Un éléphant, ça trompe ? A propos de la « courbe de l’éléphant » de Milanovic

Réflexion sur les inégalités et la mondialisation

Branko Milanovic, économiste en chef de la Banque mondiale de 1993 à 2001, a voulu interpréter, comprendre la montée des inégalités à l’intérieur de chaque pays comme entre les pays et les conséquences politiques qui en résultent. Dans « Inégalités mondiales », sous-titré, tout un programme, « Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances », il a construit la « courbe de l’éléphant » – reproduite sur la page de couverture de l’ouvrage – devenue une référence. Sa force : résumer en un seul graphique la distribution mondiale des revenus entre 1988 et 2008, années de « mondialisation intense », dixit l’auteur. Le constat porte sur l’essor de la « classe moyenne » mondiale, la stagnation des revenus de la classe moyenne des pays développés et la hausse impétueuse des revenus des « top percentiles », soit les 1% de la population mondiale, et même les 0,1%.
Pour éviter les erreurs d’interprétations, il faut souligner que l’essor des classes moyennes surtout dans les pays d’Asie – la Chine et l’Inde en particulier – est la traduction de la sortie de la pauvreté due, le plus souvent, à la croissance économique. Là gît une ambiguïté. Le concept de « classe moyenne » se définit uniquement par le revenu. Dés que ce revenu est supérieur à celui de la pauvreté absolue – le minimum de subsistance -, soit le début de la courbe de l’éléphant, on entre dans la classe moyenne inférieure. Tout en gardant à l’esprit que le raisonnement se fait, comme le soulignent Pascal Combemale et Maxime Gueuder en une postface nécessaire, en gains relatifs de revenus au niveau mondial.

Il manque, faute de données, l’analyse des conséquences de l’entrée dans la crise systémique en 2007-2008. Dans un premier temps, la réduction des inégalités est une réalité qui s’explique par le fait que les gains des ultra riches provient, pour l’essentiel, de la spéculation financière. Qui ne dure pas. Très vite, les leçons de la crise sont oubliées par les gouvernants et le revenu des 1%, les ultra-riches, recommence à progresser.
Globalement, Milanovic propose une lecture de la mondialisation via le prisme des inégalités mondiales. Effet bénéfique pour les pays émergents, surtout ceux d’Asie, effet néfaste pour les populations des pays développés. Il insiste plus encore sur la croissance qui permet de faire monter tous les revenus et de dissimuler les inégalités.
Il essaie, dans le même temps, par le biais du concept de « rente de citoyenneté » de rendre compte de la permanence des migrations. Si les citoyen-ne-s des pays développés ont des conditions de vie supérieures à celles des pays de la périphérie, il est logique de vouloir rejoindre cet Eden. C’est, sans doute, une des causes mais pas la seule. Les mutations climatiques, les guerres jouent aussi un rôle essentiel. Les migrations, une des conséquences du basculement du monde, sont révélateurs des crises qui secouent nos sociétés.
Sur le plan théorique, il forge le concept de « vagues de Kuznets » pour offrir un cadre de compréhension de la hausse et de la baisse des inégalités, pour déterminer les conditions qui permettraient de diminuer les inégalités. La démonstration n’emporte pas l’adhésion. Parce que le capitalisme a toujours eu une « croissance heurtée » ponctuée par des crises qui posent la question de changements fondamentaux dans les modes d’accumulation du capital.
Il reste que la thèse présentée ne se limite pas à son sujet. Il donne, à la suite d’Hobson et de Lénine, les raisons impérialistes de la guerre de 1914-18, une interprétation des grands auteurs, Adam Smith en particulier et même des auteurs de la littérature.
Une des grandes conclusions tient à l’injustice première du lieu de naissance qui ouvre un grand débat politique sur la liberté de circulation. Ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre.
Nicolas Béniès
« Inégalités mondiales », Branko Milanovic, traduit par Baptiste Mylondo, La Découverte.