770 milliards de dollars en quatre mois.3 Elles préfigurent des transformations-restructuration des entreprises mais aussi de l’économie mondiale. Elles touchent surtout les États-Unis, les géants de la tech, le private equity – les sociétés non cotées – et les SPAC. Les SPAC, pour Special Purpose Acquisition Company, sont, en quantité, la nouveauté qui a permis, pendant un temps, une spéculation étrange à Wall Street. Ce sont des sociétés sans activités opérationnelles qui cible des entreprises à racheter. Ce sont donc des coquilles vides, cotées. Actuellement, la fièvre est un peu retombée et les « investisseurs » – les financiers, les spéculateurs seraient plus juste – s’inquiètent d’une importante création de ces « compagnies ». Un risque de fragilité que ces « véhicules » qui transportent une marchandise inconnue mais qui jouent un rôle dans les fusions-acquisitions.
Il faut souligner le retour de l’État : prés de 60% des opérations étrangères sous le contrôle des États qui s’intéressent plus, suivant l’étude de l’OCDE, aux technologies de pointe qu’aux infrastructures de santé.
Enfin, la politique des entreprises de resserrement de leur capital est un facteur de hausse des marchés financiers. Les entreprises européennes4 utilisent leurs réserves de cash, quelque fois fournies par les États sous forme de prêts garantis, pour racheter leurs actions, à l’instar des grandes entreprises américaines. Le résultat est de faire monter le cours de leurs actions et ainsi de permettre à la fois à ses managers de faire des bénéfices et d’alimenter la hausse des cours. Non seulement cette opération ne crée rien mais elles détruisent du capital.
Le marché des matières premières connaît aussi cette vague spéculative. Marchés à terme, ils reposent sur les prévisions de l’ampleur des productions. La sécheresse laisse accroire une pénurie dans l’année qui vient. Et les cours montent. Et montent plus encore par la spéculation. Même le marché des quotas de CO² – des droits à polluer – flambe.(5)
Tous les éléments montrent que la financiarisation de l’économie continuent d’exercer leurs effets : blocage de la réindustrialisation nécessaire, tyrannie de l’actionnaire via les fonds d’investissement, le court terme comme seule horizon alors que le contexte exige, si l’on veut lutter contre le réchauffement climatique et la crise écologique, une vision de long terme.
Ils indiquent la fragilité de la hausse. Pour un bénéfice spéculatif à court terme, les financiers creusent les risques. La possibilité d’un krach, qui serait la réplique de celui de 2007-2008, est inscrite dans l’analyse de la situation actuelle. Le Monde du 20 avril qui titre « Bourse, la peur du krach », note que les envolées records laisse planer le spectre d’une nouvelle crise… Un krach nécessaire mais qui aura des conséquences dramatiques pour les salarié.e.s, pour prendre conscience de la nécessité de réglementer ces marchés et de construire une autre société reposant sur la satisfaction des intérêts du plus grand nombre, supposant de sortir de la marchandisation, de la privatisation.
Nicolas Béniès.