Martial Solal pianiste de jazz (Alger 23/08/1927 – Chatou 12/12/2024)

L’improvisation comme méthode de création

Comment devient-on musicien de jazz ? Par colère sans doute. C’est elle qui est la meilleure conseillère lorsqu’elle se transforme en brûlure de la révolte. L’adolescent Martial Solal à Alger subit les conséquences des lois antisémites du régime du Maréchal Pétain : l’entrée de son lycée lui est refusée. Un monde se ferme. Il est seul et se sent seul. La violence de ce rejet – même s’il en parle très peu – restera comme une marque indélébile. Peut-être est-ce dans cet événement de la grande histoire qu’il faut chercher les ressorts d’une volonté inaltérable de devenir un pianiste hors-norme. Pour obliger les autres à le regarder, le considérer. Le personnage pourrait, en d’autres circonstances plus terribles encore, être dessiné par Jiri Weil qui dans « Vivre avec une étoile » (10/18) décrit l’abandon de soi et la lente prise de conscience de la lutte collective pour redevenir soi-même d’un Juif à Prague pendant cette même période. Lueurs d’un avenir commun pour refuser la loi des nazis, l’avilissement.

Se refermer sur soi-même est une réaction vitale qui peut conduire à un enfermement, à une négation du onde, de la vie. Le jazz est la figure du sauveur. Musique de rencontre, de confrontation, de création obligeant à sortir de l’isolement pour convaincre, pour aller vers le public. Il faut du courage et un peu d’inconscience pour travailler seul – « Ma vie sur un tabouret » et son premier essai autobiographique avec l’aide de Frank Médioni – et partir à la recherche d’engagements pour éviter le glissement vers l’entre soi, lamentations contre le sort, le destin. Souvent le point de départ vers la drogue pour retrouver l’estime de soi en faisant grossir d’une manière démesurée son moi.
Martial Solal a réussi la fusion entre la conscience d’être un original, un pianiste virtuose et de s’ouvrir au monde. Sa vie avec le piano se partage avec la lecture : tout en jouant, chez lui, il dévore les livres, toute la littérature, deux passions qu’il réunit. Les titres de ses compositions montreront son amour des mots et l’ironie qui se cache dans le jeu sur les mots comme il joue sur les notes. Plus tard, lorsqu’il ne pourra plus lire aussi facilement, il regardera la télé. Se manifeste son ouverture au monde, d’être partie prenante du monde. Il se voudra, sans modestie mais se critiquant constamment, le plus grand pianiste du monde. Les critères qui pourraient justifier ce titre n’existent pas encore, tout en considérant son art comme un aboutissement de toutes les musiques qui l’ont précédé. Le génie pianistique de Solal pourrait être proposé comme une des références possibles. A ceci prés que, dans le jazz, la seule façon de jouer revient à être soi-même et non pas un autre.
Dans sa véritable autobiographie écrite directement au clavier d’ordinateur, obligé de quitter celui du piano – l’âge est ingrat -, « Mon siècle de jazz » sonnait la fin de ses aventures avec son compagnon, de 88 touches. Pouvait-on imaginer Solal sans piano ? Et le piano sans Solal est orphelin, il lui manque l’essentiel.
Il laisse une œuvre remarquable. A ses débuts, comme pianiste maison au Club Saint Germain à Paris , à partir de 1950. Il a débarqué d’Alger pour faire la carrière qu’il veut faire, qui est la sienne, qui ne peut se faire qu’à Paris ; il faut un sacré toupet pour s’imposer dans la capitale. Les réflexions antisémites en lui seront pas épargnées. Difficile à supporter, « comme un poing de côté » écrira-t-il, et ça fait mal.
Le Club Saint germain, plus que le Tabou qui n’eût qu’une éphémère, est le point de rencontre obligé de tous les musicien.ne.s qui passent par Paris. Un passage obligé. Martial Solal apprend et apprend à se différencier, à surprendre. Il partage avec Baudelaire la peur de l’ennui. Pour l’éviter, il faut encore et encore travailler avec le piano.
A la fin des années cinquante le cinéma lui donnera une consécration. En compagnie de Christian Chevallier, lui aussi pianiste, chef d’orchestre et arrangeur, il composera la musique du premier film de Jean-Pierre Melville, « Deux hommes dans Manhattan », Jean-Luc Godard, en 1960, lui donnera une grande visibilité par le succès inattendu de « A bout de souffle ». Il s’était lancé, dés 1956, dans la constitution d’un grand orchestre pour lequel il allait composer et arranger. Ses influences sont vraisemblablement multiples, la plus importante sans doute est celle d’André Hodeir.
Il dira qu’il n’écoute jamais de disques » écrit-il en exergue de « Mon siècle de jazz », pour ne ressembler à personne. Une demi-vérité. Les influences sont visible chez le jeune Solal – au passage, un personnage de Albert Cohen, son double littéraire – qie ce soit Bud Powell , Thelonious Monk, James Moody, saxophoniste… Elles seront cachées par sa virtuosité et intégrées pour devenir du Solal. Sur la scène parisienne, il sera très présent, les enregistrements en témoignent qu’il faut écouter. En 1962, il sera présent au festival de Newport. Il le raconte avec quelques fantaisies dans l’autobiographie, au Village Vanguard, un club légendaire new-yorkais.
Sa grande force l’improvisation, que ce soit en solo, en trio – avec deux contrebassistes, un essai réussi , la rencontre avec d’autres pianistes, celle avec Joaquim Kühn, lui a appris le free jazz écrira-t-il qui montre sa puissance – et celle de Joaquim -, ou encore avec son grand orchestre , qu’il fait devenir composition.
Lisez l’autobiographie
Surtout écoutez le pour que sa place de génie – ce n’est pas trop -soit reconnue. Pianiste de jazz ? Assurément.
Nicolas Béniès
« Ma vie sur un tabouret », Martial Solal, avec Franck Médioni, préface André Hodeir, Actes Sud, Paris, 2008
« Mon siècle de jazz », Martial Solal, Frémeaux et associés, 2024, préface Alain Gerber
A écouter, au moins le coffret Quintessence, collection dirigée par Alain Gerber, Frémeaux et associés
J’ai consacré une série d’émission à Martial Solal que vous pouvez retrouver sur radio-toucaen.fr sous le titre « les mois de décembre sont meurtriers »