Culture populaire et savante, blues et jazz ont influencé la littérature américaine qui, à son tour s’est faite mémoire de ces cultures..
Les États-Unis sont assurément un drôle de pays. Cette colonie de peuplement a vu s’installer une mosaïque de populations. Toutes les cultures semblent s’y être données rendez-vous. Ce pays qui deviendra dominant après la crise de 19291 avait installé l’esclavage comme forme de travail en plein 17éme siècle. Les premiers esclaves noirs arrivent à Jamestown en 1621. Yann Moulier Boutang, dans sa thèse De l’esclavage au salariat, Économie historique du salariat bridé,2 rappelle qu’il existait des «engagés » blancs3 et des Noirs historiquement libres ou affranchis. L’esclavage ne prend son essor que vers la fin du 17éme. « Ainsi en 1680, en Virginie, les Noirs ne représentent que 7% de la population, en 1690 presque 18% et en 1700 presque 28%. ». Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, comme le souligne Daniel Boorstin dans Histoire des Américains, l’esclave avait une couleur unique, la noire. Les États-Unis, comme tous les pays du continent américain, garderont cette plaie ouverte, celle du racisme,4 se surajoutant et brouillant les différences de classe.
Un choc de titans.
Ces Africains – ce seront surtout des Yorubas qui débarqueront à Cuba donnant une coloration spécifique à la musique et à la culture cubaines5 – exilés de force seront à l’origine du blues et du jazz, musiques-art-de-vivre emblématiques de ce 20éme siècle, musiques de révolte, musiques de libération. Elles proviennent d’un choc de titans, la rencontre sur le sol américain des cultures africaines – trouvant à leur synthèse dans les mythes du vaudou, voir toutes les références au « Mojo »6 – et des cultures européennes, sans oublier les cultures amérindiennes, le parent pauvre,7 donnant au monde éberlué l’art du siècle issu de l’appropriation par les esclaves noirs de toutes ces cultures pour en faire LA culture des Etats-Unis. Le tout n’est pas réductible à ses parties constitutives. C’est la naissance d’une nouvelle culture qui nait chez les opprimés, les surexploités. Comme le note justement Leroy Jones dans Le peuple du blues8 pour que naissent le blues et le jazz il a fallu que les Noirs se sentent Américains et non plus Africains, il a fallu aussi la guerre de sécession (1861-1865) pour en faire des hommes et des femmes libres, en route vers les usines du Nord et passant forcément par le nœud ferroviaire qu’est Chicago. Le blues s’urbanisera, tandis que le jazz sera dés le départ un phénomène lié à la ville et aux ghettos noirs existant dans toutes les grandes villes américaines. Contrairement à une légende tenace le jazz n’est pas né dans la seule ville de la Nouvelle-Orléans – la cité du croissant – mais dans toutes les villes où vivaient une très forte communauté africaine-américaine. Jusqu’à l’enregistrement – en mars 1917, coïncidant avec l’autre événement marquant du siècle, la révolution russe – des premiers groupes de jazz,9 le jazz comme le blues n’étaient pas unifiés. Le disque servira de vecteur à une nouvelle synthèse, permettant à chaque communauté d’apprendre des autres. Cette écoute attentive est d’autant plus nécessaire que le jazz résiste au papier à musique. Sans le disque, le jazz – ni le blues – n’aurait pu connaître de développements. Dés le début il est marqué de l’ambiguïté. A la fois art – c’est-à-dire non répétitif – et marchandise, c’est-à-dire répété à l’identique indéfiniment… C’est une répétition mécanique d’une création spontanée. Lorsque le jazz se répétera vraiment, il sera proche de sa disparition.
Toni Morrison, prix Nobel de littérature, construit ses romans comme autant de matériaux pour la mémoire et la préservation de la culture africaine-américaine. Jazz – roman qui débute une saga des femmes américaines –, a été mal compris de la critique française. Elle s’est évertuée à expliquer que ce n’était pas un livre sur le jazz, en oubliant de montrer que c’est un livre-jazz, construit comme la création spontanée du jazz à partir de l’inconscient collectif pour ouvrir la porte à des chefs d’œuvre et constituer une nouvelle culture. Elle a oublié cette critique que la littérature africaine-américaine ne peut être isolée des autres formes de création artistique que sont le jazz et le blues.10 Elle ne tient pas non plus compte du fait, comme le souligne Ludovic Tournès dans New Orleans sur Seine, Histoire du jazz en France (Fayard)11 que le jazz a aussi contaminé la littérature française et pas seulement Boris Vian.12
La littérature comme moyen de sauver les racines.
Ce lien est à l’œuvre aussi dans son dernier roman, Paradis, (Christian Bourgois, pour la traduction française),13 qu’elle voulait titrer War, Guerre. Et c’est bien de guerre qu’il s’agit. Toni Morrison réagit à sa façon à la marche sur Washington organisée par Louis Farrakhan, leader de Nation of Islam – plus connu sous la dénomination des Blacks Muslims – en octobre 1995. Quatre cents à huit cents mille personnes suivant les estimations ont défilé. Seuls les hommes étaient appelés, les femmes devant rester à la maison pour s’occuper des taches domestiques. C’est surtout la classe moyenne africaine-américaine qui étaient venus manifester pour réclamer une nation séparée. Le racisme, l’apartheid – surtout dans l’immobilier14 – sévit toujours aux Etats-Unis provoquant cette rébellion des classes moyennes.
Et Toni Morrison d’expliquer une fois encore les racines de ce racisme. L’esclavage, la guerre de Sécession, les Noirs hommes invisibles,15 le refus de leurs droits, l’oppression de tous les instants… Mais elle raconte aussi l’oppression des femmes par les hommes Noirs. Elle reprend le combat amorcé dans les années 20, au moment de la Renaissance Nègre à Harlem lorsque le ghetto se prenait pour le centre du monde, par Zora Neale Hurston dont les œuvres commencent à être traduites aux éditions de l’aube, démontrant que la femme est la mule de l’homme. Sa fausse-vraie autobiographie est une forme de blues, avec la même ironie, la même distanciation, Des pas dans la poussière.
Paradis, c’est l’histoire de 9 libérations, sans s’arrêter sur les formes de vie antérieures. Toni Morrison prend ces femmes au moment où elles décident de rompre avec leurs maris, avec leurs familles, avec les insultes et les coups, bref avec la reproduction des manières d’êtres des maîtres blancs par rapport à leurs anciens esclaves. Neuf femmes qui se retrouvent dans une ville du Sud uniquement habitée par des Noirs. Ce n’est pas une invention de l’auteur, ces villes existent.
Dans une sorte de couvent où vivent déjà deux femmes blanches. Se forge, difficilement, l’unité de toutes ces femmes en butte à la même incompréhension, au même rejet. Là encore la réalité a inspiré l’auteure. Les communautés de femmes ont existé, surtout dans le show business – une nécessité pour résister dans ce monde d’hommes – à partir du début du siècle lorsque existaient ces tournées incessantes dans tout le pays dites «tent shows ». Ma Rainey, la première grande chanteuse de blues, Bessie Smith, l’impératrice du blues et même dans une moindre mesure Billie Holiday y ont participé. Elles se regroupent pour lutter, pour s’entraider. Ce sont, souvent, des communautés lesbiennes, raison supplémentaire pour déclencher l’ire des hommes.
Cette résistance, pas toujours consciente, est le personnage principal de ce roman, qui renoue avec les grands romans de révolte. Sa sortie a suscité une polémique aux Etats-Unis. Toni Morrison a été accusé de nuire à la cause de la lutte pour la libération des Africains-Américains, et de mêler le combat de toutes les femmes – noires et blanches – à la mobilisation spécifique des Africains-Américains… Que vaut une libération qui reproduit la manière de vivre des Blancs ? Que vaut une libération qui se traduit par l’oppression du plus grand nombre, les femmes ?
Des femmes libérées vivant dans un Couvent en dehors de la communauté de la ville est un scandale auquel il faut mettre fin, pensent les hommes. Toni Morrison décrit ce cheminement dans les consciences à travers des discussions de plus en plus enflammées. Le lecteur sait dés le début, c’est le premier chapitre, que cette expérience se termine mal. Les hommes tuent ces femmes, une forme de lynchage dont ils sont d’habitude les victimes. Ils reproduisent les mêmes comportements vis-à-vis des femmes qu’elles soient Noires ou Blanches. La fin est plutôt optimiste dans cette vague de pessimisme. Le passage de ces femmes a laissé des traces dans les consciences. Les femmes de cette ville ne se laisseront plus tout à fait opprimer comme avant. Elles s’affirmeront face aux hommes, elles prendront le relais de ce combat. C’est un appel directement politique aux femmes pour prendre en charge leur lutte, la défense de leurs droits.16
Du passé, on ne peut faire table rase.
C’est aussi la démonstration que du passé, on ne peut faire table rase. Qu’il faut assumer ce passé. Celui de l’esclavage. Et non pas l’occulter. Qu’il faut prendre en charge le blues directement issu de cet héritage, le jazz et comprendre le gospel comme un appel à la révolte de cette condition d’esclave, sans toujours en référer vers un ailleurs. Longtemps l’Afrique a servi « d’ailleurs ». Marcus Garvey, à la fin des années20 prône le retour à l’Afrique. Un mouvement qui est aussi une affirmation de l’identité noire face à la société blanche dominatrice. Peut-être aussi, dans le même temps, une impasse. Mais Marcus Garvey est resté comme l’un des héros de la communauté africaine-américaine.
Toni Morrison sait aussi entraîner le lecteur dans cette aventure. C’est une écriture très liée aux rythmes du jazz, du blues, du gospel dans ses références comme dans sa construction. Ces non-écrits – comme le jazz et le blues ne sont pas lisibles sur le papier à musique, et doivent s’écouter pour être transmis qui expliquent la place essentielle des procédés d’enregistrement pour leur connaissance – sont difficiles à rendre en français. Il y faut une bonne connaissance de cette musique art-de-vivre née dans ce pays, les Etats-Unis, résultat paradoxal de l’esclavage et de l’oppression, de cette présence-absence sur la terre américaine de ces Africains déportés devenus de vrais américains et donnant au monde cette culture qui s’est répandue dans le monde entier et n’a rien à voir avec Disney et l’industrie de l’Entertainment comme on dit là-bas.
L’un des buts de Morrison est de rendre conscient cette partie de l’inconscient collectif des Africains-Américains provenant de l’esclavage pour participer au mouvement de libération qui passera par celle des femmes. Les luttes pour les droits des femmes devenant, comme partout dans le monde, le révélateur de la construction d’une société fonctionnant différemment de cette société blanche – et pas seulement aux Etats-Unis – et capitaliste.
Nicolas BENIES.
Tony Morrison, ses prédecesseuses, le blues, le gospel et le jazz.
Boris Vian, dans sa célèbre revue de presse, répondait à un homme pressé, pressé d’avoir du plaisir et refusant de travailler pour comprendre la musique, que le jazz ne se laissait pas approcher « comme ça ». Qu’il fallait éduquer ses oreilles, son cerveau pour apprécier les nouveautés, l’aventure, l’absence de répétition. Ce conseil, nous le reprenons à notre compte. La variété, nous fait baigner dans la répétition à l’identique. Le public n’accepte pas les changements. Il veut retrouver sur scène ce qu’il a entendu sur le disque. Or le jazz est une musique qui impose l’originalité. Chaque musicien – musicienne – a un phrasé particulier. Il est, au bout d’un certain temps, loisible de le reconnaître du premier coup d’oreille. Le propre d’un concert de jazz, c’est de dérouter. Sinon nous entrons dans le domaine de la variété.
Les coups de cœur – une musique qui d’un seul coup nous parle, un livre qui nous en dit plus… – ouvrent grande la porte d’une recherche, d’un approfondissement pour comprendre, appréhender ces arts apparemment faciles que sont les musiques du jazz et du blues. Leur caractère de divertissement cache ce qu’elles ont de fondamentalement original, cache la révolte et l’insoumission. Ce n’est pas pour rien qu’elles font peur aux biens pensants et pansants.
Tony Morrison s’inspire de Zora Neale Hurston – à qui elle rend hommage dans le même mouvement – considérée comme la pionnière toutes les romancières africaines-américaines des années 60. Alice Walker – auteure de La couleur pourpre – a essayé de retrouver sa tombe pour la fleurir. Sans vraiment la retrouver. Zora est morte dans la pauvreté. Elle a pourtant participé à la « Renaissance Nègre » qui agite Harlem dans les années 20-30 – les Haïtiens avaient même réussi à faire fêter le 14 juillet – dont les figures de proue sont le poète Langston Hughes et Zora Neal Hurston, comme le photographe Van Vechten ou l’impératrice du blues, Bessie Smith.
Elle était née dans une ville noire, du type de celle que décrit, des années plus tard, Tony Morrison. Elle raconte ses histoires, et non pas son histoire, dans ce qu’elle a nommé son autobiographie, Des pas dans la poussière (aux éditions de l’aube, traduit par Françoise Brodsky qui veut aussi faire connaître et reconnaître la romancière anthropologue aujourd’hui totalement oubliée). Au moment où elle l’écrit – 1942, elle a 41 ans, elle mourra en 1961 -, c’est, pour elle, comme le rappelle la traductrice, un boulot alimentaire. Elle parle de son enfance, de ses rapports difficiles avec les Blancs, avec le pouvoir de manière générale. Elle sait trouver la tonalité – comme le phrasé d’un musicien ou d’une musicienne de jazz que l’on reconnaît dés la première note – pour s’adresser à notre voix intérieure, pour se faire comprendre tout en pratiquant ce que les Américains appellent le « double entendre », cette façon de s’adresser à son semblable pour se faire comprendre de lui seul tout en ayant l’air de parler au maître blanc. Tout l’art du blues est ici résumé.
Cet art de la communication, les blues savent à merveille le manier.17 Robert Springer décrypte les « Fonctions sociales du blues », éditions Parenthèses, collection Eupalinos, en un style un peu trop universitaire où le sang de la passion a du mal à circuler. Et pourtant, c’est un passionné… La conclusion de sa thèse nous amène directement au pays de la contestation, fonction essentielle du blues, lié au rejet raciste de la société blanche. Il aura, auparavant, passé en revue les fonctions de commémoration – ici dans le sens du souvenir -, d’éducation et récréative entre autres. A chaque fois il donne des exemples, et des exemples surtout de ce « double entendre », encore qu’il n’arrive pas à rendre en français les sous-entendus grivois, sinon totalement grossiers de certains poèmes – oui, il faut employer ce terme.
Sur ce terrain, il se trompe en pensant que le côté « cru » des descriptions provient de l’héritage africain. Dans La goguette et la gloire, Claude Duneton montrait en 1984 que « faire rougir la neige » est constitutif de tous les arts populaires. Le blues, de ce point de vue, ne fait pas exception. C’est une des façons de s’opposer à l’ordre bourgeois, à l’ordre dominant d’une manière générale.
Ce livre comble un vide. Les essais de ce genre ont existé en anglais – voir Devil’s Music18 de Gilles Oakley – sans arriver à ce systématisme qui caractérise le travail de Springer. Il donne l’impression d’avoir tout écouté, tout transcrit pour redonner la place fondamentale des blues dans la culture américaine et pas seulement de celle des Africains-Américains. Il éclaire ainsi la manière d’écrire et de Zora Neale Hurston et de Tony Morrison comme celle de quelques autres écrivains dont Ralph Ellison ou Langston Hughes. Toutes et tous se réfèrent explicitement aux blues et au jazz. Il est difficile de comprendre et les Etats-Unis et ces écrivains sans cet arrière-fond. Les blues – comme les « gospels », la face religieuse de cette histoire, mais tout aussi « codés » – en disent plus sur la société américaine, sur son histoire, sur sa face cachée que bien des ouvrages savants. Aujourd’hui la perte des racines dans les ghettos noirs a relégué le blues dans l’histoire. Il n’est pas impossible qu’il en sorte… Tony Morrison milite activement pour ce travail de mémoire, pour actualiser les racines et la tradition. C’est dire qu’elle refuse de la répéter, mais veut la féconder.
Zora Neale Hurston a lutté toute sa vie pour être reconnue comme une auteure à part entière. Elle qui avait écrit que la femme noire est « la mule de l’homme » savait de quoi elle parlait. Ce combat se poursuit…
Ralph Ellison fut le grand auteur découvert dans les années 50. Son seul roman, Homme Invisible pour qui chantes-tu ? – chez Grasset – l’avait installé au firmament. Il s’était ensuite confiné dans les essais et n’avait plus écrit de roman. Le recueil de nouvelles, De retour au pays, est essentiel à la fois pour se rendre compte de ses années d’apprentissage et pour comprendre la situation des Africains-Américains fans ces années 30-40, vivant le racisme au quotidien. Il se réfère constamment, dans la forme de l’écriture comme pour façonner ses personnages, au blues – au boogie woogie notamment, musique logique avec le rythme du train, à la fois ambulante et immobile –, au gospel et au jazz. La musique prend possession de l’écriture. Ce n’est pas pour rien qu’il fut trompettiste…
J.J. Phillips a su rendre la force du blues. Force du rire, de la dérision, de la révolte, force aussi de la tradition toujours revisitée, toujours métamorphosée. Pour elle, le blues ressemble au vaudou, à cette religion bizarre forgé par les esclaves pour retrouver leurs racines, ou plutôt pour les inventer. Le vaudou représente un travail de mémoire, mémoire des temps de l’esclavage et de l’Afrique. C’est la volonté de pas renier ses origines, de les assumer, envers et contre tout, même au prix de la répression. Il s’est construit en synthétisant l’apport de toutes les cultures africaines présentes sur le sol américain et en s’appropriant les mythes des autres nations, celles des Amérindiens notamment.
Cette fausse-vraie autobiographie, vrai poème au blues et à son compagnon d’alors, Lightnin’ Hopkins,19 dont elle a partagé la vie, à sa sortie de prison, Mojo Hand (collection de poche des éditions de l’aube), est un hymne à la vie, à l’affirmation de soi, de ses droits. Elle aussi se découvre femme. Le terme de Mojo est intraduisible. Il synthétise les pratiques vaudoues. A la fois talisman, définition de l’Africain-Américain et bien d’autre chose encore.
JJ Phillips s’est battue, en tant qu’Africaine-américaine, femme et noire. Un de ces livres étranges – et plus rares qu’on ne le croie – qui vous transforment.
Denis-Constant Martin, politologue et grand spécialiste des cultures afro-américaines – ainsi qu’africaines – introduit les mondes du gospel. Cette musique sacrée tout autant que le blues raconte – la citation de James Baldwin20 vient comme une justification – la vie même des Africains-Américains. Le Gospel Afro-Américain, Des spirituals au rap religieux (Cité de la Musique/Actes Sud)21 ouvre la porte des Eglises tout en informant le lecteur sur les différents mouvements religieux existant dans la communauté africaine-américaine. Denis Constant-Martin illustre notre propos. Il n’est pas possible d’écrire l’histoire des Etats-Unis sans référence à ces cultures spécifiques.
Le gospel comme le blues écrivent une histoire, une histoire cachée le plus souvent. Frémeaux et associés, distribué par Night & Day, dresse un panorama et des gospels et des blues. Ils viennent de commencer la publication des œuvres complètes de Mahalia Jackson. Le volume 1 reprend les enregistrements de 1937 qui passeront, à l’époque, totalement inaperçus. Il faudra qu’elle attende 10 ans, en 1947 donc, pour connaître le succès avec ce Move on up a little higher qu’elle vendra à plus d’un million d’exemplaires. Le même éditeur avait publié précédemment, le volume 1 des œuvres complètes de SisterRosetta Tharpe, petite sœur qui évolua entre gospel et musique profane. Une voix et un cas. Elle est emblématique de la fusion du jazz, du gospel et du blues.
NB
A propos de jazz.
Le jazz, quant à lui, ne se définit que par l’existence qui ne précède ni ne suit son essence. Et son existence est multiple.22 La collection Masters Of Jazz (distribuée par Disques Concord) se veut la pléiade du jazz et propose comme sa consœur des intégrales de celles et ceux qui ont fait le jazz.
Comment ne pas parler de Billie Holiday ? Lady Day, comme l’avait surnommée Lester Young, Madame Jour autrement dit, baigne dans la blancheur immaculée de la Nuit, de cette nuit noire d’où nous ne revenons jamais. Billie est LA VOIX de ce 20éme siècle agonisant. Elle a tout murmuré, tout dit. La voix claire de ses premières années, de 1933 à 1940 et la voix porteuse de mort des années 50. Toute la barbarie de ce siècle semble résumée. Cette voix là, une fois qu’elle vous pénètre, vous métamorphose et vous fait chavirer. Dans l’amour immodéré de Lady Day. Mais aussi dans l’angoisse de cette nuit qui n’en finit pas, toujours recommencée.
Michel Fontanes, par ailleurs ex-PDG d’Orangina, est tombé dedans. Il a conçu Billie Holiday et Paris (Editions Rive Droite) comme une enquête policière d’un amoureux jaloux, pour suivre ses faits et gestes lors de ses deux visites parisiennes en 1954 et 1958 – une année avant sa mort. C’est à la fois intéressant pour tous les amoureux de la belle et préoccupant.
Masters Of Jazz poursuit la publication de ses œuvres complètes. Le 15éme volume couvre les années 1945 et 1946. Cette année là, elle participe, avec Louis Armstrong – rencontre inespérée – au film New Orleans23 dans lequel, à son grand dam, elle joue le rôle d’une soubrette…24 et au JATP – Jazz At The Philharmonic25 – de Norman Granz. Elle brille de tous ses feux blanchis au cours de toutes ces nuits d’angoisse. Elle a découvert la drogue…
Anita O’Day commence sa carrière dans les années 40. Elle s’était inspirée de Lady Day pour tracer sa propre voie. Elle est encore vivante et chante encore aux dernières nouvelles. Pour cette collection, et pour ces trois premiers volumes, nous la trouvons dans l’orchestre du batteur Gene Krupa. Le volume 1 reprend les enregistrements studio – pour ceux qui n’aiment pas que « ça gratte » – et les deux autres ceux réalisés « live ». Anita a un grain de voix particulier. Une fois entendue, toujours reconnue.
Nous parlions de blues. Un des grands « blues shouters », Joe Turner, s’est fait connaître à Kansas City,26 comme crieur – shouter -, videur et serveur. Il n’y a pas de petits profits. Les deux premiers volumes couvre les années 1938-40 pour le premier, et 1940-41 pour le deuxième.
La connaissance de la période 1942-1947 ne serait pas complète sans la reconnaissance du travail d’arrangeur de Gil Evans pour l’orchestre de Claude Thornhill – pas très connu même des spécialistes – installant la musique sur un nuage. Malgré tout ça swingue… Gil ensuite subira la leçon de Parker et changera sa manière d’arranger. Ces prolégomènes sont réunis dans ce volume unique – dans tous les sens du terme – Gil Evans, The complete Instrumental Charts for Claude Thornhill.
Terminons cette revue non exhaustive par un pianiste, aveugle, Lennie Tristano et le volume 1 de ses œuvres complètes, 1945-1946. Lennie n’est pas très connu. Il sera pourtant à la tête d’une école où brilleront Lee Konitz et Warne Marsh en particulier. Un style de piano apparemment très linéaire où se trouve inscrit toute l’histoire du jazz et son futur.
NB
100/60/40
Ce ne sont pas les nombres magiques du loto. Mais des anniversaires. La commémoration bat son plein pour assurer le règne de la marchandise. En même temps, et là est l’ambiguïté, ces «fêtes » remettent le projecteur sur des hommes et des femmes oublié(e)s. C’est le cas pour Duke Ellington, un des grands génies de ce 20éme siècle, Hoagy Carmichael – moins connu en France, mais un grands «songwriters », comme disent les Américains, de ce siècle, poète pourrait-on dire – Alfred Hitchcock ou Ernest Hemingway,27 qui a influencé la plupart des écrivains que nous avons cités.
Le soixantième anniversaire est moins usité, mais a ses partisans. L’année dernière l’industrie du disque a vu le cinquantième anniversaire d’Atlantic28 – un label fondé par les deux fils de l’ambassadeur de Turquie aux Etats-Unis, Ahmed et Nesuhi Ertegun. Cette année (1999) c’est au tour de Blue Note (racheté par la transnationale EMI) de fêter ses 60 ans. Ce label a été créé par deux émigrés juifs allemands, Alfred Lion et Francis Wolff. Ils ont conservé leur accent allemand jusqu’au bout, ce qui faisait beaucoup rire les jeunes gens, «les cats » comme on disait à cette époque, qu’ils enregistraient. Soixante références ont été mises sur le marché. Un véritable éblouissement. Des albums qui n’avaient jamais été réédités. Un conte de fées. Une façon aussi pour EMI de faire vendre. Mais ils n’ont pas choisi la facilité, il faut le reconnaître. Par exemple republier Benny Golson an his Philadelphians n’avait rien d’évident. D’autant que se dissimule un cadeau. La session que Golson – alors directeur musical des Jazz Messengers d’Art Blakey – a réalisée à Paris en 1958 avec le trompettiste Roger Guérin.
Les quarantièmes ont quelque chose de terrible. C’est la mort. Celle de Boris Vian, en juin 1959, de Billie Holiday, en juillet, de Lester Young en juin et de Sidney Bechet. Les morts, c’est une grande leçon du jazz, ne meurent pas. Ils nous envahissent. Ils vivent en nous. Sauf si nous perdons la mémoire…
NB
Livres sous revue
Paradis de Tony Morrison, Christian Bourgois, réédition en 10/18 comme la plupart de ses ouvrages.
Des pas dans la poussièrede ZoraNeale Hurston, édition de l’aube, comme tous ses ouvrages traduits en français, dont La Femme Noire.
Fonctions sociales du blues de Robert Springer, éditions Parenthèses, collection Eupalinos (dirigée par Philippe Fréchet).
La musique du diable de Walter Mosley, Points-Seuil, première parution chez Albin Michel.
Mojo Hand de J.J. Phillips, aux éditions de l’aube, en collection de poche.
Pour les enregistrements :
La collection Masters Of Jazz est une collection de référence. Le livret, en général très documenté, permet d’approcher les musicien(ne)s dont il est question. Il reste que le souci d’exhaustivité peut fatiguer. Tout le monde n’a pas envie d’entendre toutes les « alternates » d’un morceau, même si, quelque fois, cette écoute s’impose.
1 Voir la thèse d’Isaac Joshua, La crise de 1929 et l’émergence américaine, aux PUF, collection Actuel Marx.
2 Aux PUF, collection Actuel Marx. L’auteur reprend expose toutes les thèses à propos des racines économiques de l’esclavage. La cause principale qu’il met en lumière – mais cette cause partage les historiens américains – est la rareté de main d’œuvre d’un côté et de l’autre la nécessité, pour les exploitants, de se l’attacher. Il traite aussi des Antilles et de l’Afrique du Sud. Dans chacune de ces contrées a eu lieu une rencontre non voulue, un choc de cultures qui a donné naissance à des musiques-art-de-vivre particulières. Voir aussi Gérard Béhague, Musiques du Brésil, de la cantoria à la samba-reggae (Cité de la Musique/Actes Sud) pour se rendre compte des spécificités de la musique brésilienne par rapport au jazz et au blues.
3 Les « polars » historiques ont ici leur utilité. Dans une nouvelle série mettant en scène un juge Sir John Fielding – le demi-frère de l’écrivain, et l’auteur, Bruce Alexander, un pseudo, retrouve cette forme d’écriture qui fait les délices de la lecture de Tom Jones encore aujourd’hui -, menant l’enquête et rendant la justice. Il lui arrive de condamner à la déportation vers les terres de l’Amérique. Nous sommes en 1769. Trois volumes parus à ce jour chez 10/18 et dans la collection Grands Détectives comme il se doit, Les audiences de Sir John – le premier et incontournable pour connaître les personnages de la série -, Le fer et le feu et, le meilleur peut-être pour la description de cette société anglaise de ce milieu du 18éme, L’onde sépulcrale.
4 En 1995, dans The Bell Curve, soit la courbe de Gauss, en cloche, les auteurs, Charles Murray, connu pour ses positions de droite, et Richard Herrnstein, ont voulu démontrer que les pauvres sont pauvres parce qu’ils le veulent bien et parce que les politiques de lutte contre la pauvreté les maintiennent dans cet état. Au bout de quelques 800 pages, ils auront effectué une corrélation entre la pauvreté et l’imbécillité mesurée par le quotient intellectuel, le QI. La pauvreté, la division de la société en classe et en « races » aux Etats-Unis s’explique par l’absence d’intelligence de la partie pauvre de la population, et la richesse s’explique par l’intelligence. Une démonstration dénuée de tout fondement cela va sans dire, mais qui fait partie d’un arsenal idéologique pour demander la suppression de l’affirmative action, action des pouvoirs publics pour lutter contre les inégalités.
5 Frémeaux et associés, un éditeur de disques, a eu la bonne idée de publier un coffret de 4 CD intitulé Rétrospective officielle des musiques cubaines avec un livret explicatif sur les racines de ces formes musicales, la rumba, le son – prononcez à l’espagnol -, le guaracha, le danzon… Cette rétrospective est d’autant plus essentielle que ces musiques sont à la mode grâce notamment au film de Wim Wenders, Buena Vista Social Club. (distribué par Night & Day).
6 Voir le roman de Madison Smart Bell, Le soulèvement des âmes, Actes Sud. Dans le contexte de la révolte de Toussaint-Louverture, il insiste sur la place du vaudou comme vecteur d’unificateur des différentes cultures africaines. Il s’agit d’Haïti évidemment, mais il est loisible d’extrapoler pour les Etats-Unis.
7 Le grand écrivain du Sud (des Etats-Unis) Erskine Caldwell dans « A la recherche de Bisco », une enquête sur le racisme, le raconte admirablement.
8 Réédité en poche chez Folio-Gallimard. Ce livre a été souvent copié. Il a donné naissance à un nouveau courant de la critique de jazz, critique plus sociale.
9 Par l’Original Dixieland Jass (sic) Band, un groupe constitué par le cornettiste Nick La Rocca et composé d’enfants d’immigrants siciliens et juifs. Cocktail qui en dit davantage sur l’exclusion existante aux Etats-Unis dans ces premières années du siècle que bien des manuels d’histoire. Un orchestre de Blancs malgré tout. Mais cette musique est aussi la leur.
10 Dans la revue Europe – août-septembre 1997 – intitulée justement « Jazz et littérature », Florence Martin, auteur par ailleurs d’une excellente biographie de Bessie Smith, explique de manière convaincante que « Toni Morrison fait du jazz ».
11 C’est la première thèse sur l’histoire du jazz en France. On lui trouvera beaucoup de défauts. C’est un travail pionnier. Nous y reviendrons.
12 Un anniversaire : 40 ans que Boris Vian est mort lors de la première du film J’irais cracher sur vos tombes, sur la base de ce roman publié en 1946 et qui fît scandale. Voir Noël Arnaud, Les vies parallèles de Boris Vian, réédition récente au Livre de Poche. Fayard en profite pour éditer le début de ses œuvres complètes, dont la fameuse revue de presse dans Jazz Hot, la première revue de jazz créée par Hughes Panassié et Charles Delaunay. Cette même année mourrait Lester Young, Billie Holiday et Sidney Bechet. Il faut lire aussi la biographie de Sartre par Annie Cohen-Solal (Folio-Gallimard) qui montre l’influence des romanciers américains, tous férus de jazz à commencer par Dos Passos – et la référence au jazz plutôt qu’au cinéma serait bien une clé pour son œuvre – sur Sartre, lui aussi amateur de jazz.
13 Il vient d’être réédité en poche, chez 10/18, comme tous ses autres romans.
14 Voir American Apartheid de Nancy A. Denton et Douglas S. Massey, Descartes et Cie, 1997 qui conteste la thèse de l’intégration totale des Africains-Américains avec des arguments convainquants.
15 Pour reprendre le titre du roman de Ralph Ellison, paru en 1952 et traduit en français chez Grasset. Le même éditeur vient de publier un recueil de nouvelles, quelques-unes une inédites, de cet auteur De retour au pays, avec une introduction de John F. Callahan qui retrace sa biographie – ce n’est pas du luxe – jusqu’à sa mort en 1994. Il commence comme trompettiste de jazz pour devenir écrivain grâce à l’influence de Richard Wright. Il met en scène le racisme quotidien, y compris pendant la guerre. Les Blancs ne font pas confiance aux Noirs pour mener la guerre et les empêche de voler… Il sait aussi raconter un lynchage avec les yeux d’un adolescent blanc sans que l’on puisse savoir ce qu’il en adviendra… Une révolte court dans ces pages, dans ces mots, mais aussi le rythme du jazz, du blues, du boogie… ce qui ne facilite pas la tâche du traducteur.
16 Cette place secondaire des femmes, leur prise de conscience parfois par l’intermédiaire du Vaudou – permettant la transmission de la mémoire – est aussi au centre du livre de Toni Cade Bambara, Les mangeurs de sel, réédité par 10/18. Une autre façon de raconter la même histoire. C’est Toni Morrison qui a fait publier cette auteure, morte en 1996.
17 Voir aussi Histoire de la rhétorique dans l’europe moderne, 1450-1950, sous la direction de Marc Fumaroli, aux Presses Universitaire de France. La rhétorique est, justement, l’art du discours, de la communication. Au moment où tous les hommes – au sens générique – ont le terme « lisibilité » à la bouche pour parler « faux », utilisant une nouvelle version de la langue de bois (liée à la pensée unique), il est temps de revenir sur les formes du langage véhiculant nos idées. C’est le but de ce livre, véritable somme des connaissances. Une façon de se reposer des questions anciennes. Voir aussi Histoire de la rhétorique des Grecs à nos jours, sous la direction de Michel Meyer, Livre de Poche, collection Biblio.
18 La musique du diable. Ainsi était appelé le blues par les biens pensants. On comprend aussi pourquoi le diable joue un rôle plutôt sympathique dans tous les blues. Robert Johnson, l’ancêtre de tous les bluesmen, mort en 1937, affirmait qu’il avait des rapports directs avec le diable. Voir aussi Walter Mosley – un des grands auteurs de polars américains qui sait se servir de la crise du polar pour, à sa manière, parler de l’histoire des Etats-Unis, et du ghetto de Los Angeles, Watts – RL’s Dream – , traduit en français par La musique du diable, dans la collection Points-Seuil. Il met en scène un vieux bluesman, Soupspoon Wise à la veille de mourir dans ce New York des années 80 rencontrant une fille – blanche, Kiki – du Sud et lui racontant ses souvenirs. Un plaidoyer là encore pour ne pas perdre cet héritage, ces racines essentielles permettant aussi de construire le présent comme le futur. A son tour Mosley fait un travail de mémoire.
19 L’un des grands créateurs de cette musique art-de-vivre. Voir L’encyclopédie du blues de Gérard Herzhaft, Fayard.
20 Extraite de Harlem Quartet réédité au Livre de Poche collection Biblio.
21 Comme pour tous les livres de cette collection, un CD vient illustrer les propos de l’auteur.
22 Jacques Réda dans L’improviste. Une lecture du jazz (réédité chez Folio-Gallimard) donne cette non-définition : « Il semble que le jazz ait toujours voulu être plus ou autre chose que lui-même ». Une façon d’illustrer la méthode dialectique propre à Hegel et à Marx. Le jazz est la dialectique personnifiée. Le tout n’est pas réductible à ses parties, il est fusion des contraires, par exemple le couple tension/détente…
23 Un film sans grand intérêt, il faut bien le dire, sauf celui de voir Louis Armstrong et Billie Holiday. Sinon que de bêtises débitées dans les dialogues…
24 On sait qu’Hollywood a mis du temps a reconnaître les artistes africains-américains.
25 Une façon de lutter contre la ségrégation raciale tout en « faisant » de l’argent. Granz a imposé le jazz dans les salles de spectacle « classiques ».
26 Une de ces villes tenus par les frères Pendergast – la maffia – à cette époque. Une ville à cheval entre plusieurs états, séparés par des « tracks » – la voie de chemin de fer – entre les quartiers blancs et noirs. Une ville essentielle dans l’histoire du jazz qui a vu naître l’orchestre de Count Basie et Charlie Parker. La même collection Masters Of Jazz édite aussi les œuvres complètes des deux sus nommés. Le volume 11 des œuvres de Count Basie vient d’arriver.
27 La collection Quarto, chez Gallimard, publie l’intégrale de ses nouvelles, Nouvelles complètes, avec un choix de lettres et de commentaires critiques qui en rendent la lecture inédite.
28 Aujourd’hui racheté par WEA, Warner autrement dit. Cinquante références avaient été mises sur le marché à cette occasion. Une aubaine pour les collectionneurs et pour les autres voulant découvrir le jazz.