Impressions de Jazz Sous les Pommiers, 4 – 11 mai 2013, 32e édition.

Un bon cru

Sur le terrain de la fréquentation, un succès. Beaucoup de concerts complets, beaucoup de monde. Logique, conjonction du 8 (mercredi) et de l’Ascension (le jeudi 9) ont permis une affluence souhaitée après les pluies de l’an dernier et un déficit important. Cette année, le temps, sans être réellement printanier – plutôt primesautier – n’a pas mis trop de sable dans les rouages. Même ma conférence sur « lorsqu’une chanson française devient standard du jazz, que reste-t-il de nos amours »1 a vu une affluence « normale », entre 30 et 40 personnes et ce, un vendredi à 15h30 alors que le festival brillait de tous ses feux. Certains étaient venus – comme ce photographe dont je ne connais pas le nom – pour fermer les yeux, goûter à d’autres cieux que ceux du travail à faire. C’est vrai que les photographes ont de moins en moins la vie facile, restriction des temps – 10 mn au début -, surveillance tatillonne, obligation de se justifier à tout moment et, last but not least, aller de concert en concert pour ne pas rater le moment où ils et elles peuvent « faire » leur métier. La pression, le stress est partout.

 

Moments forts.

Pas de grandes déceptions sauf peut-être Joshua Redman qui avait laissé, en 1997, une trace dont je me souvenais encore. Là, le saxophoniste donnait l’impression de découvrir son répertoire comme ses musiciens. Ils semblaient avoir le nez collé sur leurs partitions. Comme si le quartet était en rodage…

Je ne parlerai pas des premiers jours, je ne suis arrivé sur les lieux que le mercredi après midi pour entendre la fin de la « Fête à Boby », fête réussie sous l’égide de Jean-Marie Machado même si certain(e)s participant(e)s regrettaient la présence d’André Minvielle alors que je trouvais que, justement, il fallait cette présence – l’album est à écouter, voir ma chronique. Il faut dire que ce mercredi était bien rempli.

Le moment le plus merveilleux, un concert qui réconcilie avec tous les concerts, Gary Burton et son quartet. Le vibraphoniste virtuose, qui a révolutionné l’instrument au même titre que Bobby Hutcherson, n’a rien perdu de son swing. Maniant ses quatre mailloches en un style plutôt dépouillé, il a fait la démonstration que ses 70 ans ne sont pas un handicap pour continuer à créer. Ce n’était pourtant pas une mince affaire de diffuser une émotion dans cette salle Marcel Hélie qui sert tout le long de l’année de salle de sports. Les quelques 1500 personnes ont vibré, forcément vibré. Il faut dire qu’il était entouré d’un jeune guitariste de 25 ans, Julian Lage, superbe, sachant tout de ses prédécesseurs – Jim Hall en particulier, auquel je pensais victime qu’il est de la maladie d’alzheimer – et capable encore d’étonner lorsqu’il se refuse à faire preuve de sa virtuosité, de Scott Colley à la contrebasse qui se manifeste beaucoup en France et de Antonio Sanchez à la batterie. Le temps était suspendu. Plus rien n’avait d’importance que la musique qui s’étalait comme autant d’évidences pour nos oreilles, pour notre cerveau épaté. Une communion rare. Il n’était pas besoin d’avoir la biographie de Gary Burton en tête pour participer de cette création. Elle était nécessaire pourtant. Il faut entendre encore et encore Gary Burton et pas forcément avec Chick Corea, des duos qui se sont beaucoup vendus, mais avec Steve Swallow, Roy Haynes et beaucoup d’autres… Sa discographie démarre en 1961 !

Le deuxième grand moment, ce fut la fin. Grégory Porter, vocaliste dans la lignée à la fois de Jon Hendricks, de Billy Eckstine et de tous les chanteurs « soul » des années 60, sait imposer sa présence. Il faut dire qu’il a une « carrure ». Il ne laisse personne indifférent. Une voix grave de baryton, avec ce qu’il faut de zeste de gospel, une référence au blues mais aussi à Cannonball Adderley – il a repris « Work Song » que Nougaro avait aussi chanté. Le temps de l’émotion aussi avec trois morceaux en compagnie de Jon Hendricks, 92 printemps et toujours l’envie de chanter, de réaliser une performance. Il ressemblait à un fétu de paille face à cette colline de Porter, refusant de s’en laisser conter. Jon Hendricks avait débarqué sur les plages de Normandie le 12 juin 1944. Comme tous les autres soldats Noirs. Les généraux craignaient que ces soldats se trompent de cible et abattent leur supérieur. La manière dont les Noirs étaient traités rendait compréhensible cette possibilité. Ils ont ainsi évité la grande boucherie. Une manière donc de fêter le 69e anniversaire du débarquement.

Il aurait fallu conter l’histoire de ce style dit « vocalese » dont Jon Hendricks fut – et reste – un des grands tenants. Pas le premier, mais celui qui a su lui donner des lettres de noblesse en composant des paroles qui, à la fois, raconte le jazz via ses grands génies et ses grandes œuvres et raconte l’histoire de ce « blues people » marginalisé par cette société américaine blanche et capitaliste. Comme le note Daniel Boorstin dans sa monumentale histoire des Américains, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les esclaves avaient une couleur… Il faut dire qu’il avait trouvé sur sa route deux comparses qui permis au trio Lambert/Hendricks and Ross de marquer son temps et tous les temps qui ont suivi. Dave Lambert, chauve, barbu ressemblant à ces instit de la 3e république, avait chanté avec Charlie Parker, un scatteur fou dans la lignée de Leo Watson – lui aussi oublié, à entendre par exemple ce « scattin’ the blues » du 24 janvier 1945 -, capable de toutes les extravagances au bénéfice du swing, de la création ; Annie Ross, britannique et alcoolique, chanteuse remarquable apportait une touche singulière à ce trio vocal. Le tout transcendait chaque composante. La dialectique tenait ici de ce miracle étonnant d’une rencontre. LHR, trio qu’il ne faut pas rater. Seul Jon a survécu.

Le créateur de ce style, Eddie Jefferson, est par trop oublié. Une pensée pour lui qui chantât au début des années 50, composant des paroles sur l’histoire du jazz, de ses personnages permettant à « King » Pleasure de faire un succès avec son texte sur une improvisation du saxophoniste James Moody, « Moody’s Mood For Love », un enregistrement du 19 février 1952. Eddie ne l’enregistrera qu’au mois de juillet de cette même année. Une balle perdue – soi disant – lui ôtera la vie en 1978 alors qu’il effectuait une sorte de retour.

Pour en revenir à Porter une mention spéciale à son saxophoniste Yosuke Sato, plein de fougue, capable de chauffer la salle.

Les autres moments forts ont montré l’importance des concerts de 12h20 dans le Magic Mirrors, une construction temporaire venant des fêtes de la bière. Autant dire que les places assises sur le côté sont faites plus pour le plaisir de boire que pour celui de l’écoute. Il n’empêche, les femmes du jazz ont su transformer le lieu pour en faire le temps de la musique. Leïla Martial d’abord. Je l’avais entendu à Crest – dans la Drôme, un festival qui a lieu fin juillet début août – où elle avait gagné le concours de jazz vocal que l’association organisatrice du festival réalise tous les ans. Depuis, elle a fait un album, avec Jean-Jacques Pussiau pour son label « Out note records », « Dance Floor ». Elle est venue à Coutances avec la même formation, Laurent Chavoit, contrebasse, Éric Perez, batterie et Jean-Christophe Jacques, aux saxes. La chanteuse se fait un devoir de ne pas imiter, de tracer un chemin difficile qui est le sien. Elle s’est affirmé, sait qu’elle cherche une voie et fait tout pour convaincre. Elle – et eux – a réussi. Le public était conquis. Même si ses tripatouillages électroniques ont suscité, dans un premier temps, de l’incompréhension. A force de conviction, elle a su entraîner, dans ses délires, une audience qui ne savait pas trop si c’était de l’art ou autre chose.

L’autre concert de ce midi, le samedi – jour de clôture – fut celui de la batteure Anne Paceo qui a réussi le tour de force de faire danser le public, alors qu’il faisait grand vent et que le chapiteau menaçait à tout moment de s’écrouler. Ce furent les musiciens – Stéphane Kerecki à la contrebasse, le bassiste le plus romantique de notre temps, avec un toucher léger et lumineux et pourtant gorgé de la pulsation du jazz, Pierre Perchaud à la guitare, Antonin-Tri Hoang au saxophone alto et clarinette basse, Leonardo Montana au piano – conduits par Anne qui ont permis de faire chanter le vent. Un grand concert qui aurait mérité la salle Marcel Hélie. Pour l’année prochaine ? (A écouter son album « Yokaï », Laborie jazz).

 

Glaciation

Ce dernier samedi toujours, John Surman, britannique et saxophoniste baryton, clarinette basse, soprano, flûtes diverses, revenait à la Cathédrale. Il avait déjà donné un concert avec un chœur.

Là, il était seul. Pas tout à fait. Le public était nombreux et les sonorisateurs testaient un nouveau matériel, allemand, luttant contre l’écho de la cathédrale pour permettre le confort d’écoute de tout le monde quelque soit l’endroit où on était assis. John était aussi en compagnie… du froid. Lorsqu’il fait chaud, la cathédrale est un lieu d’asile pour tous les amateurs de fraîcheur… Lorsque le temps est à la pluie, la cathédrale a tendance à réfrigérer l’atmosphère. John aurait pu jouer avec des moufles. Le public s’était bien couvert. Malgré tout le froid était envahissant, privant le public de son confort d’écoute. Le système de sonorisation ne semblait pas non plus très au point… Difficile de lutter dans ces conditions. Le métier de critique devient impossible.

 

Était-ce le résultat de cette glaciation, le trio du pianiste Vijay Iyer a déçu – samedi à 17h au théâtre. L’art du trio tient à des petits riens. Un batteur qui écoute, un bassiste qui fait le lien avec les deux autres, un pianistes qui connaît les limites des deux autres et leur propose de les outrepasser. Il arrive que cette alchimie ne prenne pas. Pourquoi ?Difficile à dire. Un batteur trop fort qui ne s’entend pas et n’entend pas les deux autres, un bassiste qui semble trop en retrait et le pianiste quoi répète des plans pour permettre aux deux autres de revenir… Dommage, je m’en faisais une fête.

 

Pour le reste.

Avishai Cohen (bassiste) et son nouveau trio, Ofri Nehemya au piano et Nitai Hershkovits, un très jeune batteur qui montre que la scène du jazz israélienne est à même de prendre la relève de toutes les autres scènes du jazz. Un trio soudé. Des thèmes sympathiques, de l’énergie mais un concert qui ressemblait un peu trop aux concerts précédents malgré le changement de musiciens… Pas désagréable mais sans surprise. Ceux et celles qui ne connaissaient pas ont découvert un trio, une musique qui fait la part belle aux thèmes de la tradition juive.

Louis Sclavis, saxophones et clarinettes, et son « Atlas Trio », Benjamin Moussay (piano et claviers) et Gilles Coronado (guitare) pour une musique plus convaincante que celle de l’album ECM. Louis sait faire vivre sa musique et la rendre accessible, sans rien céder, au public. Un beau tour de force.

Ping Machine, un grand orchestre de 15 musiciens – les albums sont à écouter – jouait pour l’une de ses premières fois dans une grande salle – le théâtre de Coutances en l’occurrence et plein – et le stress s’était invité. Ils étaient donc tendus et la musique s’en est ressentie. Elle a besoin d’être cajolée et d’un peu de décontraction. Le dernier morceau, en rappel, montrait la capacité de cet orchestre à étonner. Il aurait fallu une demi-heure de plus…

Stéfano Di Battista, saxophoniste alto et soprano nous a conviés à un show sympathique. En duo d’abord avec le pianiste Danilo Rea, un peu trop démonstratif à mon goût – une démonstration peut-être nécessaire en fonction du contexte -, puis avec un trio, et il faut retenir leur nom ils feront parler d’eux j’en suis convaincu, Julian Olivier Mazzariello au piano, Daniele Sorrentino à la contrebasse et Roberto Pistolesi à la batterie. Le trio évolue entre McCoy Tyner et Ahmad Jamal mais on sent qu’il se cherche… Il avait pris le risque, Stefano, de faire venir un autre altiste de 25 ans, Baptiste Herbin que j’avais découvert aux côtés d’Aldo Romano. Un fou furieux comme je les aime. Il arrive, il embouche son sax, il part il continue de jouer… Un monomaniaque, de ceux qui font les grands musiciens. L’âme du jazz était là…

 

Au total, un bon cru.

 

L’an prochain planera l’ombre du 70e anniversaire du débarquement. Le jour de l’Ascension étant fin mai, les cérémonies seront proches. Il faudra éviter la commémoration – un enterrement – pour faire vivre le jazz qui débarquait une nouvelle fois…

 

Nicolas Béniès, envoyé spécial de l’US Magazine.

1 Pour ceux et celles qui n’auraient pas noté – ou qui veulent entendre – la version de référence de « I Wish You Love » (les paroles américaines n’ont que peu de rapport avec le texte poétique de Trénet), se reporter à un album Blue Note signé par le guitariste Grant Green, en compagnie du batteur Elvin Jones, de l’organiste Larry Young et du vibraphoniste Bobby Hutcherson, « Street of Dreams » de 1964, une version qui restera collée sur le lecteur de CD. Une fois finie, on recommence comme le chantait Léo…