Chroniques de disques de jazz

Concert de jazz chez soi.

 

L’enregistrement permet d’inviter chez soi – et même de partager avec d’autres – des musicien(ne)s de jazz. Le disque est essentiel pour la connaissance de cette musique. Pour les découvertes, il est nécessaire de passer par la case concert. Mais une fois cette case remplie, les échos de cette musique vivante se trouve cristallisés dans la galette que vous prenez en mains, qu’elle soit vinyle ou CD. Quitte à être qualifié de ringard, je déconseille fortement le MP3 qui écrase le son. Il faut de l’espace pour que vive la musique, pour qu’elle prenne de l’ampleur. Sinon, l’auditeur a l’impression d’entendre toujours la même chose…

 

Commençons par des retrouvailles.

Keith Jarrett – encore ! oui et c’est vrai que nous sommes proches de l’overdose même si les fans se bousculent toujours – en 1979, le 16 avril pour être précis et à Tokyo pour une rencontre habituelle en ce temps là d’un quartet pur jus ECM, Jan Garbarek, le saxophoniste Buster Keaton, il ne rit jamais, Palle Danielson à la contrebasse et Jon Christensen à la batterie et aux percussions. Ensemble, ils ont réalisé des albums dans les années 1977-78. Ce double CD, « Sleeper » – dormeur, l’auditeur arrivera à cet état second à la fin s’il écoute tout le concert – nous fait remonter le temps. Je ne sais si Manfred Eicher – le producteur mythique du label – l’avait conservé exprès pour nous faire regretter le Keith Jarrett d’aujourd’hui mais le fait est là. On sent que ces quatre là partage une même esthétique et ont envie de jouer, de créer ensemble. Cette envie qui semble désormais manquer au pianiste devenu une sorte de maître à penser. Son jeu se retrouve par trop chez tous les pianistes d’aujourd’hui. Certains résistent. Ils et elles ont raison. C’est la seule manière de reconnaître son admiration. Ne pas copier, rester soi-même.

Le premier CD s’ouvre sur ces « personal mountains » – titre d’un album de Keith de ces années – superbement menée par le quartet. Le reste est à l’avenant. Le deuxième CD semble en comparaison un peu long, un peu bavard comme si la magie n’opérait plus. Pourtant « Oasis » se veut au confluent de toutes les traditions, de toutes les cultures, surtout arabe bien sur avec un soubassement venant du free jazz, de Coltrane. « Chant of the soil » fait la preuve que Keith dans ces années là se souvenait de tout, faisant fonctionner la mémoire, les mémoires du jazz. Le trio fonctionne. Les idées circulent.

Le producteur aurait dû faire un choix. Eviter l’empilement. Un seul CD aurait suffit pour conserver la trace de ce concert.

Nicolas Béniès.

« Sleeper », Jarrett, Garbarek, Danielson, Christensen, ECM distribué par Universal.

 

Chez ECM toujours, un trio « Fly », à la Sonny Rollins – saxophone ténor, basse, Larry Grenadier qui fut longtemps du trio de Brad Mehldau et batterie -, une formule qui demande une sorte d’intégrité des trois composantes pour créer une atmosphère. Le piano est un instrument par trop envahissant. Mais la liberté à un prix. La difficulté de créer. Ce trio fait aussi référence à Lennie Tristano. Ce nom ne vous dit rien ? Ce pianiste aveugle fut à l’origine d’une école de jazz décortiquant les solos de Charlie Parker pour les faire jouer par ses « élèves », en l’occurrence le saxophoniste alto Lee Konitz et le saxophoniste ténor Warne Marsh avec sa sonorité héritée de Lester Young. Warne Marsh est mort sur scène – dans un club – au moment de prendre son solo le soir du 18 décembre 1987, il avait 60 ans (il était né le 26 octobre 1927). Il leur apprenait comment se servir du vocabulaire, de la grammaire crée par le Bird – surnom de Parker – pour les révéler à eux-mêmes, pour les engager dans une voie différente. Cette école a eu beaucoup d’influence dans les mondes du jazz. On pourrait presque dire que Tristano fut le premier musiciens « free ».

Mark Turner – né lui le 10 novembre 1965 – se réclame de cette double tradition. Son trio essaie de retisser les liens de cette mémoire du jazz un peu trop éclatée. Par exemple, la composition que signe le saxophoniste et le batteur – Mark Turner donc et Jeff Ballard -, « Salt and Pepper » fait référence à un album signé par Sonny Stitt et Paul Gonsalves, deux saxophonistes ténor – et non pas au magasin qui porte le même nom -, une drôle de rencontre de deux traditions, celle directe de Parker pour Stitt et celle du Duke pour Paul qui reste sans véritable descendance. Pour le reste, entre les « interlude », des sons de la Jamaïque viennent piquer notre curiosité comme cette composition qui donne son titre à l’album, « Year of the snake », l’année du serpent. Une bonne année pour Turner.

N.B.

« Year of the snake », Fly, ECM/Universal.

 

Un drôle d’album pour ECM mélangeant tous les genres – du jazz bien sur et un peu au-delà – par le biais d’un big band, le « Scottish National Jazz Orchestra » dirigé par le saxophoniste ténor Tommy Smith, responsable d’albums valant le détour d’oreille. Il connaît les voies du « Mainstream », de ce courant principal qui retient un peu de toutes les révolution esthétiques du jazz, des débuts jusqu’au free jazz en passant par le bebop, le tout assaisonné d’une énergie à faire se réveiller tous les jazzmen et toutes les jazzwomen qui se voit tour à tour ou simultanément cité(e)s. Ils ont invité, pour ce concert, le contrebassiste Arild Andersen, un habitué du label et responsable de quelques belles réalisations. Cette rencontre – publiée sous le nom de « Arild Andersen » et sous le titre « Celebration » mais je ne sais de quoi – permet aussi de décliner les talents de compositeurs de Dave Holland, Jan Garbarek, Chick Corea – dommage qu’il soit de l’Eglise de scientologie -, Keith Jarrett, de Trygve Seim, un saxophoniste qui monte et de Andersen lui-même. Tommy Smith est à son aise. Plus qu’avec Kurt Elling avec qui nous l’avons vu au dernier festival de Coutances, Jazz sous les Pommiers. Il faut dire que ce natif de Chicago prend beaucoup de place mais c’est le plus grand vocaliste vivant… Tandis que là l’orchestre – et Tommy Smith – prend de l’amplitude pour une musique qui ne se refuse rien. Même pas le pas que représente une sorte d’affirmation de l’Ecosse avant même le référendum sur l’indépendance qui n’aura peut-être jamais lieu.

Il faut reconnaître que « Independency », la composition du bassiste, est un peu longue. Ce qui passe dans un concert – le regard y est pour beaucoup, et il faudrait écrire sur le regard et l’écoute – ne passe souvent pas sur le disque. Comme le disait Keith Jarrett « le swing n’est pas sur la bande »…

N.B.

« Celebration », Arild Andersen avec Tommy Smith et le Scottish National Orchestra, ECM/Universal.

 

Un autre trio nous fait rester chez ECM, le trio Atlas qui veut revenir aux « Sources », à l’Afrique sous toutes ses cultures musicales. C’est du moins ce l’auditeur perçoit de ce titre. Le contrat que Louis Sclavis, clarinettiste de toutes les clarinettes, avait passé avec Manfred Eicher était on ne peut plus clair dans sa formulation, faire de l’inédit, complexifier la musique jusqu’à la rendre simple pour explorer le champ des possibles. Louis s’est donc assorti avec Benjamin Moussay, pianiste mais sachant aussi domestiquer cet instrument bavard qu’est le Fender Rhodes, et Gilles Coronado à la guitare électrique pour forger des sonorités étranges venues d’un ailleurs proche, résultat de cette confrontation d’instruments à la fois violents dans leur excentricité – la clarinette basse en particulier sans parler d’un piano en train de perdre sa respectabilité – et apaisés par la musique qu’ils fournissent. Une colère reste, colère contre ce monde qui marche un peu trop sur la tête.

Il leur arrive pourtant à ces trois là d’en faire un peu trop – ou pas assez – par le vouloir original à tout prix. Peut-être serait-il temps de penser une musique collective ? Tel que cet album parle de nos ressources, ressources de cri qu’il faut pousser, ce cri primal pour dire à ce système qu’il ne peut plus durer… A écouter et à entendre.

N.B.

« Sources », Louis Sclavis Atlas Trio, ECM/Universal.

 

 

Qu’est-ce qu’un standard ?

Un standard, on le sait ou non, est un thème que tout le monde connaît. les musicien(ne)s, et le public souvent. Il compose un condensé de culture, au sens d’héritage commun. Il provient de la part d’oralité contenue dans le jazz, oralité provenant de la part africaine de cette musique originale. Cette oralité s’est transmise à toute la culture des États-Unis.Il constitue un fonds collectif dans lequel peuvent puiser tous les musicien(ne)s lors de la constitution de ces groupes de circonstance. Le « Tu connais » résume cette partie commune, une partie évolutive comme il se doit. les standards changent au cours du temps, la manière de les jouer aussi. Ils trimbalent toute une histoire, toute une mémoire.

John Abercrombie, toujours chez ECM, nous invite à une réflexion renouvelée sur ces musiques, sur ces airs à la mode ou connus des seuls musicien(ne)s de jazz qui constituent le répertoire. Dans cet album, réalisé en compagnie de Joe Lovano, saxophoniste ténor au son remarquable, Drew Gress à la contrebasse et Joey Baron – un des grands batteurs de notre temps – il élargit le champ – le chant – de ce domaine curieux. Il l’a intitulé simplement « Within a Song ».

Qui y a-t-il à l’intérieur d’une chanson ? La question avait déjà été posée sous la forme d’une noix par Charles Trenet et Abercrombie se la repose et nous la repose. Il passe ainsi en revue des compositions célèbres comme ce « Without A Song » qui fait le pendant au « Within », « Flamenco Sketches » signé par Miles Davis et partie intégrante de cet album qui marqua l’année 1959 au fer rouge de la révolution, « Kind Of Blue » pour faire la démonstration de leur capacité à dire encore quelque chose à notre 21e siècle. Il a rajouté « Interplay » de Bill Evans – tiré de l’album qui porte ce titre -, « Blues connotation » d’Ornette Coleman et « Wise One » de John Coltrane – tiré de l’album « Crescent » enregistré en 1964, un des plus abouti du quartet historique – pour indiquer que ces compositeurs sont devenus « classiques » à leur tour. Trois compositions de sa plume qui sont autant de déclinaisons d’airs entendus ou sous-entendus pour poursuivre et rendre plus difficile la réflexion. Une musique qui vous parlera…

N.B.

« Within a Song », John Abercrombie, ECM/Universal.

 

Une musique écologique ? Est-ce possible ? Le quartet « Canopée » – l’étage supérieur de la forêt – a voulu relever ce défi avec cet album ECM, « Dans les arbres » – évidemment ! Xavier Charles est à la clarinette et à l’harmonica, Ivar Grydeland à la guitare électrique et au banjo, Christian Wallumrod, piano préparé et harmonium, Ingar Zach au gran cassa (l’instrument de percussion du flamenco) et aux percussions pour créer cette musique qui prend des titres accusateurs dans leur simplicité surtout après la période de réchauffement climatique qui a occasionné des inondations au Japon et en Chine, un été brûlant aux Etats-Unis et un autre pourri pour le Nord de l’Europe. « Fumée », « L’émanation », « La vapeur » pour les trois premiers montrent la volonté de faire référence à la destruction des forêts provoquant du même coup la crise écologique profonde. Même les climato-sceptiques – ça existe… – reconnaissent que le réchauffement climatique est une réalité, c’est dire.

Et la musique ? Minimaliste, proche de la musique contemporaine – on l’aura compris à la lecture de l’instrumentation – sans parvenir à étonner, à interroger. Les musiciens ne prennent jamais le large, ils restent un peu trop près des côtes, loin de la cime des baobabs… L’auditeur se lasse vite, s’ennuie. Elle manque de force, de « swing » sans que je sache vraiment ce que ce terme désigne.

N.B.

« Dans les arbres », Canopée, ECM/Universal