Un économiste postkeynésien, critique des théories néo-classiques.
Steve Keen, né le 28 mars 1953 à Sidney (Australie), a longtemps enseigné l’économie à l’University of Western Sidney jusque la suppression de la chaire d’Économie. Depuis 2014 il professe à la Kingston University of London. Comme Paul Krugman, il est un familier des médias. Il a officié pendant longtemps dans les radios de son pays d’origine, l’Australie. Il raconte qu’il a mis entre parenthèses son travail théorique pour annoncer, dés 2005, la crise financière. Il n’a, sans doute, pas été écouté. La non réalisation, dans le court terme, de cette prévision, même si elle s’appuie sur des données objectives et sur une analyse, entache le raisonnement et nuit à la réalité de l’argumentation. Pour dire les choses simplement : personne n’y croit. Élucubrations d’économiste en mal de reconnaissance.
Comprendre la crise financière
Il a donc mis en garde contre les risques de crise financière et des autres dés les années 2000.Ce n’était pas le cas de Paul Krugman, cité précédemment. D’autres l’ont rejoint dans cette analyse, surtout des économistes se reconnaissant dans la méthode et les concepts de Marx. Ces économistes nommés « hétérodoxes » ont été les seuls à regarder la réalité et à comprendre les processus en cours.
Steve Keen se différencie du Prix Nobel d’économie, Krugman, par sa critique sans concession des théories néo-classiques. Krugman lui, se réfère à ces théories tout en combattant certaines de leurs préconisations. Sa critique s’arrête en chemin.
Cette critique sans concession, c’est le sujet premier de sa thèse traduite récemment en français aux éditions de l’Atelier, « L’imposture économique », imposture de cette fausse « science économique » qui se trouve en dehors de toute réalité capitaliste.
Il se dit lui-même « postkeynésien ». Il prend appui sur la théorie de John Maynard Keynes développée dans « La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie »(1) pour critiquer les hypothèses, les fondements des théories néo-classiques.
Les 240 premières pages de son ouvrage représentent une synthèse de toutes les critiques formulées par les économistes pour détruire cette vision de l’économie incapable d’expliquer la dynamique des sociétés, le processus de création de richesses et les formes de l’accumulation du Capital.
La mise à mort de la théorie néo classique
Une lecture souvent ardue même si l’auteur se refuse à utiliser les modèles mathématiques pour permettre à chacun(e) de comprendre l’inanité des abstractions néo-classiques. La courbe de la demande ne peut pas fonctionner, celle de l’offre non plus. Il faudrait démontrer l’hypothèse – un postulat de ces théoriciens – que les consommateurs ont tous le le même comportement,et qu’il est donc possible de les agréger pour les considérer comme un seul consommateur. Cette hypothèse n’est pas valide. Les consommateurs sont divisés en classes sociales, en groupes sociaux qui n’ont pas les mêmes rationalité. Les oppositions d’intérêt sont manifestes. Il suffit d ‘écouter Pierre Gattaz – ou Warren Buffet – pour s’apercevoir que les classes sociales ont des intérêts antagoniques. Sans aller aussi loin, en revenant à Robinson sur son île – la référence des néo-classiques – l’apparition de Vendredi change la donne. Le comportement de Robinson change. Il est obligé de tenir compte des aspirations de Vendredi…
Les producteurs, les offreurs résistent aussi à l’agrégation, autrement dit de les considérer comme un seul producteur, en les additionnant et en leur attribuant un comportement unique. C’est oublier la concurrence, donnée essentielle du monde réel du capitalisme dont résulte des conflits, des oppositions au sein même du patronat, de la classe des capitalistes. Ainsi, dans le monde de l’après crise systémique d’août 2007, le capitalisme financier et le capitalisme industriel n’ont pas les mêmes intérêts. Le deuxième voudrait que le premier se contente de le financer sans exercer la magistrature.
Keen aborde à la fois la critique interne : les hypothèses sont-elles logiques ? Rationnelles ? Et la crique externe. Les abstractions, comme le voulait Marx, sont-elles « réelles » ? Permettent-elles d’analyser les sociétés ? Sur ces deux terrains, les théorisations néo-classiques ne résistent pas à la critique. Purement et simplement, elles s’écroulent. Par l’oubli volontaire des groupes sociaux, des classes sociales aux intérêts antagoniques. Sur le terrain philosophique, ils acceptent le cadre théorique de Bentham, l’individualisme et sa « main invisible du marché », cadre théorique dont il est l’inventeur et non pas Adam Smith comme répété trop souvent. Pour lui et pour eux, la société est constituée de pléiade d’individus. La somme de leurs intérêts individuels est égal à l’intérêt général. La logique de la réalité n’est pas de ce côté. Les logiques sont contradictoires. Plus encore, les néo-classiques font reposer la définition de la valeur d’une marchandise sur l’utilité, donc une valeur qui dépend de la subjectivité de chacun(e) des consommateurs…
Classiques et néo-classiques
La dénomination de néo classique est la seule qui convienne pour qualifier cette école théorique. Celle de « libéralisme » est facteur de confusion. Dans les pays anglo-saxons, un « libéral » est un critique de la société capitaliste, un défenseur des droits.
Cette théorie néo-classique n’est pas en lien direct avec les Classiques – pour l’économie politique, Adam Smith, David Ricardo mais aussi François Quesnay inventeur du circuit économique à l’image de la circulation du sang. En même temps, cette théorie se veut une réponse à Karl Marx, à sa « critique de l’économie politique – sous-titre du « Capital » – en faisant l’apologie d’un capitalisme tellement idéal qu’il se perd dans les limbes de la métaphysique.
L’équilibre des marchés, une idée chère à Walras, n’a aucun sens. La réduction de l’économie à la micro-économie – l’économie de l’entreprise – ne permet pas d’appréhender le mouvement de l’accumulation du Capital, des dynamiques en cours. La réduction de la monnaie à un moyen d’échange est contradictoire avec la réalité même du Capital et au fait que l’Argent devenant Capital change la donne. Enfin, les néo-classiques ne connaissent que la statique comparative et, du coup, tombent du côté des « Paradoxes de la flèche de Zénon ». Vouloir analyser chaque moment de la course de la flèche, en comparant chacun des moments n’a aucun sens. A chaque fois, la flèche est immobile ! Il est impossible de connaître l’impulsion du départ et son mouvement réel qui se heurte à des contraintes. Sa trajectoire restera inconnue… La statique comparative ne peut permettre de comprendre les processus en cours, les crises inscrites dans les modalités de fonctionnement du mode de production lui-même.Tous les modèles néo classiques n’inclut pas la possibilité de la crise profonde, systémique, comme celle qui débute en août 2007 et qui se poursuit encore aujourd’hui.
Steve Keen ironise chaque fois qu’il le peut, sur la notion d’équilibre. Sur ces marchés « autorégulés », de ce monde où les crises ne peuvent exister. Il faut insister. Les sociétés n’avancent que par des déséquilibres. L’équilibre est logiquement impossible.
C’est pourtant ces « utopies » réactionnaires qui sont censées conduire les politiques économiques. C’est en leur nom que l’austérité domine, c’est en leur nom que Thatcher a parlé de « TINA » -There is no alternative, pas d’alternative à cette politique libérale -, une manière de justifier la dictature privant le débat démocratique de sa capacité à choisir. Une imposture pas encore assez dénoncée.
Appréhender les processus, la dynamique de l’économie
Les déséquilibres sont la condition sine-qua-non d’une économie qui se transforme. Il le démontre dans le chapitre « Pourquoi ils n’ont pas vu venir la crise » agrémenté de deux autres, « Le prix n’est pas le bon » pour indiquer les conséquences de la spéculation et « Méprises sur la grande dépression et la grande récession » – aux États-Unis, la crise dite de 1929 est appelée « Great Depression » et celle de 2008, « Great Recession » – pour critiques les visions à la fois de Ben Bernanke, l’ancien président de la Banque de Réserve Fédérale Américains (FED) et des dirigeants des États-Unis. Il termine en trois temps pour expliquer « Pourquoi j’ai vu venir la crise » – celle d’août 2007 – en prônant des alternatives pour « Penser différemment en économie ». Il critique aussi, mais de manière pas convaincante faute de connaissances sans doute l’approche « marxienne ». Marx ne se laisse pas réduire au seul domaine de l’économie. Il développe une méthode d’approche globale, en voulant comprendre les modalités de l’accumulation du Capital. Steve Keen ne comprend pas cette approche contradictoire avec celle de Keynes, défenseur du capitalisme.
Il préfère citer les cinq écoles de pensée alternative en économie, de son point de vue, pour en tirer des outils. Cette notion de boîte à outils conceptuels est très anglo-saxonne. Mais se servir de concepts en dehors de leur contexte théoriques changent les concepts et supposent de forger une nouvelle théorie…
Il liste donc :
« L’école autrichienne », surtout Joseph Schumpeter et son « Histoire de l’analyse économique », son dernier grand livre ; « L’école post-keynésienne » qui différencie incertitude et risque et construit ses modèles dans un environnement incertain en s’inspirant de Keynes et Kalecki ; « L’école sraffienne qui s’appuie sur la théorie de la valeur de Piero Sraffa de « production des marchandises par des marchandises » ; « La théorie de la complexité et l’éconophysique » qui appliquent la dynamique non linéaire et la « théorie du chaos » existant en physique ; « L’école évolutionniste » qui prend sa source dans les théories de Darwin. Pour chacune il liste les « atouts » et les « faiblesses » pour construire sa propre manière d’analyser la réalité. Cette théorisation n’est pas aboutie.
Dans ce livre, il construit, pour comprendre les spécificités de ce capitalisme à dominante financière dans lequel nous vivons, une forme particulière de capitalisme, un petit modèle simple d’économie monétaire dans lequel, à juste raison, l’endettement privé joue le rôle clé. La création monétaire suinte de tous les pores des agents économiques. Elle n’est pas seulement dévolue à l’Institut d’émission. C’est la montée vertigineuse de l’endettement privé qui permettait de prévoir l’arrivée de la crise financière. La monnaie ne pouvait plus être validée par la création de richesses. (voir aussi « Petit manuelle de la crise financière et des autres », Nicolas Béniès, Syllepse, Paris, 2009).
Il fait vivre les théorisations de Keynes en les nourrissant des travaux des autres économistes à commencer par Joseph Schumpeter et Hyman Minsky dont il reprend l’hypothèse d’instabilité financière. Il faut insister sur l’incertitude profonde d’un monde capitaliste en pleine mutation. La crise systémique se traduit par des destructions profondes. Le monde d’hier fait partie du passé. Le monde de demain n’est pas encore construit. Une chose est sure, l’idéologie libérale ne permet pas de comprendre ces transformations.
Quelles alternatives sans Marx ?
Les alternatives aux théorisations néo classiques existent, on commence à les rencontrer et c’est une grande nouvelle. Steve Keen de son côté annonce une suite pour poursuivre la réflexion.
Ouvrons grand portes et fenêtres de la théorie et des pratiques pour sortir de l’enfermement idéologique qui est le lot des gouvernements et des institutions internationales, pour renouer avec les voies de la connaissance du monde qui nous entoure.
Nicolas Béniès.
« L’imposture économique », Steve Keen, traduit par Aurélien Goutsmedt, préface et direction scientifique Gaël Giraud, Éditions de l’Atelier
Note à propos de la « Théorie générale de l’intérêt et de la monnaie » de Keynes :
(1) Il faut avouer que ce livre publié en France en 1936 est d’une lecture réjouissante confrontée à la faiblesse théorique de toutes les soi-disant analyses diffusées par les média. Keen, de surcroît, mêle aux citations de la Théorie générale, les brouillons de Keynes. Où l’on voit que, comme je l’ai écrit dans « Marx, le capitalisme et les crises » (Éditions La Ville Brûle »), Keynes a été un grand lecteur de Marx.
Note critique :
Il est un peu étonnant que Keen n’utilise pas les réflexions de Karl Polanyi qui, dans « La grande transformation » (traduction française Tel/Gallimard), publiée en 1945, tire le bilan du libéralisme d’un côté et propose de l’autre un certain nombre de concepts, d’outils d’analyse permettant d’appréhender la crise systémique. Il est vrai que Keen donne l’impression de sous estimer la nécessité, pour le capitalisme, de se transformer, de se révolutionner pour offrir un nouveau visage, un nouveau régime d’accumulation. De ce point de vue la critique de l’économie politique proposée par Marx est essentielle. Keen n’ose pas aller sur ces plates -bandes. Il n’ose pas franchir la limite de l’accumulation du capital. C’est là son défaut…