Histoire, Mémoire et Romans
La rentrée serait sous le signe de l’austérité. Moins de livres que l’an dernier, disent les spécialistes qui font état de plus de 530 romans et ne comptent pas les essais et autres publications. Même ainsi, le choix est inhumain. Il ne peut s’agir que d’un échantillon très limité provenant plus de l’instinct que de la rationalité. Pourtant, le travail de mémoire est le point de chute de la plupart des romans. Comme si la recherche du passé se posait comme vital face à un monde vacillant qui fait de l’accélération son seul credo.
Deux portraits de femmes viennent allumer toutes les flammes. Marc Pautrel dessine « L’éternel printemps » d’une quasi sexagénaire qui fait attiser l’attente pour forcer le désir tout en se dérobant à tout instant pour laisser la part au rêve, à l’imagination, au mystère. Javier Marias s’emploie à dévoiler toutes les facettes de « Berta Isla », un patronyme étrange pour une figure de l’Espagne actuelle et de ses mémoires. Il mêle ses références littéraires et l’histoire pour offrir une vision d’un pays qui a du mal à accepter son passé. La traduction de « Vies écrites » du même auteur qui paraît en même temps permet de parfaire la connaissance de Javier Marias. Il ne craint pas de s’offrir une pointe de fantastique pour parfaire le réel en lui donnant des allures d’impossible.
Jonathan Coe vise « Le cœur de l’Angleterre » en se servant de nouveau de la famille Trotter dont les membres vieillissent avec lui et avec nous. Une chronique qui se déroule de 2010 à nos jours pour conserver vivante la mémoire de ce pays qui a choisi, poussé par des démagogues en quête d’idéologie et de pouvoir, le « Brexit ». pas toujours réussi mais nécessaire en ces temps de perte de sens.
Wolfgang Koeppen (1906-1996), écrivain allemand des années 1950 oublié, est crédité de trois chefs d’œuvre dont « La mort à Rome » qui fait partie des bonnes nouvelles de cette rentrée. Un roman jamais traduit en français. Chez lui aussi, la mémoire est un travail constant et désespérant. Il constate que les anciens nazis ont encore pignon sur rue et servent les pouvoirs en place. Une écriture précise, une conscience aiguë des rapports de classe et une rage qui expliquera pourquoi il arrêtera d’écrire malgré ou à cause de son succès.
La Chine a aussi des auteurs de science-fiction. Liu Cixin fait partie des plus renommés. « Boule de foudre » se veut un quasi manuel de physique et devient une interrogation sur la Chine d’aujourd’hui et, au-delà, sur le monde tel qu’il ne va pas, dépensant sans compter pour des armes de plus en plus meurtrières. Les mutations climatiques servent de toile de fond à cette errance dans des mondes pas très éloigné du nôtre.
Peut-on apporter encore quelques couleurs à la vie de Rimbaud ? Alexandre Blaineau s’y est risqué par une entrée étrange « Les Chevaux de Rimbaud » de quoi filer plusieurs métaphores tout en valorisant ce compagnon fantasque de l’Homme. Rimbaud, quant à lui, a quelques fois tendance à s’échapper…
Jean-François Samlong interroge l’histoire de La Réunion et de ses liens complexes, coloniaux avec la métropole. Deux milles mineurs réunionnais ont été forcés à l’exil dans la Creuse. Une tragédie puissante, scandaleuse racontée sans pathos mais avec la volonté d’apporter sa pierre à un travail de mémoire nécessaire. « Un soleil en exil » est un titre générique pour tous les migrants persécutés.
Un premier roman c’est souvent des promesses. Anne Pauly s’est lancée dans l’histoire d’une maison qu’il faudrait vider puisque c’est ce qu’on fait quand les gens meurent. La maison du père, un « gros déglingo » alcoolique : «Mon macchabée, ma racaille unijambiste, mon roi misanthrope, mon vieux père carcasse», qui reste à découvrir dans les décombres. Un splendide récit de deuil, cocasse et profond. « Avant que j’oublie » est un titre qui pourrait servir pour beaucoup de romans actuels qui se donnent pour objectif de creuser la mémoire collective.
Sylvie Germain mêle encore, dans « Le vent reprend ses tours », Histoire et mémoire via des destins individuels. Ramené fortuitement à son enfance et à la figure tutélaire de Gavril, poète saltimbanque, Nathan découvre la tragédie de ce rescapé des dictatures. Le souvenir du Roumain qui l’avait initié au pouvoir des mots, l’entraîne vers une nouvelle vie. Une métaphore en forme d’espoir.
Nicolas Béniès,
avec nos envoyées spéciales sur le front de la rentrée littéraire, Brigitte Cacheux, Geneviève Chourreu, Cécile Exbrayat
« L’éternel printemps », Marc Pautrel, L’infini/Gallimard ; « Berta Isla », Javier Marias, Du Monde Entier/Gallimard ; « Vies écrites », J. Marias, Arcades/Gallimard ; « Le cœur de l’Angleterre », Jonathan Coe, traduit par Josée Kamoun, Du Monde Entier/Gallimard ; « La mort à Rome », Wolfgang Koeppen, traduit par Armand Pierhal et Maurice Muller-Strauss, les éditions du Typhon, Marseille ; « Boule de foudre », Liu Cixin, traduit par Nicolas Giovanetti, Exofictions/Actes Sud ; « Les chevaux de Rimbaud », Alexandre Blaineau, Actes Sud ; « Un soleil en exil », Jean-François Samlong, Continents Noirs/Gallimard ; « Avant que j’oublie », Anne Pauly, Éditions Verdier ; « Le vent reprend ses tours », Sylvie Germain, Albin Michel