Derrière la reprise, le basculement du monde

La pandémie a révélé l’hypermondialisation qui s’est installée depuis les années 2000. Elle a structuré le monde. Les États se sont vus dépossédés de leur pouvoir appuyé sur la création de richesses sur le territoire national. Le processus de financiarisation/désindustrialisation s’est synthétisé dans la place nouvelle des multinationales. La richesse est devenue financière et dépendante des marchés financiers. Le constat a été fait avec Musk. En conséquence, la finance impose ses critères de maximisation du profit à court terme. Il est temps de changer d’orientation stratégique.

Reprise ?
La reprise économique en France, de plus de 6% suivant la dernière note de conjoncture de l’INSEE (de septembre), pourrait faire illusion. La Banque de France frôle même les 7 %. « Les Échos », début novembre, vont jusqu’à proclamer la France, locomotive de l’Europe1, mais, puissance de deuxième zone, elle n’en a pas les moyens.
La reprise est, en France, comme dans les autres pays capitalistes développés, dopée par l’intervention de l’État qui a secouru toutes les entreprises en difficulté et financé le chômage partiel à un niveau élevé. Au prix d’un déficit budgétaire qui fait voler en éclat les critères de Maastricht et d’une augmentation de l’endettement public qui fait pleurer les tenants de l’orthodoxie libérale voulant à toute force diminuer les dépenses publiques. Pourtant, le service de la dette, le paiement des intérêts et de la partie de la dette à rembourser, est faible résultat de la politique monétaire de la BCE qui continue à créer massivement de la monnaie pour racheter les obligations d’État des pays de la zone euro. Les taux d’intérêt restent proches de zéro même s’ils ne sont plus négatifs.
L’Italie, l’Espagne, profitant du Quantitative Easing2 ont décidé de gonfler les dépenses publiques pour alimenter la croissance. Les pays d’Europe du Nord veulent aussi renouer avec « L’État-providence ». La forme sociale de l’État signe un curieux retour dû à la prise de conscience par les populations, par la pandémie, de la nécessité de la protection sociale et des augmentations de salaire ainsi que la réduction du temps de travail. Cet axe de politique étatique se heurte à la survivance de l’idéologie libérale sur le terrain économique et à la volonté continue de détruire le système de protection sociale ; efficace visiblement face à la pandémie.
L’État a garanti les revenus permettant à la consommation des ménages de repartir et de nourrir la croissance. L’évolution du pouvoir d’achat devient la variable essentielle pour la poursuite de la reprise. Or, il est orienté à la baisse sous le poids des hausses des denrées alimentaires de base – les cours sont au plus haut depuis 10 ans – et de l’énergie. Précaires et petits boulots sont les grands exclus. Retraités et fonctionnaires voient leur capacité d’achat diminuer. La redistribution des revenus vers les plus riches par le biais de la hausse des prix pourrait entraver la reprise. D’ores et déjà l’industrie automobile européenne est menacée d’effondrement, faute de clients et aussi de semi conducteurs. Les habitudes des consommateurs se transforment. La préservation de l’environnement devient une préoccupation centrale.
L’économie allemande, première économie de l’Europe, vit au rythme des mêmes questions à court terme. Elle connaîtra un ralentissement de sa croissance ce dernier trimestre de 2021 et les prévisions pour 2022 sont atones. La politique économique du nouveau gouvernement jouera un rôle essentiel pour définir aussi un modèle industriel plus adapté à la réalité du monde. Le court terme, la reprise et son financement, sont imbriqués au moyen terme, la capacité à définir un autre modèle d’accumulation. L’économie allemande dépend, pour l’essentiel, de ses exportations, de machines outils notamment, vers la Chine devenue son partenaire le plus important.
L’économie chinoise est dans une phase de ralentissement : 4,9% prévu pour 2021, un niveau d’activité faible qui a des conséquences sur l’ensemble des économies du monde à commencer par ses voisins les plus proches. « La Chine pèse sur la reprise mondiale » comme le titre le Monde du 7 novembre. A court terme la faillite possible du géant de l’immobilier Evergrande fortement endetté risque d’entraîner avec elle les grandes bourses chinoises et, au-delà, provoquer une crise financière mondiale et une récession. Le gouvernement chinois hésite à le soutenir. Pour l’instant, il fait face à ses échéances, mais rien n’est réglé.

La question fondamentale est structurelle. La Chine a voulu réorienter son économie en changeant de modèle de développement passant d’une croissance dépendante de ses exportations – elle est la filiale d’atelier par excellence – à un développement autocentré. La pandémie, avec son lot de souverainisme et de protectionnisme, accélère le processus qui se heurte à la stagnation, sinon la baisse de la consommation des ménages.
Les tendances au souverainisme, au renfermement sur soi étaient déjà sensibles avant la pandémie. Mais cette dernière les a non seulement révélées mais aussi approfondies et accélérées. Le plan de Joe Biden, aux États-Unis, en est une bonne illustration. « America first » ! Le pays ne sera plus la « locomotive » du monde ». Ce repli généralisé limite les échanges mondiaux et désorganise les chaînes de valeur. Celles de l’hypermondialisation sont obsolètes sans que de nouvelles se créent.

Réindustrialiser ?
Le thème de la réindustrialisation fait florès. La pandémie a révélé à la fois l’hypermondialisation et la nécessité, pour le bien être des populations, d’industries prioritaires – comme la pharmacie – pour éviter de dépendre des firmes multinationales uniquement guidées par le profit à court terme, comme Sanofi.
Le « plan » Macron de 30 milliards sur 5 ans est trop faible : les sommes sont ridicules au regard des investissements à engager et l’imagination est absente. Une reconstruction du passé fait office de futur, sans penser des innovations industrielles. Repenser le travail lui-même est un autre impératif. Pas seulement à cause du télétravail qui n’en est que le révélateur ou des effets de la pandémie qui ont permis aux salarié.e.s de prendre conscience de leurs conditions de travail absurdes.3
L’actuelle bonne santé statistique du marché du travail justifierait de ne rien faire sinon attendre. Ce serait une erreur. Le chômage, au sens du BIT, est tombé à 8% de la population active mais il ne tient pas compte des passages de catégorie. Les employés à temps très partiel ne sont plus comptabilisés d’une part, de l’autre il n’est pas tenu compte des travailleurs découragés qui ne s’inscrivent plus comme demandeurs d’emploi. La contre réforme de l’assurance chômage vise à faire baisser le revenu, le salaire différé, des salarié.e.s privé.e.s d’emploi sous le prétexte que le marché du travail connaît une embellie, pour les forcer à accepter n’importe quel emploi. Une négation des libertés démocratiques. Sans parler d’une baisse de la consommation.

De mauvaises nouvelles
Il est de bon ton de considérer la hausse historique des indicateurs boursiers comme de bonnes nouvelles. La finance absorbe à la fois la création monétaire des banques centrales des pays développés – une forme d’inflation, une hausse des actifs financiers alors que leur valeur « réelle » n’a pas bougé – et l’augmentation des profits au détriment de la nécessité de la réindustrialisation nécessaire pour sortir de la crise économique. 2022 vivra au rythme des restructurations profondes et des licenciements. On peut prévoir une faible croissance.
Le décalage entre la sphère financière et l’économie « réelle », la production de richesses, s’approfondit. La croissance, en France, au mieux, permettra de revenir au niveau du PIB de 20194, sans trouver les ressorts d’une nouvelle création de richesses.
L’orientation des capitaux vers la sphère financière est liée à l’incertitude. La pandémie – toujours présente, Omicron en témoigne – se rajoute à celles déjà existantes. Investir, dans ces conditions, est un pari risqué, sans orientations stratégiques de l’État. Les innovations financières font, elles, peser un danger immédiat parce qu’elles renforcent la volatilité des marchés. Récemment – fin novembre 2021 – les Bourses ont chuté fortement prenant prétexte de l’arrivée du nouveau variant. Plus profondément la reprise économique risque d’être un feu de paille si elle ne s’inscrit pas dans la définition d’une nouvelle architecture reposant sur le bien être des populations passant par le développement des services publics et des priorités de réindustrialisation.
La réglementation de la finance par l’État transformerait l’orientation de l’accumulation du capital vers l’investissement productif.
Les risques viennent à la fois de la politique budgétaire et de la politique monétaire. Si les États renouent avec l’austérité et baissent les dépenses publiques, la consommation s’effondrera et les services publics seront comprimés, sans possibilité d’accomplir leur mission. Si le gouvernement futur, pour la France, veut, comme, annoncé, remettre en cause la protections sociale sous prétexte de déficit, les inégalités ne pourront que progresser, alors qu’elles sont déjà profondes.
Le budget pour 2022 enregistre certes une augmentation des dépenses mais les déclarations gouvernementales s’inscrivent toujours dans la perspective de la baisse des dépenses. Si les banques centrales stoppent le quantitative easing et reviennent à l’augmentation des taux d’intérêt, l’endettement privé pourrait exploser. La FED, la banque de réserve américaine, est prête à augmenter les taux d’intérêt et à baisser – mais pas arrêter – les rachats de la dette publique. Pour, antienne oubliée, lutter contre l’inflation qui atteint 5% aux États-Unis. La BCE hésite. La démission du représentant de la Bundesbank pourrait laisser penser à la poursuite d’une politique monétaire expansive. Tout dépend de la prise de conscience de la réalité du monde loin des postures idéologiques.
Pour éviter la catastrophe, il faudrait concevoir un autre monde, luttant contre les mutations climatiques et la crise écologique qui supposent de nouvelles infrastructures. Lutter contre la fiance et son objectif de maximisation du profit à court terme est un préalable vital.
Nicolas Béniès