Libre dit-il

Roberto Bolaño (1953-2003), poète.

Suffisant pour décrire l’ampleur de l’écrivain qui sait se servir de tous les codes pour les pervertir et les transformer en autant de canons tonnants contre tous les préjugés. Morceaux de biographies, souvent d’autobiographie collés à la fantaisie des rêves pour débouler sur le roman noir mâtiné de références diverses littéraires pour déboucher sur l’indicible et l’inintelligible tout en donnant l’impression de communiquer des clés de compréhension que les vents emporteront.
Le mouvement qu’il créera en 1975, à Mexico, se définira comme « infraréaliste », référence pensée aux surréalistes comme à Julio Cortazar qui a profondément influencé toute le littérature latino-américaine. Les figures tutélaires s’agitent dans un curieux bocal, Borges, James Joyce – « Ulysse » et « Finegan Wake » continuent de susciter des commentaires et d’habiller les imaginations – mais aussi les villes, Santiago du Chili, la naissance, Mexico, Barcelone comme l’histoire des révolutions, la Commune de Paris tout autant que Allende.

Infra ? À l’intérieur de la réalité telle qu’elle se transforme par la puissance créatrice des images, des récits, des contes qui traversent le quotidien. Le poète les transfigure en une liberté totale du fond et de la forme, résultat d’un travail long et patient sur le mélange des ingrédient pour métamorphoser le roman en un poème qui sait nous atteindre au plus profond de nous-mêmes pour conduire à des interrogations sur la vie via la réflexion sur la mort inévitable. La course contre elle ne sera jamais gagnée. Juste gagner du temps.

Cette édition voulue par les Éditions de l’Olivier – Christian Bourgeois a été le premier à publier les œuvres de Bolaño – est un monument. Six forts volumes sont attendus. De quoi faire peur. Les monuments laissent en général un peu froid. Certes, ils se visitent mais provoquent, souvent, un ennui profond. Bolaño résiste à tout, y compris à l’impression que suscite cet effort éditorial. Pour éviter dés l’abord tout effet de lourdeur, l’éditeur a choisi de commencer par les poèmes réunis sous le titre « L’Université inconnue » pour introduire à l’univers particulier de Bolaño, de cette écriture étrange qui laisse comme un filament dans le cerveau pour illuminer notre imagination, pour chatouiller les neurones, pour alimenter notre vision du monde.

Le jazz n’est pas absent, comme il est logique pour toute cette génération – 20 ans dans les années 1970. Elle a fait l’expérience de la liberté, avec le free jazz. Georges Pérec – qui trouve aussi sa place chez Bolano -, dans un article des « Cahiers du jazz », intitulé « La Chose », avait fait du free jazz l’avant-garde des changements nécessaires dans la littérature et au-delà de toutes les disciplines artistiques. Mémoires et rêves, rêves de mémoire sont l’apanage du Free toujours aussi décrié et, pourtant, toujours aussi présent.
Randy Weston, Monty Alexander et l’incontournable Thelonious Monk sont aussi le nom de poèmes qui, évidemment, ne traitent pas du jazz apparemment…

Les romans suivent : « Amuleto » et « Étoile distante ». Entre les deux, un recueil de nouvelles « Appels téléphoniques et autres histoires » comme la synthèse de l’art du poète. Construction d’un récit qui sait s’inscrire dans le réel tout en le transcendant.
Il est possible de regretter l’absence d’appareil critique, ou même de rappel du contexte. En tout et pour tout, les traducteurs, Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu, ont ajouté à la fin une mini biographie. La publication reprend des poèmes publiés à différentes époques sans que les dates ne soient livrées au lecteur. Il faut dire que cette absence ne provoque aucun traumatisme et ne nuit pas – au contraire peut-être – à la lecture. La curiosité est purement « universitaire » tout en étant nécessaire pour déterminer les flux de la création.
Entrez dans ce monde bizarre, étrange, biscornu, à fleur de peau innervé par la révolte contre un ordre facteur d’un désordre total, d’une société qui ne sait pas vivre, qui fait du mort vivant sa figure emblématique. Roberto Bolaño ouvre les portes vers d’autres possibles que cette société qui ne cherche à sauvegarder que les plus riches au détriment même de la construction de tout avenir. Découvrir un grand écrivain est une expérience rare qu’il ne faut, sous auncun prétexte, rater.

Nicolas Béniès

« Œuvres complètes », tome 1, Roberto Bolaño, traduit par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu, Éditions de l’Olivier, 1248 pages, 25 euros.