A propos du livre d’Alain Bihr, « La reproduction du Capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme », Éditions Page deux.
Marx, notre contemporain ?
Le retour de Marx tient un peu de la théorie nietzschéenne de l’éternel retour. Depuis 1968 – pour ne pas remonter aux calendes grecques – la mort de Marx est annoncée, programmée. Et toujours reportée. Comme si notre époque redécouvrait de temps à autre – et surtout en ces temps troublés – la richesse de cette pensée protéiforme. Chacun peut en donner sa lecture. Ce fut une sorte de jeu dans les années 1970. La lecture devient plus sérieuse. Après la chute du Mur de Berlin (novembre 1989) le monde capitaliste semble retombé dans son enfance. Une enfance barbare. L’absence de contre pouvoirs, à l’intérieur de chacun des pays comme au niveau mondial, laisse le capitalisme livré à lui-même, incapable de remonter sa pente. L’élaboration théorique est devenue un enjeu majeur. Le monde de la guerre froide donnait l’impression de posséder des clés de compréhension du monde. Il fallait choisir son camp. Les staliniens tenaient le haut du pavé et offraient une vision rabougrie du marxisme. Les textes de Marx étaient considérés comme une Bible capables de répondre à toutes les interrogations. Louis Althusser ne proposait, de ce point de vue, aucune alternative. Plus encore, il avait tendance à appauvrir Marx.
Dans ce 21e siècle commençant, et pour fêter les 10 ans de la chute du Mur, le retour à Marx s’impose. Pour comprendre ce monde et se donner une chance, une possibilité de le transformer. C’est le but que s’est donné Alain Bihr dans « La reproduction du Capital »,1 sous titré « Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme ». A la fois commentaires du « Capital » – en y adjoignant les « Gründrisse »,2 « Les théories sur la plus value », « Manuscrits de 1861-63 », « Un chapitre inédit du capital » -, discussions des apports de marxistes, mises à jour des nouvelles donnes du capitalisme du fait même de son évolution, de sa survie et critique interne des concepts marxistes pour aller vers la détermination des conditions de la reproduction de la société Capitaliste. Ses conditions incluent – mais ne se résument pas dans – le processus de la valorisation du capital.
Il veut produire une théorie qui répondent aux questions laissées en suspens par Marx. Pourquoi et comment le capitalisme s’est-il reproduit, perpétué comme mode de production ? Quelles sont les raisons de sa survie ? Pourquoi s’est-il de nouveau imposé comme seul système ? Comment construire une alternative ?
D’autres questions commencent à trouver ici un début de réponse. Il démontre qu’il est possible de trouver dans Marx concepts et méthode qui permettent de commencer ce travail de longue haleine parce qu’ils sont encore efficaces pour analyser les lois de fonctionnement du capitalisme. Mais il est nécessaire de construire un corpus théorique adapté aux évolutions du Capital. Il se transforme, se métamorphose même si le Capital reste fondamentalement un rapport social qui apparaît comme un rapport entre des choses.
Il jette les bases d’un programme de travail, un programme énorme à la mesure de la misère de la théorie depuis la nuit stalinienne.
Il s’agit de reprendre l’ensemble des apports, les passer au feu de la critique pour déterminer l’utilité de chacun des concepts. Particulièrement, et Alain Bihr y insiste à juste raison, Marx trop souvent – beaucoup d’autres marxistes tombent souvent dans le même travers – suppose les questions résolues. Comme celle de la reproduction. Ses citations de Marx laissent entendre que celui-ci ne considère que la reproduction de la marchandise, de l’accumulation sur une échelle s’élargissant toujours davantage pour valoriser toujours plus le capital, sans prendre en compte les rapports sociaux de production.
Le retour à Marx se trouve justifié par la nécessité de le débarrasser des dogmatismes qui l’encombrent et empêche une véritable révolution théorique. Tout est à refonder. A reconstruire. Sans faire du passé table rase. En labourant Marx et certains marxistes dont Trotsky dont l’apport est trop souvent sous-estimé. Ou Mandel que Bihr cite abondamment. Il ne craint pas de passer en revue toute la problématique de Marx, s’arrêtant fort justement sur cette théorisation du « fétichisme de la marchandise » qui n’a jamais été bien comprise et, de ce fait, souvent laissée de côté. Insister sur la reproduction conduit à brasser tous les niveaux d’abstraction, la conjoncture et la structure pour aboutir à appréhender la société dans son ensemble et dans ses diverses manifestations.
Comprendre le capitalisme pour le combattre est plus que jamais d’actualité. Le contexte de la mondialisation nous y oblige. Comment analyser cette phase nouvelle du développement du capitalisme ? Remet-elle en cause les rapports de production capitalistes ? La critique de l’économie politique est, sans doute, plus encore vitale.
Comment renouer avec Marx ? C’est LA question posée par l’ensemble des auteurs – se voulant plus ou moins marxistes en tous les cas « marxiens » – qui prenne Marx comme point de départ ou comme objet d’étude. Une profusion éditoriale paradoxale en ces temps de victoire de l’impérialisme américain faisant oublier le syndrome de la guerre du Viêt-nam qui avait puissamment façonné la société américaine.
Chacun de repartir de cette subtile et nécessaire distinction entre « travail » et « force de travail », apport théorique fondamental qu’il ne trouve qu’en élaborant le livre I du Capital, le plus abouti, le plus achevé. Les livres 2 et 3 – comme le note Maximilien Rubel à juste raison dans la présentation des Œuvres 2 (Economie) dans La Pléiade – sont restés à l’état d’ébauche. Engels en a proposé une version, beaucoup d’autres peuvent exister. Y compris celle de Rubel qui mêle allègrement les livres 2 et 3 sans comprendre les différenciations de niveaux d’abstraction. Alain Bihr, à force de brasser l’ensemble des questions pour dresser les prémices de cette théorie générale – but recherché aussi par Jacques Bidet -, tombe quelque fois dans ce travers.
Sur la question – controversée – de l’Etat particulièrement. La thèse de Jakubowsky,3 l’Etat comme une superstructure – au sens marxiste -, démontre, à l’évidence, sa vacuité.4 Sous les « 30 glorieuses » – 1944-1974 -, le régime politique est intervenu à tous les niveaux, à la fois pour lutter contre la surproduction, intégrer les revendications de la classe ouvrière dans le cadre de l’élargissement du droit du travail et de la sécurité sociale – en même temps ces droits cristallisaient les « acquis » de la classe ouvrière, acquis des luttes sociales5 – et pour, last but not least, orienter l’investissement. L’ardente obligation du plan, chère au général de Gaulle et à Pierre Massé, montrait que l’Etat répondait à sa définition abstraite – dans l’Anti-Dühring – de « capitaliste collectif en idée ».
La vague libérale actuelle, depuis le début des années 1980, semble de nouveau donner raison aux tenants de cette thèse qui se mêle à celle de l’Etat minimum, défendue par les théoriciens qui prennent au pied de la lettre l’idéologie libérale. En fait, il faudrait parler – comme le fait Philippe Frémeaux dans Alter Eco de novembre 2001 – « d’interventionnisme libéral », oxymore synthétisant une avancée théorique. Il fait directement référence aux nécessités de l’accumulation du capital et de la place de l’Etat au niveau d’abstraction de la marchandise. De la même façon, les formes du développement du capitalisme dans les ex-colonies ont montré que l’Etat avait un rôle primordial dans la diffusion des rapports de production capitalistes. Ainsi la reproduction des rapports de production capitalistes ne peut se passer de la catégorie « Etat ». En ce sens, l’Etat fait partie de l’infrastructure. Non seulement il est nécessaire pour faire exister le marché, mais il est partie intégrante de l’accumulation du capital. Comme le démontre Alain Bihr, à son tour, la catégorie Etat explique les formes de la reproduction du Capital, des rapports de production capitaliste. Sans l’Etat, ajoute Antoine Artous,6 la classe des capitalistes n’existe pas. Elle se représente par l’Etat.
Il est ensuite nécessaire de distinguer l’Etat du régime politique pour comprendre les effets de la lutte des classes au niveau théorique adéquat. Ils ne changent pas la nature de classe de l’Etat, mais ils transforment les formes du régime politique. Ainsi le « bloc hégémonique »7 au pouvoir qu’analyse Bihr ne peut s’intégrer que dans les formes de l’Etat et non pas au niveau de la définition de l’Etat. Sinon, il est difficile d’appréhender les différentes formes de l’Etat, le passage d’un régime politique dit « d’Etat-providence » à « l’interventionnisme libéral », allant de pair avec des formes de plus en plus autoritaires de l’Etat pour permettre la reproduction de l’ensemble du système. Il mêle ici différents niveaux d’abstraction. L’abstraction de l’Etat et sa forme d’existence, le régime politique,8 qui dépend des rapports entre les différentes fractions de la classe dominante et des rapports de force politiques et sociaux avec la classe ouvrière et ses fractions de classe.
Ces réflexions ne donnent qu’une idée des différentes questions brassées par ces quelques 700 pages. Le programme de travail veut inciter à les poursuivre. Le travail à faire s’inscrit dans la nécessité de refonder le mouvement ouvrier, de lui donner de nouvelles bases, de reconstruire une alternative de société. Les pistes de travail porte aussi bien sur les rapports de production – le despotisme d’usine -, le « fétichisme » de la marchandise, le féminisme, l’écologie… pour construire une théorie générale.
Ce travail a commencé. Différentes publications en témoignent, comme l’affluence aux colloques. Ils indiquent ce besoin de théorie, cette nécessité de comprendre le monde. Ainsi dans « Le dictionnaire Marx Contemporain »,9 les contributeurs font le point sur les différents « marxismes » et marxistes pour rendre compte des évolutions théoriques, des découvertes aussi. Ce dictionnaire montre la richesse des recherches se réclamant de Marx, surtout lorsqu’il est confronté aux autres corpus théoriques. Jacques Bidet poursuit sa quête d’une théorie générale du capitalisme entamée avec le livre qui porte ce titre (aux PUF), vaste fresque qui voudrait relier les mondes conceptuels de Marx et de Rawls.
Tous ces essais s’expliquent par le caractère inachevé des œuvres de Marx et par les métamorphoses du capitalisme qui sont autant de défis théoriques et pratiques. Œuvres éclatées entre les publications répondant à des commandes ou proposant des explications d’événements importants, comme « Le coup d’Etat du 18 brumaire », analyse complète d’une situation concrète où la question de l’Etat se trouve posée en une forme qui donnera naissance à une grande partie de la sociologie moderne. C’est évidemment « Le Capital » qui sera l’aboutissement de toutes ces recherches, sans reprendre pour autant la substantifique moelle des premiers écrits, que Etienne Balibar a appelé « Marx Démocrate »,10 permettant pourtant de tracer de nouvelles voies théoriques dans la compréhension de la place des « revendications citoyennes ».11 Une œuvre ouverte, dans le sens le plus fort du terme, qui accepte toutes les autres visions, qui les intègre même au prix de sa propre métamorphose. L’au-delà de Marx n’est pas à rejeter à condition de conserver la boussole de la méthode et des concepts essentiels. C’est le sens de la thèse d’Alain Bihr qui a été le plus loin et le plus systématique dans cette voie.
Qui disait que ce n’était qu’un début…
Nicolas BENIES.