Mélanges
Quand Sonny Rollins rencontre les compositeurs français
Lionel Belmondo, saxophoniste ténor et flûtiste, a voulu suivre la voie ouverte par Sonny Rollins en 1957 en construisant un répertoire pour trio, saxophone, contrebasse (Sylvain Romano) et batterie (Laurent Robin). Un format difficile qui demande à chaque musicien un engagement total et au leader un sens de la construction et de l’imagination pour éviter les pièges de l’ennui, de la répétition et de l’inutilité d’un tel pari. C’est un pari, et même risqué. Il s’en sort par le répertoire fait, comme le titre l’indique « Lionel Belmondo plays European Standards », de compositions de Bach, Fauré, Tchaïkovski, Shubert (il s’agit ici de Franz Peter), Chopin et même Wagner et Holst. Une manière de renouveler le matériel, de donner des idées aux musicien(ne)s pour sortir des ornières actuelles. Pourtant, le terme de « standards » ne convient pas. Le jazz utilise les airs populaires pour les transcender, les faire entrer dans une nouvelle dimension. Là, les thèmes ne sont pas connus du grand public.
Mis à part cette critique, Belmondo affirme sa place spécifique dans les mondes du jazz et de la musique tout court. Si on savait que le baroque se prêtait bien au jeu du jazz – John Lewis et le Modern jazz Quartet l’avaient abondamment démontré -, on savait moins que Fauré pouvait subir un sort semblable. Le trio n’hésite pas totalement l’ennui. Il frôle cet abîme, sans jamais y tomber. Un tour de force.
Une nouvelle voie pour le jazz et la musique contemporaine ?
Nicolas Béniès
« Lionel Belmondo trio plays European Standards », Discograph bFlat.
D’autres mélanges…
Pour une musique dans l’air du temps.
Malgré les montées de l’extrême droite, du racisme la musique se veut résolument mélangée, « métisse ». Ce dernier terme est confusionniste. Métis est le résultat d’un mélange mais qui dépasse les composantes du mélange pour faire surgir « autre chose », un tout qui dépasse ses parties ou plutôt qui ne se réduit pas à ses parties. Ainsi le jazz est le résultat d’une rencontre entre les cultures européennes, africaines et amérindiennes dans un processus d’acculturation, chacun perdant une partie de son identité. Le jazz suppose des outils d’analyse spécifiques.
La musique d’aujourd’hui est plutôt le collage de plusieurs cultures. Une sorte de dialogue. La synthèse ne se réalise pas toujours. Mais ce n’est pas un impératif pour goûter cette musique qui se veut reconnaissance de toutes les cultures.
Cette introduction pour présenter le groupe « Hijaz » et son album « Chemsi » (mon soleil en arabe), un groupe à l’image de la musique qu’il propose. Au point de départ, l’oud – un instrument à la mode, c’est une bonne nouvelle – du Tunisien Moufadhel Adhoum et le piano du Gréco-Belge Niko Deman. Et presque tout est dit. Les références sont multiples aux musiques populaires, de danse, de révolte de ces deux pays. En même temps, les évènements récents nous cognent à la mémoire dans cette écoute qui ne peut être neutre. La révolution tunisienne se poursuit, la Grèce est toujours sous le joug d’une politique imbécile d’austérité.
La rencontre se fait à partir de la pulsation du jazz pour promouvoir une sorte de respiration d’une histoire rêvée faite de réconciliation et d’amour. Une musique pourtant sans mièvrerie, quelque fois un peu facile mais d’une grande innocence à qui il manque, sur le disque, un peu de cette révolte qui pointe de temps en temps. On aurait aimé plus de tempêtes, de tsunami.
Le reste du groupe, Azzedine Jazouli, Marocain, et Chryster Aerts, Belge, aux percussions, Rui Salgado, Portugais, à la contrebasse, Vardan Hovanissian, Arménien, duduk continue la démonstration de la nécessité de ces apports différents pour essayer de construire une musique du 21e siècle.
Nicolas Béniès.
« Chemsi », Hijazz, Zephirus distribué par l’autre musique.
D’autres mélanges
pour une musique des temps troublés.
Alfie Ryner, un nom étrange venu d’autre part pour un groupe qui, comme souvent dans ces temps qu’on dit nôtres, ne se refuse rien, aucune musique. A commencer par le rock, le trash, le métal comme le rap et le bidouillage électronique mais aussi le jazz, John Zorn – un univers à lui seul -, Zappa, Kurt Weil, la musique berlinoise des années 20 avec son côté revendicatif et plus encore. Les textes sont goguenards, explosifs, violents, ironiques, grossiers avec des passages narratifs pour expliquer on ne sait trop quoi, le monde tel qu’il ne va pas sans doute. Un collage très représentatif de l’air de notre temps. Chacun(e) pourra trouver une partie, un texte, un air de musique qui lui convient.
Cet album est le résultat de 5 ans de répétitions, de concerts pour arriver à ce résultat, un album inclassable. « Alfie Ryner » est un quintet composé de Paco Serrrano, Loris Pertoldi, Guillaume Pique, Gérald Gimenez, Guillaume Gendre, qui se présente en costard cravate pour approfondir le mystère et susciter des interrogations devant le fossé du regard et de l’écoute. La provocation est la base de ce groupe…
Nicolas Béniès.
« Alfie Ryner II », Musea/les productions du vendredi.
Hommage vivant et vibrant.
Boby Lapointe ! Un de ces auteurs-compositeurs- interprètes qui pullulaient dans les années 60-70 chantant dans les estaminets, cafés et autres lieux de la rive gauche, vivotant de leur art, ne parvenant pas à percer, à avoir l’oreille du public. Bobby Lapointe, toute une époque et une épopée, une épopée des mots, de leur rencontre sonore, de ces jeux incessants pour faire surgir une poésie bizarre, si ancré dans notre présent. Il a fait un succès avec ses glaces à la vanille, un succès tardif – il nous quittera en 1972, à 50 ans – qui ne lui permettra pas de se faire connaître à sa juste mesure.
Jean-Marie Machado, pianiste et son orchestre « Danzas », avec comme invité André Minvielle, chanteur et parolier – mais aussi percussionniste, un peu rappeur – pour rendre vivant Boby Lapointe pour faire « La fête à Boby », titre de cet album. Et Minvielle ose une sorte de biographie chantée dans le titre qui ouvre cette fête, « Boby en si Bibi », pour retracer la vie – il a une vingtaine d’année au moment de l’Occupation -, les boulots exercés par cet homme sans mesure.
Machado a arrangé quelques-unes des chansons plus ou moins connues, dont « Ta Katie t’a quitté » ou « L’hélicon » que la voix de Minvielle – à certains moment proche de la folie véhiculée par le Boby – restitue tout en conservant sa propre manière de chanter.
Un album passé un peu inaperçu. Dommage. C’est vrai qu’il ne rentre dans aucune catégorie. Pas du jazz, pas de la chanson française… Boby Lapointe quoi !
Nicolas Béniès.
« La fête à Boby », Jean-Marie Machado/André Minvielle, Bee Jazz distribué par Abeille Musique.