DISCUSSION SUR DEUX CONCEPTS CLEFS DE L’ANALYSE MARXISTE, LES CLASSES SOCIALES ET L’ÉTAT.
Soulignons dés l’abord que les éditions La Découverte ne craignent pas de se trouver en dehors de la mode. Publier successivement une « Introduction à l’économie de Marx », de Pierre Salama et Tran Hai Hac, « La philosophie de Marx », d’Étienne Balibar et enfin « La sociologie de Marx », relève du domaine de l’art, si tant est qu’on puisse l’opposer à celui de la marchandise. Difficile d’écrire sur Marx, difficile de parler d’un théoricien aussi décrié, tout en étant l’un des plus actuel, du moins pour sa méthode et ses catégories essentielles.
Le découpage proposé, au-delà de son enjeu commercial, pose un problème de « lecture » de Marx. Il n’était ni philosophe, ni économiste, ni sociologie mais critique de l’économie politique, signifiant par là qu’il se voulait scientifique et militant, homme libre pour qui « rien de ce qui est humain n’est étranger ».1
Marx sociologue ?
« Peut-on parler d’une sociologie de Marx ? » s’interrogeait Pierre Naville, en 1954, dans « De l’aliénation à la jouissance »2 et de citer Boukharine et son « Manuel populaire de sociologie marxiste » alors que Gramsci considérait que la sociologie ne peut être que la philosophie d’un évolutionniste positiviste, prenant Comte à sa définition. S’agit-il d’un strict débat de définition ? « Les définitions n’ont d’importance, répond Naville, que si elles résument l’explication cohérente d’une fonction réelle », et il voit la fonction réelle de la sociologie marxiste dans l’analyse du travail aliéné, exploité, forme dans laquelle s’expriment tous les rapports sociaux, une sociologie qui serait mortelle, et déboucherait sur une non-sociologie, manière de reprendre deux idées forces de Marx, la mortalité des civilisations et des modes de production, et la critique nécessaire, vitale du mode de production capitaliste.
Ce n’est pas le point de vue de Jean Pierre Durand qui veut faire la part du militant et du savant, pour déterminer ce qui reste « de la critique du capitalisme par Marx » pour apprécier comment l’utiliser dans l’analyse des sociétés industrielles avancées, comme des régions périphériques dominées. En 128 pages, il lui était évidemment impossible de remplir ce programme. Plus modestement il a décidé d’exposer la théorie de l’exploitation, pour ensuite estimer de quelle manière Marx et Engels peuvent passer pour les fondateurs de la sociologie du travail. Il prend comme référence, notamment, le fameux chapitre XV du livre I du capital3, où Marx analyse la fabrique, et la forme du travail, lié à la manufacture et au machinisme. Il se penche ensuite sur l’analyse des classes, de l’État et de la lutte de classes, pour terminer sur l’idéologie et la production des connaissances, la sociologie de la connaissance autrement dit, discipline dans laquelle Marx est le penseur incontournable. Toute sa méthode – le matérialisme historique – se veut explication des conditions matérielles à l’origine des représentations du monde, ou des idéologies. La sociologie de l’art a poursuivi dans la même voie en cherchant dans le contexte social, la genèse des œuvres d’art, sans toute fois expliquer l’inexplicable : pourquoi une œuvre historiquement datée nous fait réagir ? Marx avoue dans les « Gründrisse » qu’il ne sait pas réellement pourquoi l’art grec le touche aussi profondément… C’est un aspect que ne traite pas Durand…
Le dernier chapitre porte sur « Marx aujourd’hui » et traite d’une théorie moderne des classes sociales et de l’État. C’est surtout celui là que nous allons critiquer, pour essayer de voir comment nous pouvons nous servir des découvertes de Marx et d’Engels, et comment actualiser, à l’aide de leur méthode, des outils d’analyse.
Une présentation de Marx.
La présentation de Marx est un exercice difficile. L’auteur a voulu privilégier la sphère de la production en faisant l’impasse sur l’échange, la socialisation des travaux privés, donc sur la circulation du Capital, limitant de ce fait le champ de son analyse, notamment lorsqu’il traite de la définition des classes sociales. L’arène du capital ne se limite pas à la production, mais aussi à la circulation, au commerce, à la finance en particulier, qui prend de plus en plus d’ampleur. Difficile aussi d’ignorer, comme il le fait, l’argent et sa place chez Marx. C’est la compréhension de la nature de l’argent qui permet à Marx de construire sa théorie principale, expression du matérialisme historique fusionné avec la méthode dialectique de Hegel, du fétichisme de la marchandise. Théorie qui explique pourquoi les êtres humains, façonnés par le capitalisme, baignent dans l’idéologie dominante, et acceptent les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste. Les rapports entre les être humains apparaissent comme des rapports entre les choses. Les classes en lutte peuvent prendre conscience de la réalité de ces lois de fonctionnement, en dépassant les apparences, le monde des choses, pour comprendre les rapports sociaux de production. L’activité de compréhension et l’attitude critique – de transformation – sont intimement liées. Ainsi les travailleurs en lutte se rendent compte de l’existence de l’exploitation, de l’extorsion de surtravail par les propriétaires de capital. Ce mouvement de prise de conscience suppose la lutte, l’existence concrète des classes sociales. Les classes n’existent que dans la lutte des classes.
L’apparence – les rapports juridiques – conduit le salarié à penser qu’il est payé à son juste prix. Après avoir beaucoup tâtonné, Marx conclut que c’est le cas, pour ce qui concerne la marchandise qu’il a à vendre, la force de travail. Concept clef qui permet d’apprécier le pas de géant accompli par Marx dans la compréhension des lois de fonctionnement du mode de production capitaliste, et lui permet de construire sa théorie, inédite, de la loi de la valeur. Le travailleur n’a pas conscience d’être exploité. Un patron suisse avait intenté un procès contre un journal de gauche, pour avoir écrit que les salariés de son usine étaient exploités. Il avait fait citer à la barre ses ouvriers qui avaient déclaré qu’ils ne l’étaient pas… et il avait gagné son procès ! Il n’est pas utile, à ce niveau d’abstraction, de faire intervenir des Appareils Idéologiques d’État (AIE) comme l’avait fait Althusser – et repris ici, du moins cité – pour comprendre cette réaction. Le fétichisme de la marchandise suffit. Sinon c’est une analyse positiviste, « comtienne » – d’Auguste Comte – du capitalisme. C’est oublier que le capitalisme met en place, par l’existence même de la marchandise et de l’argent, des barrières matérielles à la compréhension de ses lois de fonctionnement. La concurrence, comme l’avait bien vu Marx, oblige les capitalistes à respecter les lois de l’accumulation, mais n’explique pas ces lois. La vision d’Althusser est simpliste et laisse de côté la question de savoir pourquoi la classe ouvrière, une partie d’entre elle du moins, vote à droite, mieux encore, comme le montre la situation actuelle en France, Front National, par exemple.
Le Marx de Durand, dans le chapitre II surtout, est un peu « positiviste », justement, ébahi devant les progrès techniques qui ne seraient ni bons ni mauvais. C’est oublier que, dans les Gründrisse, il note que la machine apparaît à l’ouvrier comme une ennemie, et encore dans Le Livre I4 que « Le moyen de travail accable le travailleur. Cet antagonisme direct éclate surtout lorsque des machines nouvellement introduites viennent faire la guerre aux procédés traditionnels du métier et de la manufacture. Mais dans la grande industrie elle-même, le perfectionnement du machinisme et le développement du système automatique ont des effets analogues ». Le paradoxe se trouve dans le fait qu’il voit en Marx le critique de l’organisation taylorienne du travail… dont il ne pouvait pas avoir connaissance. C’est une nouvelle confusion. Marx ne critique cette forme d’organisation, mais la nature de l’organisation capitaliste du travail qui s’organise dans l’extorsion de la plus-value, absolue et relative. Autrement dit, et au niveau d’abstraction du Livre I, Marx s’attaque au Capital en général pour mettre en évidence la critique du travail contraint et de l’exploitation de la force de travail, nécessaire loi de l’accumulation capitaliste. Par contre Durand dénonce à juste titre, l’utilisation d’extraits de l’Introduction de la contribution à la critique de l’économie politique (1857) dans laquelle Marx parle de l’opposition entre infrastructure et superstructure. Il note que pour Marx, comme pour Engels, il s’agit d’un processus, d’un mouvement qu’il n’est pas possible de figer. Il critique les concepts de Poulantzas, notamment celui d’instance, qui tourne le dos à l’analyse dialectique, et fait de Marx un mécanique déterministe.
Quelle définition des classes sociales ?
Marx n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout du plan de travail5 qu’il s’était fixé. Le Capital devait se terminer par la définition des classes sociales, et de l’État. Deux questions clefs qui restent en friche. Toute la démonstration de Marx, dans Le Capital, et particulièrement dans Le Livre I, s’organise dans la définition des rapports de production entre la classe des capitalistes, prise comme un tout, autrement dit le Capital en général, et la classe ouvrière, prise aussi comme un tout, au même niveau d’abstraction. Il démontre la loi fondamentale de l’accumulation, l’extorsion de surtravail, de la plus value. Les deux classes sont en opposition, leurs intérêts sont fondamentalement antagoniques, antagonisme qui est la contradiction principale, sociale du mode de production capitaliste. La négation de la négation – application de la méthode dialectique hégélienne, à la société, aux relations sociales – conduit à donner à la classe ouvrière la mission objective de détruire ce mode de production, parce qu’elle a objectivement intérêt à la société sans classe. Cette possibilité naît de la loi de la Valeur, et de l’enchaînement des catégories, Marchandise/Valeur/Capital.
A ce niveau d’abstraction les fractions de classe et leurs expressions différentes, que ce soit pour la classe des capitalistes ou la classe ouvrière ne sont pas envisagées, ni d’ailleurs l’existence des autres classes sociales dont la petite bourgeoisie, ou les paysans.6 Marx, dans le Livre I, limite son champ d’analyse aux rapports de production. Dans le livre II, il envisagera la circulation du Capital, et donc le capital commercial, bancaire… qui se trouve aujourd’hui englobé dans le terme de « services », ou pire encore, « secteur tertiaire ». Dans les Professions-Catégories Socio-professionnelles de l’INSEE, les salariés de ces secteurs seront répertoriés comme « employés ». Font-ils, ou non, partie de la classe ouvrière ?
Durand utilise le concept de « classe ouvrière » sans réellement le définir. Page 101 par exemple « A l’autre pôle se situe la classe ouvrière, les employés et tous les exclus du travail… », faut-il en conclure que la classe ouvrière est composée des seuls « ouvriers », pour conserver les professions-catégories socio-professionnelles de l’INSEE ? Ce contenu se trouve corroboré page 112 lorsqu’il cite la stratégie du P.C.F. dans les années 70 « qui souhaitait diriger une large alliance de classes – sous la direction de la classe ouvrière – pour s’emparer du pouvoir d’État… » (c’est nous qui soulignons). Le P.C.F, à l’époque7, peut-être encore aujourd’hui, donnait une définition très restrictive de la classe ouvrière, limitée aux « travailleurs productifs », valorisés par rapport aux travailleurs improductifs. Marx ajoutait qu’ils étaient productifs de plus value8, donc sous la domination du capital industriel. Où classer les salariés sous la domination du capital commercial, bancaire qui participent à la circulation des marchandises, et permettent d’accélérer la rotation du capital, et d’augmenter le profit ?
Il ne serait pas matérialiste de les rejeter à l’extérieur de la classe ouvrière. Ils sont exploités par un Capital, même s’ils ne produisent pas directement de la plus-value. Contrairement aux valets du Capital que sont les contremaîtres. C’est le critère essentiel de la définition de la classe en soi. Autrement dit tous les salariés ne font pas partie ipso facto de la classe ouvrière. Il faut prouver qu’ils sont exploités, qu’ils vendent leur force de travail et participent, même indirectement, à la valorisation du Capital.
Ce débat, important, n’est pas même pas mentionné9. Il reste que les classes sociales ne sont pas seulement au nombre de deux. La petite bourgeoisie est une réalité, même si elle ne recouvre pas la notion de « classes moyennes » un peu floue, et qu’apparaissent des fractions de classe, à partir du moment où l’on veut faire l’analyse concrète d’une situation concrète comme le fait Marx dans ce texte fondateur de toutes les études politiques, « Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte ».
Le nouveau visage de la classe ouvrière10.
L’existence concrète des classes, la lutte des classes, représente un autre niveau d’analyse, le « concret pensé ». Avant d’y arriver, il faut encore préciser un autre débat. Le visage de la classe ouvrière – le concept lui-même semble dépassé – se transforme, se métamorphose en fonction des transformations du mode de production capitaliste, et de la succession des régimes d’accumulation. La crise qui s’ouvre en 1974-75 provient de l’épuisement d’un régime d’accumulation, que les économistes de la régulation appellent « fordiste » pour souligner l’adéquation de la norme de production et de la norme de consommation. Ce régime a permis une croissance sans à coup pendant trente ans. Depuis 20 ans, le mode de production capitaliste recherche un nouveau régime d’accumulation qui passe par la généralisation de la troisième révolution scientifique et technique – l’électronique et l’informatique – pour augmenter durablement et continûment la productivité du travail – l’extorsion de plus value relative. Dans le même temps, il s’agit de définir une organisation de travail adéquate à cette nouvelle donne technologique, sans déterminisme. A une révolution industrielle correspondent plusieurs possibilités. Tout dépend des capacités de réaction des salariés…
La classe ouvrière des « trente glorieuses », la période de croissance continue, a vécu. Les grandes unités de production, type Renault Billancourt, ont disparu du paysage. Désormais les capitalistes peuvent résoudre la contradiction entre centralisation et décentralisation par l’intermédiaire de l’informatique qui permet l’existence de petites unités de production – la décentralisation – et la liaison en temps direct entre toutes ces unités – la centralisation. Ce n’est pas l’usine flexible, mais c’est un pas important dans la flexibilité du travail, dans la remise en cause des statuts, dans l’augmentation de l’exploitation des salariés, et dans l’affaiblissement – même si ce n’est pas la cause essentielle – des organisations syndicales.
L’impression domine que le travail immatériel prend de plus en plus de place, mais c’est une vision à la fois juste et fausse. Juste parce que l’OS, figure qui avait dominé l’organisation du travail taylorienne, tend à disparaître, fausse parce que les « cols blancs » ne se différencient plus pour l’essentiel des « cols bleus », et que la catégorie des « ouvriers » est encore la plus importante, même si elle est en perte de vitesse, parce que c’est elle qui a subi le plus durement les restructurations, et les licenciements. En ajoutant, comme le note aussi Jean Pierre Durand, que le taylorisme reste encore présent. On pourrait même ajouter qu’il s’impose dans des secteurs où il n’avait pas droit de cité, dans les services par exemple, qui pourrait justifier du rapprochement des conditions de travail entre employés et ouvriers. L’exploitation n’a pas disparu, ni l’extorsion de plus value. Les lois de fonctionnement fondamentales du mode de production capitaliste sont toujours présentes et elles expliquent ses évolutions, révolutions.
La lutte des classes.
Nous passons à un autre niveau d’analyse. Comment la classe ouvrière peut-elle prendre conscience d’elle-même, sinon dans la lutte, dans la défense de ses intérêts collectifs face au patron, au capitaliste ? La prise de conscience commence dans l’entreprise. La configuration actuelle des entreprises est un obstacle supplémentaire à l’expression de la combativité, de même que le chômage de masse. On retrouve ici l’analyse de l’armée industrielle de réserve chère à Marx, qui pèse sur les salaires, sur les conditions de travail et d’emploi. On comprend l’intérêt vital de la lutte contre le chômage pour permettre la relance de la combativité.
La conceptualisation des rapports entre combativité et prise de conscience est complexe, parce que sujet à des fluctuations. Rien n’est jamais acquis sur ce terrain, et les régressions sont possibles. Mais c’est essentiel pour comprendre comment existe la classe ouvrière, et comment se constitue le mouvement ouvrier, objets d’étude du sociologue. Les « classes intermédiaires », la petite bourgeoisie, dans le contexte des luttes sociales n’ont pas de position, parce qu’elles n’ont pas d’intérêt spécifique à défendre. Il faut qu’elles choisissent leur camp.
Ce n’est pas la peine d’utiliser, comme le fait Durand, le concept de « classe parcellaire » pour expliquer le statut spécifique de cette petite bourgeoisie, ce qui le conduit sur une pente savonneuse lorsqu’il écrit : « En résumé, la moyennisation de la société (…) pourrait être un facteur d’explication à l’affaiblissement du mouvement syndical, hier dirigé par l’élite ouvrière, et à l’apathie du corps électoral de la plupart des pays industrialisés. Tout se passe comme si cette moyennisation conduisait à une position de retrait politique (pas d’intérêt politique puisque l’ensemble social ne distingue pas de classe antagonique) dans l’attente d’un homme providentiel. »11
Plusieurs remarques sont nécessaires. D’abord la « moyennisation » en question est actuellement très fortement remise en cause. Il est énormément question, notamment aux États-Unis, de l’éclatement des « classes moyennes », sous les coups de butoir du chômage et de l’élargissement de la flexibilité. La génération qui a 30 ans aujourd’hui ne peut pas espérer arriver au niveau de vie de leurs parents. L’embourgeoisement a vécu. Par contre, le niveau de conscience a régressé, du fait de la crise profonde du mouvement ouvrier qui a explosé et implosé. L’expérience de la gauche au gouvernement, pour la France comme pour beaucoup pays d’Europe, et la désagrégation des pays d’Europe de l’Est ont fait reculer l’espoir d’une autre société. Cette analyse politique, au sens le plus fort du terme, est essentielle pour comprendre le contexte actuel, et la force du Front national.
Ensuite l’auteur sous entend que les dirigeants du mouvement syndical feraient partie de la petite bourgeoisie, et non pas d’une caste à part appelée bureaucratie, défendant des intérêts spécifiques. La vision de Lénine, de l’aristocratie ouvrière n’est pas la plus apte – c’est un débat – à rendre compte de la bureaucratisation des organisations du mouvement ouvrier. Celle de Rosa Luxembourg est plus efficace et plus matérialiste qui suppose de voir la cristallisation d’une couche de dirigeants dont les intérêts particuliers prennent le pas sur les intérêts de leurs mandants, les travailleurs. Qui rejoint celle de Trotsky à propos de la bureaucratie stalinienne.
Enfin il y à dans cette manière de voir, une confusion des niveaux d’abstraction, entre la classe en soi, la définition objective des rapports sociaux de production, et la classe pour soi, ses formes d’existence.
L’État.
Sur cette théorie fondamentale, nous serons plus bref.12 A notre sens, toute réflexion sur l’État doit partir de la définition d’Engels dans l’Anti Dühring : « Et l’État moderne n’est à son tour que l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiétements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L’État moderne, quelle qu’en soit la forme est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. »13L’utilisation de ce vocabulaire, hégélien en diable, nous permet de conclure que l’État doit se situer dans l’enchaînement des catégories après le Capital en général. Il se situe au même niveau d’abstraction. Engels insiste bien : « quelle qu’en soit la forme », et « capitaliste collectif en idée ». La forme de l’État, ce sont les différents régimes politiques, comme le concret, la forme d’apparition sera le gouvernement. On retrouve les trois niveaux d’analyse. La catégorie de l’État, abstraction « réelle », des régimes politiques comme formes de cette abstraction, et l’apparence, le gouvernement concret. Ainsi s’explique la nature capitaliste de l’État s’incarnant dans différents régimes politiques, qui peuvent, en tant que formes phénoménales, donner naissance à des gouvernements non-capitalistes, issu de la classe ouvrière – la gauche par exemple – sans remettre en cause ni le régime politique, ni la nature capitaliste de l’État. Manière de décliner là encore les différents niveaux d’abstraction. Manière aussi de démontrer que la destruction de l’État est une nécessité.
Seule cette analyse permet d’expliquer la place prise par l’État dans le processus d’accumulation, sans recourir à la fiction de la suraccumulation/dévalorisation qui s’appuie sur des citations tronquées de Marx. Elle permet aussi de différencier les politiques étatiques qui reposent sur la nécessité de faire naître un nouveau régime d’accumulation, au niveau des intérêts de l’ensemble de la classe des capitalistes, des politiques de légitimation.
Ces quelques notations pour montrer que les problèmes de méthode sont importants si l’on veut poser correctement les questions. Il faut se féliciter du retour de Marx, des études sur sa méthode et ses concepts, pour poursuivre dans la voie de l’élaboration théorique, aujourd’hui plus que jamais nécessaire.
Nicolas BENIES
1 « La confession de Karl Marx » de David Riazanov, réponse à la question : « Votre dicton préféré ».
2 Chapitre 9, page 356 de la réédition de 1970, aux éditions Anthropos. Encore que le sous-titre répondait par avance : « La genèse de la sociologie du travail chez Marx et Engels ».
Ce livre est cité par Jean Pierre Durand, sans que ses conclusions soient explicitement reprises.
3 Que Rubel, dans son édition de la Pléiade traite un peu par le mépris en le reléguant dans les annexes, sous prétexte que Marx aurait écrit qu’il faisait du remplissage. Il n’empêche, il représente la première tentative d’analyser l’organisation du travail, et la forme du progrès technologique. C’est une réponse à la tendance de trop de marxistes de se contenter d’une « vision globale », sans analyser les changements de l’organisation du travail lié aux métamorphoses du mode de production capitaliste qui s’incarnent dans une succession de régime d’accumulation.
4 Page 309 de l’édition Garnier Flammarion, chapitre XV.
5 Un plan plusieurs fois revu. Voir les remarques éclairantes de Rosdolsky dans « La genèse du « Capital » chez Karl Marx », chapitre 2 du tome I, Maspero opus cité. Pour une autre lecture, voir Rubel dans les notes introductives du livre I du Capital dans la Pléiade. Ce débat n’est pas un débat de spécialistes de l’oeuvre de Marx, c’est un débat de méthode d’exposition.
6 Durand, interprétant Marx, dénie à la paysannerie le statut de classe sociale. Mais il n’envisage que la paysannerie parcellaire… Il y aurait beaucoup à écrire sur le sujet… Il se sert beaucoup dans son analyse de ce concept de non-classe pour expliquer les réactions du Lumpen prolétariat et de la petite bourgeoisie. Il n’est pas évident que ce soit un concept efficace.
7 Il cite l’ouvrage collectif « Le Capitalisme monopoliste d’État », réalisé par les économistes du P.C.F., sous la direction de Paul Boccara qui date de 1971…
8 Refusant par là même toute valorisation des productifs. Voir « Théories sur la plus-value », tome I, chapitre IV, aux éditions sociales, et pages 383 à 403 de La Pléiade, « Économie » Tome 2.
9 Voir, par exemple, Jacques Valier « Une critique de l’économie politique », Petite collection Maspero, 1982, tome 1, page 211.
10 Dans un article du « Mouvement social », par ailleurs trop allusif, « Qu’est-il arrivé à la sociologie du travail française ? », Antoine Prost conclut : « Ainsi la crise de la classe ouvrière est-elle aussi, et peut-être d’abord, une crise de la représentation de la classe ouvrière. »
11 Page 107.
12 Je renvoie à mon livre « L’Après-libéralisme », aux éditions La Brèche, chapitre I, et à mon article dans « Politis La Revue », sur l’État. Ainsi qu’aux livres de Pierre Salama, notamment « l’État surdéveloppé » aux éditions La Découverte, collection Économie critique.
13 Page 318, éditions sociales 1963. C’est nous qui soulignons. Durand ne cite même pas l’ouvrage de Pasukanis, « La théorie générale du droit et le marxisme », EDI 1970, qui écrivait page 107, « Le fétichisme de la marchandise est complété par le fétichisme juridique. »