A propos d’une anthologie « Bossa Nova in USA/1961-62 »
Ce début des années 1960 est, pour le jazz, des années de création tout azimut. Le free jazz commence à briller de tous ses feux provoquant des réactions de rejet d’une partie du public attachée à la tradition et d’adhésion d’une jeunesse à la recherche d’autres horizons. Au Brésil, dans le même temps, naît une musique nonchalante, « cool », inspirée par cette « école » du jazz dont Miles Davis, en 1948, avec son nonet, est l’un des précurseurs, une simplification de la samba, la Bossa Nova. La Nouvelle Vague, en français, fera écho à celle qui, en France, est en train de changer le regard via une nouvelle manière de filmer, une nouvelle esthétique qui renverse les échelles de valeurs classiques. C’est le temps des révolutions. Le « nouveau » est à la mode.
Comment faire simple ? Reconnaissons que le « simple » lorsqu’il n’est pas simpliste est très compliqué. Le jazz en sait quelque chose qui s’essaie à cet exercice. Le jazz a appris à faire complexe et à se perdre dans sa complexité. C’est le cas à la fin des années 50. Le modal en sera une réponse, via là encore Miles Davis et cet album « Kind Of Blue » (voir « Le souffle bleu », Nicolas Béniès, C&F éditions).
Sous l’égide de Carlos Jobim, de Joao Gilberto et de Vinicius de Moraes, poète à ne pas douter, en particulier la Bossa Nova sort de ses limbes. Une manière d’entrer dans la modernité. Elle est marquée un décalage sur le temps entre la guitare ou le piano et le chant, un chant légèrement en avance sur le temps. Alors que le jazz cultive lui, un léger retard sur le temps. Comment faire cohabiter ces deux esthétiques ?
Il me souvient d’un petit film, datant de 1958 – mais sans garantie – réunissant Gerry Mulligan et Carlos Jobim. Jobim disant son admiration pour le travail de Gerry qui l’a influencé. Mulligan avait, pour cette fois, abandonné son saxophone baryton pour la clarinette et tente – vainement – de capter le rythme simple de cette musique. Échec qui fait la démonstration qu’il est difficile de placer sa « voix » dans cette structure. Le décalage de la Bossa n’est pas « naturelle » pour Gerry.
Les marchands du temple ne sont pas insensibles à cette musique dansante même si elle n’a aucun succès, dans un premier temps, dans son pays d’origine. Le déchaînement orgiaque de la samba garde tous ses adeptes. Ils l’importeront aux Etats-Unis. Et la Bossa changea…
Cette anthologie, « Bossa Nova in USA », permet d’apprécier cette adaptation. Il faut bien sur avoir à l’esprit les créateurs de la Bossa Nova pour comprendre le processus qui permettra au jazz de s’approprier ce nouvel affluent pour lui permettre de se régénérer, quasiment de renaître. Cette voie aura des conséquences. Le batteur se fait plus percussionniste oubliant le « cha da ba ». Cette évolution est d’autant plus marqué de nos jours que les musiques du monde – bizarre dénomination, il ne faut cesser de le dire – ont tendance à digérer toutes les autres formes musicales. Le jazz, pour la première fois de sa vie, n’est pas celui qui intègre mais qui se fait intégrer…
Stan Getz deviendra la vedette incontesté de ce genre en raison d’une méprise. Le public pense écouter de la Bossa Nova. Mais à entendre les extraits de l’album Verve Getz/Gilberto (mars 1963), dans lequel se trouve cette fameuse « Garrotta de Ipanema » (The Girl from Ipanema pour Getz) qui se déhanche en allant à la plage sous les yeux ravis de Jobim et Moraes, il est facile d’entendre que Getz reste un jazzman tandis que Jao fait la preuve de la spécificité du temps de la Bossa et que Jobim, dans un effort désespéré, essaie de faire cohabiter les deux mondes. Ce collage fait la force de la musique. L’auditeur le ressent sans l’expliquer.
Tous les jazzmen réunis dans ces trois CD se servent de la Bossa pour l’intégrer dans leur propre esthétique, à leur mémoire. C’est le cas de Coleman Hawkins et on n’attendait l’inventeur du saxophone ténor dans ce décor. Il montre sa capacité d’écoute pour rester dans le coup et faire, encore et toujours, participer de la modernité. « Zoot » Sims – j’avoue ma préférence -, « Bud » Shank sont aussi de cette partie tandis que le vibraphoniste Cal Tjader tire la Bossa du côté de l’afro-cubanisme et que Dave Brubeck préfère composer ses versions de la Bossa, dont cette « Bossa USA » la bien nommée.
Pour dire que cette plongée dans le passé pose des questions nouvelles sur les rapports du jazz et des musiques qui viennent d’autres cultures, d’autres révolutions… Questions qui ne nuisent en rien au plaisir de l’écoute de ces enregistrements qui n’arrivent pas à vieillir. Pour beaucoup d’auditeurs d’aujourd’hui ce seront des découvertes qui donneront envie d’aller entendre les albums originaux. Pour ce faire, les auteurs de cette compilation, Teca Calazans et Philippe Lesage, donnent quelques indications biographiques sur les musicien(ne)s réuni(e)s par leur grâce.
Nicolas Béniès.
« Bossa Nova in USA/1961-62 », coffret de trois CD, Frémeaux et associés distribué par Socadisc.