Quand le jazz se fait littérature
Les éditions Alter Ego, sises à Céret (Pyrénées orientales), s’est lancé dans une grande entreprise de salubrité publique, publier des livres sur le jazz. Le jazz, c’est la porte grande ouverte à l’imagination, à la mémoire. Ses chocs esthétiques sont durables et organisent toute une vie.
Alain Gerber – il l’a raconté à sa manière dans « Le faubourg des coups de trique », un de ces romans dont personne ne sort indemne – l’a ressenti. Il a été un de ceux qui ont créé un genre littéraire, la vraie-fausse biographie. Dans ce « Petit dictionnaire Incomplet de Incompris », il passe en revue de ces musicien(ne)s resté(e)s dans l’ombre pour des raisons parfois indéterminées, souvent parce qu’ils et elles étaient en avance ou en retard sur leur temps ou tout simplement trop parfait. La vocaliste Lorez Alexandria, qui ouvre – ordre alphabétique oblige – ce recueil en l’exemple parfait. Elle vient pourtant de Chicago, ville du jazz par excellence. Le romancier sait se servir de la réalité pour parfaire ces portraits, pour raconter ces histoires, pour orienter le lecteur vers l’écoute des œuvres, musique qui deviendra la sienne. Le critique de jazz permet de découvrir des créateur(e)s – les femmes sont souvent incomprises et oubliées – qui forment l’ossature de cette musique art-de-vivre.
« My favorite things », une chanson composée par Rodgers et Hammerstein II pour « La mélodie du bonheur » (The sound of music), est un thème rendu mythique par John Coltrane qui l’a trituré jusque la fin de sa vie. Intitulé ainsi ce « Tour du Jazz en 80 écrivains » fixe le projet de Frank Médioni, faire parler du jazz et de son influence sur l’écriture, sur l’imagination. Le résultat est forcément inégal mais toujours révélateur. De l’écrivain(e) et de ses rapports au monde. Il permet aussi de découvrir des écrivain(e)s dont Franck Médioni lui-même. La préface de Yannick Séité permet de comprendre le rapport amoureux qu’entretient la littérature française avec le jazz. Ce recueil aurait pu aussi s’appeler « Histoires d’amour » ou « Les feuilles mortes ».
La critique de jazz est curieuse. Elle mêle des poètes, des écrivains mais aussi – et plus logiquement – des ethnologues, des sociologues et même des économistes. Jacques B. Hess reste pourtant un cas à part. Philosophe, il fut le premier chargé de cours d’histoire du jazz à la Sorbonne, de 1970 à 1990. Polyglotte, contrebassiste, avant tout humoriste à la dent dure, il est l’auteur de « Chroniques » dans Jazz Hot ou Jazz Magazine, de 1966 à 1971, intitulé forcément « Hess-O-Hess ». Pour ce rescapé des camps de concentration, le tabou n’existe pas. Rien ne résiste à son ironie et surtout pas les pouvoirs en place. L’imbécillité fait l’objet de son juste courroux avec ce qu’il faut de drôlerie. Le lire aujourd’hui est comme un coup de poing sur tous les pisse-froids de la critique qui ne savent plus rire et s’enflammer. Hess n’est en rien un post moderne mais moderne il l’est resté.
Nicolas Béniès.
« Petit Dictionnaire Incomplet des Incompris », Alain Gerber, 251 p. ; « My Favorite things. Le tour du jazz en 80 écrivains », textes réunis par Franck Médioni, 270 p. ; « Hess-O-Hess. Chroniques 1966-1971 », 225 p., Alter Ego éditions/Jazz Impressions.
Article publié dans l’US Mag de septembre 2013