Comment se porte le jazz en cette rentrée 2012 ? La nouveauté – au sens fort du terme – vient du label créé par Jean-Jacques Pussiau, « Out Note Records ».
Musique d’hier et de demain.
Le changement, c’est maintenant ? Demain ?
Une réponse nous est apportée par un batteur, belge de surcroît et membre du trio (20 ans d’existence !) « Aka Moon », Stéphane Galland. Le titre de son album, « Lobi », est tout un programme, presque une philosophie. « Lobi » est un mot Lingala (langue du Congo) signifiant tout à la fois hier et demain. Une manière aussi de dire aujourd’hui, le présent fait de passé et de futur. Il propose une musique singulière faite d’emprunts à toutes les cultures – on dit « musiques du monde » dans les bacs des disquaires pour les fondre en un ensemble hétéroclite comptabilisant des biens différents – pour concevoir une musique informelle furieusement de notre temps. Il n’oublie pas que le jazz est capable de transcender toutes les influences et il s’en sert pour offrir une sorte de panorama musical qu’il sait « coller » et quelque fois « fondre » dans un ensemble déséquilibré mais qui donne l’impression de tenir debout.
Pour ce projet un peu fou, il a trouvé un producteur, Jean-Jacques Pussiau, capable de le mettre en scène et…de la publier.
Stéphane Galland s’est entouré – et là encore c’est une série de signatures – de Magic Malik, flûtiste, né en Côte d’ivoire et a vécu à la Guadeloupe pour finir à Paris comme tout el monde, cet ensemble de références lui a permis de développer un style personnel ; de Tigran Hamasyan, pianiste un peu trop virtuose qui ne sait plus très bien ce qu’il doit jouer et qui, là, retrouve sa pertinence en se fondant dans un collectif qui laisse parler chacune des individualités ; de Petar Ralchev, accordéoniste né en Bulgarie venant avec cette musique des
Balkans qui irrigue une grande partie des musiques de notre temps ; de Carles Benavent, « bassiste flamenco » – une nouvelle catégorie qu’il faudrait tester – mais qui sait aussi ce que jazz veut dire ; et de Misirli Ahmet, aux percussions, né en Turquie, s’est donné pour but de créer une nouvelle tradition à travers toutes les traditions du passé, pour les faire vivre et éviter que ce passé s’embourbe dans la répétition, « Lobi » on vous dit.
Au total – et malgré quelques longueurs – c’est album jazz comme il y en a peu dans la production actuelle. Le qualifier ainsi n’est pas forcément lui rendre service. Le jazz a mauvaise presse de nos jours. Une image « intello » lui colle à la peau. Il faudrait classer cet album dans une autre catégorie pour lui donner une chance de convaincre l’auditeur(e).
Si les programmateurs avaient les oreilles grandes ouvertes, ils feraient de « En Ruta » – En route – un indicatif, un étendard. Un album qui, sans rien céder sur rien, se trouve dans l’air du temps – mais l’air de ce temps pourrait ne pas le reconnaître – comme il faut l’être.
Découvrir cette musique, c’est regarder le monde comme il devrait l’être. Fraternel, capable de faire cohabiter toutes les cultures, reconnaître l’Autre non pas comme un ennemi potentiel mais comme l’interlocuteur apportant sa pierre à un édifice commun, notre humanité.
Souhaitons à cet album « Out Note » un grand succès pour cette part d’utopie qu’il véhicule et pour cette musique entraînante qui ne pourra vous laisser indifférent(e). Elle danse et vous danserez et chanterez aussi…
Nicolas Béniès.
« Lobi », Stéphane Galland, Out Note/Out there, distribué par Harmonia Mundi.
Construire ensemble.
La vie est faite de rencontres. Chaque personnalité se construit par ces confrontations. Stéphane Kerecki, bassiste apparu tardivement sur la scène du jazz en France qui a su s’imposer par des dialogues démultipliés – notamment avec le pianiste britannique John Taylor -, a fait de cette règle de vie, une règle musicale. En compagnie de Matthieu Donarier, saxophoniste ténor et soprano – que j’avais découvert aux côtés de Stéphane Oliva – influencé au départ par Steve Lacy et de Thomas Grimmonprez à la batterie, il a su se construire une sonorité originale qui tient aussi à ses années de formation avec Jean-François Jenny Clark qui ne peut pas savoir combien il nous manque. Pour ce « Sound Architects », il a trouvé deux autres architectes du son, Tony Malaby, saxo ténor et soprano, avec qui il a déjà joué et enregistré et Bojan Z. (Zulfikarpasic) au piano et au Fender Rhodes (qu’il maîtrise de mieux en mieux) pour des influences qu’ils partagent.
Ici encore, le jazz permet de construire une architecture incluant toutes ces cultures qui trouve un écrin pour les mettre en valeur. Elles ne se font pas oublier, ni le free jazz (Coltrane comme Ayler) que transporte dans ces bagages Tony Malaby, mais elles sont au service d’une musique qui pourrait devenir une sorte de tradition pour nos temps incertains.
L’auditeur peut apporter sa touche personnelle pour un album qui deviendra vite un album de chevet.
Nicolas Béniès.
« Sound Architects », Stéphane Kerecki, Out Note/Out There, distribué par Harmonia Mundi.
Comment « rendre hommage » ?
Ornette Coleman, saxophoniste alto et compositeur, est un des génies créateurs du jazz. Un génie contesté. Le seul à avoir reçu tomates et légumes divers lors de ces prestations dans les années 60. Un provocateur tranquille mis au service de la création. Pour faire vivre l’héritage parkérien, il a fallu bousculer toute cette tradition. La seule façon de rendre hommage, c’est de faire vivre sa propre personnalité. « Je t’aime, je te respecte, je veux suivre ton chemin, pour ce faire, je refuse de t’imiter parce que tu n’as imité personne » pourrait être l’adage de tous ceux et celles qui se réclament du jazz. La mémoire joue à plein. Le passé a été digéré – il se retrouve dans les improvisations, dans les compositions, dans le son mais transformé, transcendé -, la tradition revisitée pour permettre la construction de nouvelles architectures, de nouveaux développements, de nouvelles voies.
A son tour, le trio constitué par le bassiste Jean-Paul Céléa se devait de construire un hommage à Ornette Coleman pour faire reconnaître son génie, sa créativité sans copier les groupes constitués par le saxophoniste. Un pari risqué. Gagné par l’intransigeance, la témérité, l’honnêteté de ces musiciens. La révélation, saxophoniste soprano, Emile Parisien. Il a visiblement subi l’influence de son prédécesseur dans le trio, Dave Liebman. Il tient sa place avec une force qui oblige à penser que Emile Parisien est un des avenirs du jazz.
« Yes Ornette », titre de cet album Out Note, dit la nécessité de cette référence et en même temps ouvre la porte à une interprétation personnelle.
Wolfgang Reisinger fait la preuve qu’il tout entendu, Billy Higgins comme Ed Blackwell – les deux batteurs des premiers groupes d’Ornette -, et qu’il sait utiliser toutes les formidables possibilités de cet instrument emblématique du jazz. Il montre quel grand batteur il est.
Un trio qui commence à exister et qui devrait surprendre encore.
Un album nécessaire, vital.
Nicolas Béniès.
« Yes Ornette », Jean-Paul Céléa, Out Note Records, distribué par Harmonia Mundi.