A la recherche de l’amour perdu
Billie Holiday – son « vrai » nom, Fagan semble-t-il, n’a guère d’importance – s’est créée comme la vocaliste d’un siècle qui en compta de très grandes, dans le jazz. Inutile de les citer, elles restent dans nos têtes comme autant d’envols d’oiseaux magnifiques d’un jardin oublié. Billie, avec sa voix de tête, enrhumée – comme le son du saxophone ténor de Lester Young – fait penser à une corne de brume qui résonnerait pour nous prévenir des écueils qui nous attendent, de ces rochers invisibles à l’œil nu qui peuvent provoquer le naufrage. Une manière de découper les mots pour en extraire la musique et une signification nouvelle, une façon de transformer subtilement la musique pour la faire accoucher des mots qu’elle contient, le tout pour faire entrer l’auditeur(e) dans un monde étrange où rien n’est à sa place, où tout est structuré autour de cette voix qui sait murmurer des vérités éternelles, qui cherche désespérément, à travers le poids des mots, l’amour, celui d’une petite fille pour son père, pour celui qui lui dit de faire et de ne pas faire, qui permet de dessiner les contours du monde réel. Elle recherchera le confort de cet homme trop tôt disparu. Elle sera, et elle le racontera sur tous les tons, du fait de cette absence, une gosse de cette rue qui ne pardonne rien.
Elle saura, comme personne, creuser les émotions en tragédienne accomplie, tout en maniant l’ironie et l’humour sans esprit de sérieux tout en prenant au sérieux la seule chose qui compte, la musique.
Les biographies de Billie ont tendance à faire pleurer en additionnant les malheurs censés la frapper, sans jamais suffisamment insister sur son génie. Le mot n’est pas trop fort. Elle n’est pas « géniale », elle est créatrice d’un univers mouvant dont elle ne possède pas toutes les clés. Toutes les vocalistes – et pas seulement du jazz – l’ont imité, se sont servi de ses découvertes pour se construire à leur tour.
Peggy Lee, que Billie a engueulé parce qu’elle l’imitait, a su s’en inspirer comme Carmen McRae. Cette dernière a même réussi le tout de force d’enregistrer des chansons marquées par l’art de Billie – en 1961, « Lover Man » un des grands albums de notre temps -, en hommage à celle qui venait de mourir à 44 ans, en juillet 1959, 5 mois après Lester Young pour devenir Carmen McRae, une de ces grandes vocalistes/musiciennes un peu trop oubliées aujourd’hui. Carmen, dans cet album Columbia, a recréé ces chansons. Elle les a faites sienne, poursuivant ainsi l’aventure de Billie. Ce refus de l’imitation est le plis grand hommage d’une chanteuse à une autre. Une preuve d’amour magnifique qui permet ainsi à Carmen de sortir de sa coquille, de naître véritablement.
L’influence de Billie s’est étendue au-delà des chanteuses. La plupart des grands créateurs du jazz lui sont redevables. Miles Davis, Chet Baker, la quasi-totalité des musiciens classés dans la West Coast et bien d’autres encore – à commencer par Frank Sinatra qui n’a jamais caché sa dette envers Billie – ont copié son phrasé, se sont inspirés de sa manière de construire les mélodies, de son phrasé. Le jazz ne serait pas le même sans Billie Holiday.
Billie, même disparue, a suscité des amours. Tout en Billie est amour, son apparence, ses vêtements, sa manière d’être. Elle ne pouvait vivre et survivre que par l’amour. L’amour le plus fou est souvent le plus platonique. Comme celui qui l’unissait à Lester Young – ce n’est pas la dernière force que je parle du saxophoniste. Par contre, elle choisissait ses compagnons avec un sens puissant de la dérision, ceux qui donnaient l’impression de la force, qui la frappaient. Elle l’acceptait toute à la recherche du père perdu, évaporé. Clarence Holiday avait 16 ans lorsqu’elle est née. Il est parti comme souvent laissant la jeune mère livrée à elle-même et, plus encore, l’enfant.
« Lady sings the blues »,1 son « autobiographie », écrite par son nègre – n’hésitons pas à pratiquer le jeu de mots, le racisme est tellement installé aux États-Unis… – William Dufty est très en deçà de sa vie. Le viol à 11 ans, la maison de correction chez des Sœurs, la prostitution peuvent expliquer des comportements pas le talent ni le travail. Billie voulait chanter et son environnement où elle se sent bien, où elle est c’est la scène, c’est chanter devant un public et un public qui doit l’adorer. Le reste est accessoire. Sauf sa joie de vivre qui se détruit par les drogues qui ne laissent pas d’échappatoire. La lutte est nécessaire. Elle luttera jusqu’au bout.
Son dernier album, « Lady in satin » – un titre qui lui allait bien, avant cet enregistrement, elle qui se baladait partout avec son vison – réalisé en studio avec l’orchestre conduit par Ray Ellis, sa voix rauque, comme au bout d’un rouleau reste présente, vivante pour dire une fois encore l’amour.
Un album Columbia, avec un orchestre à cordes, pour des « standards » qu’elle revisite, qu’elle a du mal à chanter. Elle se sent partir, dépérir et, une fois encore, en un sursaut gigantesque, elle arrive au bout de con programme. Elle savait, j’en suis convaincu, qu’elle vivait là ses derniers instants. La mort de Lester représentera la destruction de cet amarrage à la vie. Elle n’avait plus d’alter ego.
La révolte contre tous les ordres établis, contre les inégalités, contre le racisme, contre le machisme – pour les autres femmes -, contre la négation de ce qu’elle est, pour se faire reconnaître comme chef d’orchestre, telle est Billie Holiday. Elle sait aviver nos émotions pour faire partager cette révolte mais aussi le don d’elle-même. Une écoute attentive transforme hommes et femmes tellement son aura marque même les enregistrements en studio. Elle ne triche pas. Jamais !
« Lady in Satin »2 – le titre français reprend le titre de l’album Columbia -, le dernier en date des livres consacrés à Billie Holiday apporte des éléments nouveaux, des points de vue divers pour redonner vie à ce personnage curieux qui marque son époque et la représente en même temps. La saga Billie Holiday n’aurait pu avoir lieu en une autre période et à un autre endroit que les villes américaines, Harlem en particulier. Elle fréquenta tous les clubs, tous les bars. Elle y a laissé des traces indélébiles. Un parfum fait de musique et mots. De regrets aussi. De ceux et celles qui restent présents dans un monde sans âme, sans Billie. Ils et elles n’arrivent pas se remettre du choc de cette rencontre.
Ce livre est bâti bizarrement.
Parce qu’il a deux auteures. Julia Blackburn, romancière britannique, qui signe ce « With Billie », le titre original tout en se servant du travail réalisé, dans les années 1970, par une jeune femme, Linda Kuehl essayant d’écrire une biographie de la chanteuse. Linda est tombée amoureuse de Billie. Elle a voulu la retrouver. Sans y parvenir. Elle a interviewé tous celles et toutes celles qui l’ont connue et qui étaient encore vivants. Une sorte de panorama de la faune harlémite de la fin des années 20 – la crise de 1929 transforme Harlem – jusqu’à la fin des années 50. Une sorte de mémoire de moments d’existence du jazz dans lesquels Billie – et Lester, l’une « Lady Day », l’autre « President », deux surnoms pour des êtres « out of this world » comme dit la chanson – ont exercé une sorte de magistère.
Linda n’a pas su faire revivre Billie. Cette incapacité ne tient pas seulement à la maîtrise de l’écriture. Elle a – c’est mon hypothèse – voulu voir Billie, la toucher par le biais des témoignages recueillis. C’était, dés le départ, mission impossible. Elle s’est suicidée. Personne ne peut affirmer que c’est à cause de cette incapacité…
Ce matériau, Julia Blackburn a su nous le transmettre. Elle met les témoignages en situation. Elle se sert des ouvrages qui rendent compte du contexte pour comprendre Billie. Le personnage émerge, bouleversant. Son talent sue à toutes les pages des récits de ses compagnons de route. Sa présence est palpable. Elle est restée à leurs côtés. Ils et elles nous disent leur perception en se racontant dans le même mouvement.
Pour découvrir ou redécouvrir Billie Holiday, loin de tout pathos, pour cerner un des génies de la musique de jazz. Un livre irremplaçable. Qui vaut mieux que son sous titre, « Portrait d’une diva par ses intimes » qu’il faut traduire par « Avec Billie » ou « Billie Holiday vivante »…Ces témoignages bien mis en situation, dans leur contexte et en situant celui ou celle qui parle réunis dressent un portrait aux couleurs de l’arc-en-ciel d’une femme, musicienne jusqu’au bout, libre malgré tout et féministe. Un livre semblable aux photos de Lady Day qui dessinent une femme belle et laide tout à la fois, élégante et rustre, visages divers de temps différents. Dans l’émissions de télévision supervisée par Leonard Feather – qui le jamais ne la jugeât contrairement à John Hammond -, « The sound of jazz »enregistrée le 12 août 1957, elle apparaît d’une beauté rare et l’instant d’après elle ressemble à son propre masque mortuaire. Ce film fait aussi la preuve des liens invisibles qui l’unissaient à Lester Young. Il faut la voir hocher la tête en entendant son ami de cœur joué que pour elle, reprenant le propre cheminement de la chanteuse/musicienne. Munoz et Sampayo l’avait bien compris dans leur hommage, en BD, de Billie Holiday publié en 1991 chez Casterman. Un hommage vivant à cette femme qui a su nous émouvoir, nous faire voir le monde, comme personne d’autre. Il faut prendre le temps d’entendre cette voix à nouveau. Elle a marqué d’une empreinte indélébile le 20e siècle tout entier. Laissez-vous pénétrer par cette voix. Elle parle de l’amour, du sexe, du corps, des corps, elle nous parle Body and Soul, Corps et Âme. Elle n’est pas vraiment de notre époque pressée comme si le temps pouvait se trouver dépasser par la durée. Arrêtez-vous. Lisez ce livre de deux passionnées qui ont su faire parler d’autres passionné(e)s du jazz, de la musique et d’une de ses incarnations les plus fondamentales, Billie Holiday.
Avec Billie, pour l’éternité.
Nicolas BENIES.
« Lady in satin, Billie Holiday, portrait d’une diva par ses intimes », Julia Blackburn, traduit par Nicolas Guichard, RivagesRouge.
En complément la version diffusé à la télé de « Fine and Mellow » du 12 août 1957, présenté par Leonard Feather qui annonce aussi les musiciens. Le deuxième saxophoniste, juste après Billie, c’est Lester Young.