Traumatismes des exils.
Les commémorations actuelles du centenaire de la Première Boucherie Mondiale sont quelque peu indécentes. Les jeunes gens morts dans cette guerre de partage du monde qui marquait la fin du 19e siècle n’ont pas besoin de la compassion des dirigeants du 21e d’autant que les « gueules cassées » – pour employer le langage d’entre deux guerres – n’ont jamais été reconnus par les gouvernements successifs qui préféraient oublier leur responsabilité. Pour rendre aux vivants leur passé, il aurait mieux fallu rendre compte des causes de la guerre et des raisons qui ont amené la seconde.
« Le chagrin des vivants », premier roman d’une londonienne, Anna Hope (Espérance en français, tout un programme), permet d’évoquer les conséquences traumatiques de la guerre sur les rescapés. La société anglaise – comme la française – développera une sorte de blâme sur ces survivants parce qu’ils ont survécu… En 1920, dans une sorte de halo de Londres – la ville semble sous un nuage face à la réalité de ceux qui cherchent une place dans la société qui les refuse -, Hope, à travers le destin de trois femmes, dresse un réquisitoire de dirigeants qui ne veulent pas voir les effets de la guerre sur les hommes revenus de tout. La boue, la mort collent encore à leurs vêtements, à leur peau. Ils trimbalent avec eux leurs compagnons, leurs lâchetés, leurs fuites et leurs bravoures assumées ou non.
Ada cherche la figure de son fils qu’elle croît voir dans chaque passant. Elle se survit dans le silence. Pour s’en sortir, il faudra qu’elle trouve des ressources en elle pour sauver aussi son mari plus atteint qu’elle… Evelyn, d’une famille aisée, s’occupe des « gueules cassées », de ces handicapés à vie que le gouvernement fait semblant d’aider sans leurs donnes les possibilités financières notamment d’être présents au monde. Son frère cache quelques secrets qu’elle voudrait comprendre… Hettie a aussi un frère muré dans son monde, trouve dans l’amour de quoi illuminer ses nuits qu’elle passe à danser avec des inconnus en échange de tickets qui lui permet d’avoir quelques revenus… Trois manières d’aborder une Histoire nécessaire d’autant que les réactions qu’elle décrit sans pathos se retrouvent après toutes les guerres et dans tous les pays. Ces ex soldats vivent péniblement un exil intérieur.
« Dispersés », de Inaam Kachachi, raconte un autre exil, celui des Chrétiens d’Irak obligés de quitter leur pays, à travers les pérégrinations d’une gynécologue, Wardiya, 80 ans. Entre souvenirs de la terre natale, évocation de son action en faveur de la libération des femmes, l’éclatement géographique de la famille et les rêves d’avenir éclatent la barbarie de la condition d’immigrés. La réaction d’un chauffeur de taxi au début indique toute la difficulté de ces chrétiens considérés, par l’imagerie véhiculée par l’extrême droite, comme musulmans ! La poésie n’est pas absente de ces pages pour transcender cette réalité, aller vers un monde plus fraternel. Le terme de « roman » n’est pas forcément juste pour ce témoignage qui vaut aussi pour les Irakiens obligés de fuir des combats qui ne sont pas les leurs et qui transportent leur pays dans leur imaginaire, un pays qui ne se transforme plus. L’exil est une rupture entourée de nostalgie d’un environnement perdu. Comment s’adapter ? Comment se faire accepter ? Trouver une place ? Dans une société qui donne l’impression de se fermer et de refuser tout apport d’autres civilisations et de gouvernants qui rejettent toutes les immigrations en attisant, sous prétexte de défense de l’identité, toutes les haines.
Nicolas Béniès
« Le chagrin des vivants », Anna Hope, traduit par Élodie Leplat ; « Dispersés », Inaam Kachachi, traduit par François Zabbal ; les deux Gallimard/Du monde entier.