Mémoires vivantes.

Jazz d’hier et d’aujourd’hui. Comment conjuguer le jazz ?

Frémeaux et associés proposent un travail de mémoire – doublé du plaisir de l’écoute – à travers trois parutions récentes.

Biographie musicale du pianiste Henri Renaud
« De Manhattan à Saint-Germain-des-prés » fait traverser une décennie d’enregistrements, de 1952 à 1962, sous l’égide du pianiste/compositeur Henri Renaud. Sous titré « Le jazz américain à Paris », Alain Tercinet – à qui ces lignes sont dédiées, il nous a quittés récemment – retrace les productions « Swing », label créé par Charles Delaunay et Hughes Panassié en 1937, et « Vogue » qui lui a succédé. Henri, que j’avais rencontré pour le 50e anniversaire du débarquement, en 1994 donc, m’avait raconté à la fois son adolescence à Châteauroux et la « guerre du jazz » de cette fin de seconde guerre mondiale entre les tenants du jazz « vrai » comme le défendait Hughes Panassié et le « be-bop » emblème de la génération d’après guerre portée par Boris Vian, André Hodeir et Charles Delaunay.
Henri devenu pianiste attitré du « Tabou » démontrait soir après soir les mystères du be-bop. Par l’intermédiaire de guitariste Jimmy Gourley, il allait découvrir Lester Young et les compositions de Gigi Gryce alors inconnues y compris aux Etats-Unis. Il m’avait raconté, ce que Tercinet reprend dans le livret toujours bien informé, l’étonnement de Gryce, saxophoniste alto dans l’orchestre de Lionel Hampton en 1953, d’entendre ses compositions jouées à Paris. Beaucoup d’histoires avec les membres de cet orchestre sous contrat avec Gladys Hampton, l’épouse de Lionel, manager de l’orchestre. Il faut dire qu’il comptait dans ses rangs, Quincy Jones, Art Farmer et Clifford Brown dans la section des trompettes de quoi faire tourner toutes les têtes. Il sera enregistré par Henri pour Vogue et longtemps interdit aux Etats-Unis, les musiciens étant liés par un contrat d’exclusivité…
Henri jouera avec tous les musiciens américains en vadrouille à Paris et sera même chargé par Charles Delaunay d’une mission, en 1954 : organiser des sessions d’enregistrement aux Etats-Unis, à New York. Mil Jackson, Al Cohn, Jay Jay Johnson feront partie des cohortes réunis par Henri Renaud.
Ce coffret de trois CD retrace ce parcours. Après 1962, le jazz changera et Henri deviendra producteur chez Columbia retrouvant des enregistrements oubliés de Duke Ellington notamment.

Duke Ellington Live in Paris
Duke, c’est le deuxième coffret de deux CD proposé par Frémeaux dans cette collection « Live in Paris, La collection des grands concerts parisiens », était à Paris en le 29 octobre et le 20 novembre 1958 pour deux concerts, le premier enregistré à l’Alhambra par Europe N°1 et le deuxième salle Pleyel, par les bons soins de l’ORTF. Un répertoire où se mélangent les époques, dans un tohu-bohu étrange bousculant toute chronologie pour dessiner un portrait du Duke et de son orchestre. Il dira qu’il est surtout spectateur de son orchestre, son rôle principal plus que pianiste mais moins que compositeur. A la question « comment gardez-vous les musiciens ? », il répondra par l’argent. Pendant toute la période vaches maigres, fin des années quarante et cinquante, il payait ses musiciens grâce à ses droits d’auteur… fin 1958, toutes les divas sont présentes, Johnny Hodges, saxophoniste alto mémorable à la sonorité suave, au découpage du temps original et, par ailleurs, le premier élève de Sidney Bechet qui n’en compta qu’un second, Bob Wilber ; Paul Gonsalves, saxophoniste ténor qui semble n’avoir ni ascendant ni descendant, seul en son royaume, toujours ailleurs, Harry Carney, inventeur du saxophone baryton, garde du corps et chauffeur de Duke – ces deux là tellement liés au maître qu’ils mourront la même année que le Duke, en 1974 – ; sans compter les trompettistes, Cootie Williams, Cat Anderson, Harold Baker, Clark Terry, Ray Nance et son célèbre solo sur « Take The « A » Train », une composition de Billy Strayhorn, alter ego du Duke. Le tout chapeauté par un maître du temps, le batteur Sam Woodyard.
De quoi avoir des souvenirs rétrospectifs.

Un lieu toujours actuel : Le caveau de la Huchette.
Le caveau de la Huchette » est l’un des clubs de jazz qui ont échappé à la disparition. Créé en 1948, il a fêté ses 60 ans, en 2008 donc, par la publication d’un livre « 60 ans de Jazz au Caveau de la Huchette » signé par Dany Doriz, vibraphoniste, chef d’orchestre et actuel directeur du club et Christian Mars avec une présentation par Cabu, aux éditions l’Archipel.
Ce coffret de trois CD nous introduit dans une nouvelle chronologie, une « anthologie » _ pour reprendre le titre du coffret – qui va de 1965 à 2017, en trois mouvements : 1965 à 1991 qui permet de retrouver Sacha Distel guitariste et chanteur sur une de ses célèbres compositions : « La belle vie », célèbre aux Etats-Unis surtout sous le nom de « The Good Life », 1991 à 2011 pour encore Sacha Distel, Claude Bolling mais aussi des orchestres moins connus qui font vivre la tradition d’un jazz qui ne peut disparaître et 2011-2017 pour retrouver, avec Dany Doriz, Scott Hamilton, saxophoniste ténor et beaucoup d’autres. Le livret signé par Jean-Michel Proust, saxophoniste et homme de radio, livre toutes les explications nécessaires.
Ne vous laissez pas avoir par le marketing qui s’affiche sur la pochette : « including Another Day For Sun performed by Caveau de la Huchette swing band tribute to La La Land », qui rate l’essentiel. Que ce thème soit en référence au film – raté – La La Land ne dit rien du contenu de ce coffret : la mémoire vivante d’un temps qui s’enfuit déjà…
Nicolas Béniès
« De Manhattan à Saint-Germain-des-Prés, 1952-1962 », présenté par Alain Tercinet ; « Duke Ellington, oct-nov 1958 », collection Live in Paris ; « L’anthologie caveau de la Huchette, 1965-2017 » ; Frémeaux et associés.