Du côté du New York d’hier et de demain.
Colson Whitehead fait partie de la nouvelle génération d’écrivains new-yorkais. Comme le montre les premiers films de Woody Allen, New York est une ville à part, à la fois américaine, européenne et autre chose encore. Une Ville qu’il est impossible d’ignorer. Elle provoque des montées d’amour fou et de haine incontrôlée. Une Ville-Monde ! Elle génère un environnement particulier dans un enchevêtrement de liens historiques, sociaux, architecturaux. Whitehead – drôle de nom pour un écrivain africain-américain – suit les traces de Philip Roth pour raconter des histoires de cette ville en éternel mouvement, en éternel recommencement. A New York, le passé peut s’effacer par des destructions massives. Des immeubles entiers partent en fumée, remplacés par d’autres pour provoquer cette « inquiétante familiarité » dont parle Freud à propos des œuvres d’art.
Whitehead avait évoqué ce chamboulement dans les habitudes dans « Le colosse de New York », que je tiens pour un très grand livre sur New York et une superbe déclaration d’amour à la Ville et à ses quartiers.
« Sag Harbor », station balnéaire des alentours de New York, est fréquenté quasi exclusivement par la bourgeoisie noire. L’auteur raconte une adolescence – la sienne ? – en ce milieu des années 1980. Une évocation des travers de cette bourgeoisie noire qui se souvient vaguement des luttes pour les droits civiques, de Martin Luther King, de Malcom X, des brimades et de leur volonté de s’en sortir. Ce mouvement d’ascension est aussi une rupture avec les solidarités forgées dans les ghettos, dans les combats eux-mêmes. Du coup, le respect des convenances – blanches ! – devient la seule référence de ces familles qui s’entre déchirent.
Tout passe à la moulinette de l’ironie. Le barbecue, les amants, les maîtresses, la vie de famille, les petits boulots de l’été – vendre des glaces -, les amours adolescentes, les amis vrais et faux, ceux qu’il faut fréquenter pour exister, le frère presque jumeau qui a tendance à prendre toute la place… Toutes les relations sociales sont vues par cet adolescent qui n’arrive pas à se rebeller contre ce désordre établi. Il ne sait plus contre qui il doit s’affirmer.
Ces années sont marquées par la victoire du libéralisme, par Reagan et par le retour d’un conformisme qui ne trouve plus de justifications ni dans la religion ni dans la politique. Benji – pour Ben ou Benjamin, diminutif qui laisse l’adolescent dans l’enfance – devient vite un personnage familier avec qui arpenter la plage, visiter les maisons vides, sortir avec les copains obligés, commettre des petites lâchetés pour être reconnu, essayer de devenir une personne, le tout dans un espace confiné où tout le monde surveille tout le monde et où les ragots vont bon train..
Le livre ne se termine pas. Le récit s’arrête. La rentrée des classes arrive comme partout. L’enfance se termine aussi cette année-là. Le lecteur sait que plus rien ne sera comme avant. Pour le meilleur et pour le pire.
Une sorte de portrait de toute une génération qui a, aujourd’hui, dépassé la quarantaine et vit avec une absence de références collectives. Le libéralisme a aussi détruit cette mémoire du futur en rendant le passé flou. L’amertume est présente déguisée sous le rire. Une lecture nécessaire.
« Zone 1 », le dernier en date des ouvrages traduits de Colson Whitehead, est un essai de roman de science-fiction qui se passe, bien entendu, à New York. Juste après la Grande Catastrophe, la « Dernière Nuit » pour utiliser le terme de l’auteur, les morts vivants prolifèrent. L’ancienne cité est toujours debout mais chancelante. Les traces du passé se trouvent dans les bâtiments. Une sorte d’archéologie de New York, ses passés et son absence d’avenir. Une évocation aussi du 11 septembre 2001 qui avait vu les New-yorkais découvrir l’horreur sur leur propre sol.
Des équipes de ratisseurs sont formées pour éradiquer ces morts vivants qui mordent les vivants pour les entraîner dans leur monde. Détruire les zombies est un travail de tous les instants. Existe-t-il un espoir de sortir de ce monde ? De reconstruire un nouvel environnement ? De recommencer à vivre ?
Dans « Sag Harbor », Benji se disait attiré par « Mad Max » et surtout « Mad Max 2 ». Ici la référence serait plutôt le film de George A. Romero, « La nuit des Morts Vivants ». La fin est la même et pose la question de savoir s’il est possible de lutter contre la multitude ?
Cet avenir sombre, dans l’ordre du possible si « La Dernière Nuit » est celle du triomphe de la barbarie, permet des souvenirs du passé comme autant d’éclats d’une réalité disparue, une réalité reconstruite par les émotions qui empêche d’appréhender la réalité présente. Une sorte de définition du souvenir opposé à la mémoire.
La farce n’est jamais loin de la tragédie la plus brutale et l’auteur sait en jouer et même en rajouter. Mark Spitz, le nom du narrateur, ne sait pas sur quel pied danser, ne sait quelles sont ses camarades. Ceux de l’ancienne ville, ceux du présent ? A qui doit-il faire confiance ? Du coup l’auteur semble lui aussi pas très à son aise dans cette fiction en rupture avec sa tonalité habituelle. Elle se retrouve mais comme décalée.
La fiction vient signifier la place étrange des Africains-Américains dans cette société américaine. Le racisme est toujours présent même avec un président noir, même avec une bourgeoisie noire qui revendique sa place. Quelles solidarités collectives construire ? Avec qui ? Faut-il suivre ces morts vivants ? Faut-il continuer à se battre mais pour qui, pour quoi ? Le recul des idéologies de transformations sociales peut être un des fils conducteurs des interrogations à l’origine de ce récit pour le premier et de ce roman pour le second.
Un auteur à lire.
Nicolas Béniès.
« Sag Harbor », Colson Whitehead, Arcades/Gallimard ; « Zone 1 », Colson Whitehead, Du monde entier/Gallimard, traduction Serge Chauvin.