Les facteurs de crise financière et économique sont à l’œuvre

La crise diluée dans le vide de la pensée dominante

L’analyse objective de la conjoncture conduit à conclure que les facteurs de crise n’ont jamais été aussi actuels. Sur le terrain économique, le ralentissement de la croissance est visible dans la zone euro, particulièrement en Allemagne plus dépendante du marché mondial que la France. L’économie française amortit le choc de la récession qui vient avec une croissance de 0,2% à 0,4% par trimestre en 2018 et 0,3% pour le premier trimestre 2019 suivant les chiffres publiés par l’INSEE. Le ralentissement est plus prononcé pour l’économie allemande et pour l’ensemble de la zone euro.
La guerre commerciale déclenchée par les Etats-Unis de Trump ralentit plus encore le commerce mondial. Une forme de démondialisation se met en place, alourdie par les discours protectionnistes qui fleurissent partout dans le monde. Le danger des dictatures, fascistes ou non, pointe son nez pour combattre la crise politique profonde qui touche toute la structuration institutionnelle, forme de l’État, partis et syndicats.
La pensée, macronienne en particulier, se gargarise avec le thème des destructions créatrices, un concept cher à Joseph Schumpeter, analyste souvent pertinent des cycles économiques (1). Le concept, complexe chez Schumpeter, est devenu le cache sexe d’une absence profonde – un vide sidéral – de pensée. Destructions créatrices pour justifier les politiques économiques pro marché, le laisser faire tout en propageant le fatalisme face aux fermetures d’entreprises. Les nécessités du développement économique inscrites dan le moyen ou le long terme sont ignorées. Elles sont pourtant vitales dans leur inscription dans la lutte contre les mutations climatiques et la crise écologique.
La seule politique visible du gouvernement français, mais pas seulement, est de favoriser les grandes entreprises par la désocialisation, notamment des cotisations patronales et de différentes subventions. Le but étant toujours le même : augmenter le profit de ces entreprises. Plus personne n’ose avancer le « théorème de Schmidt » : les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après demain.

Réalités capitalistes.
Relire Marx permet de comprendre que, dans une crise systémique, celle que le capitalisme vit depuis août 2007, les destructions sont profondes. Le processus de désindustrialisation qui se poursuit dans tous les grands pays développés est révélateur de cette dimension. Plutôt que de faire confiance au marché, il faudrait développer une politique industrielle, par les États, pour devenir partie prenante de la révolution scientifique et technique actuelle – le numérique – en construisant des outils et non pas seulement en les utilisant. Derrière les GAFA et la nécessité de leur imposition fiscale c’est toute la sujétion aux grandes firmes américaines qui se dévoile. L’Allemagne a fait exception. La désindustrialisation a été évité grâce à l’unification avec l’Allemagne de l’Est. Son modèle productif, qui a bien résisté, est aujourd’hui obsolète. C’est une des dimensions de la récession qui vient.
Le gouvernement chinois a bien saisi cet enjeu. Il veut devenir un acteur mondial de ce nouveau capitalisme qui peine à sortir des limbes. Il commence à concurrencer les Etats-Unis sur son propre terrain. Les Etats-Unis utilisent tout leur arsenal guerrier à commencer par la loi en imposant des listes noires aux autres pays concernant Huawei par exemple. Le même procédé est utilisé contre l’Iran fomentant des foyers de guerre dans ce Moyen-Orient qui en connaît déjà des multiples.
Le terme de « guerre froide » est souvent utilisé pour qualifier les rapports entre les Etats-Unis et la Chine. Une confusion de période qui obère la compréhension de la situation actuelle. La « guerre froide », dans ces années d’après guerre, était lié à l’équilibre de la terreur. Chaque grande puissance avait de quoi détruire la planète. Du coup, les conflits étaient localisés. Chacune de ses superpuissances mesurait sa sphère d’influence. La guerre actuelle est une guerre tout court, commerciale tout autant que sur les approvisionnements vitaux pour cette nouvelle révolution, les terres rares en particulier. Pour le gouvernement chinois, c’est une arme autrement efficace que celle de la dette publique américaine. Le gouvernement chinois est certes le premier créancier de l’Etat américain mais il ne peut pas utiliser à volonté les Bons du Trésor qu’il possède. La législation américaine offre des garanties qui passent par des contraintes pour les créanciers.

La croissance mondiale, un souvenir ?
Les prévisions économiques tant de l’OCDE que du FMI sont revues à la baisse. Les pays dits émergents d’Amérique latine, l’Argentine et le Brésil, connaissent une désindustrialisation profonde alliée à une récession via la crise de la dette qui renaît. L’Iran, la Turquie connaissent aussi, en ce début d’année 2019, la récession.
La croissance de la Chine ralentit fortement en lien avec des restructurations profondes de son économie. Les indicateurs sont au rouge pour la croissance américaine qui donne l’illusion qu’elle va bien et qu’elle a réussi à lutter contre le chômage grâce à Trump. Illusion d’optique : le taux d’activité des populations états-uniennes a diminué. Autrement dit la population active déclarée a baissé !(2)
Les prémices d’une récession mondiale sont visibles. Les gouvernements ne veulent rien voir faute d’un projet. La planification fait la preuve de son importance à la fois pour éviter la force de la récession et construire un autre monde, un autre capitalisme. Même si, comme le titre les Échos du 5 juin, « Le nombre de pays pauvres a été divisé par deux en 20 ans ». Suivant la Banque mondiale, le nombre de pays pauvres est passé de plus de 60 en 2000 à 34 aujourd’hui. Un pays pauvre est défini ses faibles revenus. C’est une réalité qu’il faut expliquer. Branco Milanovic en propose une lecture dans « Inégalités mondiales » (3) via la construction de sa « courbe de l’éléphant ». Il signifie la montée des classes moyennes – l’augmentation des revenus permettant de sortir de la pauvreté – sans que la distribution des revenus change profondément. Pour dire que ce n’est pas de côté là non plus que la croissance mondiale pourra trouver son aliment.
Un indicateur, pour les pays développés, vient conforter le risque : l’inflation, notamment dans la zone euro. La politique monétaire de la BCE, à l’instar des autres banques centrales, s’est traduite par une création monétaire sans précédent pour lutter contre… l’absence de hausse des prix. La peur de la déflation, une baisse des prix due à la surproduction, avait conduit la BCE à cette politique inédite. Pour ouvrir les vannes du crédit et alimenter plus encore la création monétaire les taux d’intérêt sont devenus négatifs. En juin 2019, le gouvernement allemand bénéficie encore de taux d’intérêt négatifs pour ses emprunts à 10 ans et la dette publique française se négocie autour d’un taux proche de 0%.
Pour autant, l’inflation est restée faible, autour de 1,3% bien loin des 2%, objectif affichée de l’institut d’émission. Un échec qui s’explique par la création monétaire enfermée dans la sphère financière. Elle a permis de stabiliser le marché obligataire et de faire grimper la dette des entreprises, un facteur aggravant de la crise. La faible inflation dévoile l’existence de la déflation, résultat de la surproduction tendancielle.
La BCE, après la FED, la banque de réserve fédérale américaine, a arrêté le quantitative easing, la création monétaire directe mais a continué la politique de faible taux d’intérêt. Jérome Powell, le président de la FED, après avoir remonté les taux d’intérêt directeurs autour de 3%, s’oriente vers une baisse. Pas seulement pour répondre aux injonctions de Trump mais pour faire face à la crise financière qui vient.
La BCE se pose la question devant la persistance de la déflation de renouer avec la politique de « quantitative easing ». La BCE semble être la seule consciente de la réalité de la crise financière même si, officiellement, elle minimise les risques. Elle assure, quand même les banques de son soutien…

La finance transformée
Pour appréhender cette nouvelle crise les regards ne se portent pas sur l’essentiel. Morgan Stanley « acte la fin de l’âge d’or de Wall Street » (Les Échos du 5 juin) alors que « Les fonds souverains cherchent dans le non-coté les pépites de demain » (Les Échos du 27 mai) pour en tirer une conséquence : la crise en cours pourrait ne pas se signifier d’abord par un krach boursier. Les évolutions des Bourses font partie d’un ensemble qui, désormais, les dépasse. Plus encore, la dette risquée des entreprises américaines – leveraged loans – reste opaque comme le dit Jerome Powell (repris dans Les Échos du 24 mai), une masse de 1 100 milliards de dollars dont 700 milliards en forme de CLO, Collateralized Loan Obligation – qui rappelle les CDO d’août 2007 -, autrement dit la transformation des dettes en obligations. Si le marché obligataire s’effondre, ces véhicules (4) chuteront. Les banques américaines ne détiennent que 90 milliards de ces CLO. La configuration de la sphère financière s’est transformée. Aucune régulation n’existe pour ces nouveaux secteurs.

Les crises sont multiples. Elles sont nécessaires au bon fonctionnement du capitalisme. Elles appellent à des transformations profondes. Mais les marchés ne peuvent déterminer un avenir. Les gouvernements vivent un essoufflement idéologique structurel. Ils sont, pour le moment, incapables de proposer une stratégie à l’ensemble de la classe des capitalistes. Un moment de latence qui fait la part belle à toutes les répressions devant la peur de ce vide. L’extrême droite se sent pousser des ailes de plus plus grandes faute d’alternative de gauche.
Aux Etats-Unis, l’espoir renaît. Chez les Démocrates, de plus en plus de voix s’élèvent pour renouer avec la planification, avec le socialisme pour offrir des solutions aux mutations climatiques et la crise écologique. Ces réflexions sont aussi les nôtres. Il serait temps de reconstruire des liens internationaux pour combattre les nationalismes réactionnaires.
Nicolas Béniès

Notes
(1) Cf. notamment les trois tomes de « Histoire de l’analyse économique », traduction sous la direction de Jean-Claude Casanova, Paris, 1983 pour la première publication, dans la collection TEL/Gallimard, 2004. Pour cet auteur l’entrepreneur s’oppose à la grande entreprise – Corporate – incapable de se séparer de ses liens, de ses pesanteurs.

(2) Voir dans Alter Eco de juin 2019, l’article de Aude Martin : « Croissance américaine à haut risque ».

(3) Traduction récente aux Éditions La Découverte.

(4) Ainsi appelé parce qu’ils sont formé de plusieurs types de papier commercial, de produits financiers.