La littérature israélienne interroge, critique la société.
Les littérateurs israéliens ne laissent rien ignorer des questions sur le conflit israélo-palestinien, sur la nécessaire reconnaissance de l’Autre – le Palestinien et ses droits – et sur l’éclatement de la société israélienne entre communautarisme divers, immigrations diverses aux intérêts divergents. Le seul ciment, la guerre pour faire oublier les crises politiques profondes, crises de légitimité liée en partie à la corruption et les crises économiques atténuées par les dons reçus justifiés de nouveau par le Hamas ou n’importe quel autre groupe, que les services secrets israéliens – c’est un secret de polichinelle – ont autre fois aidés contre le Fatah de Yasser Arafat.
Ron Leshem, dans « Beaufort », une citadelle du Sud Liban, nous fait participer à la vie de cette garnison laissée là, dans cette enclave israélienne en territoire libanais. Nous sommes en 1999-2000, dans la « sale » guerre du Liban, commencée en 1982 et qui est en train de s’achever, ce que les soldats ne savent pas et, plus que jamais – c’est ce constat qui saute à la figure – ils meurent pour rien, même pas pour défendre un territoire. Une guerre « sale » ? Une guerre qui ne dit pas son nom, des affrontements cachés, des morts pour rien. Et l’auteur ouvre sa description clinique par une sorte de prière de ces soldats, « Il ne pourra plus… », protestation ironique et émouvante contre la guerre, contre la perte d’un avenir allant au-delà de ces morts. Sans forcer le trait, sur le ton du constat objectif, c’est un véritable réquisitoire contre la politique de l’État d’Israël mais ressentie du côté de ces jeunes gens effectuant un service militaire dont l’intérêt leur est totalement étranger. Les débats politiques ne sont pas absents mais la réalité décrite au scalpel vaut toutes les réfutations du discours officiel.
Eshkol Nevo, sans doute à cause de son éloignement – il a passé son enfance à Detroit, après être né à Jérusalem en 1971 – arrive à dépasser les apparences pour faire surgir les règles de fonctionnement, l’Histoire, la mémoire enfouie de cette société qui se refuse à elle-même. « Quatre maisons et un exil » est une synthèse remarquable, sociologique, de ce pays se refusant continuellement à lui-même. Dans cette petite localité se retrouve – et ce n’est pas une métaphore – toutes les divisions, tous les refus de mémoire et l’absence de futur de ces jeunes gens et jeunes filles ne sachant pas comment refuser le présent auquel ils et elles ne se sentent pas destinés. Mais cette prise de conscience est difficile et tout s’y oppose. L’intérêt de ce « roman » – je mets des guillemets, je ne sais si ce terme convient – se trouve là aussi. Où sont les propositions alternatives ? Comment sortir de ce dilemme, se défendre ou mourir ? Où sont les chances de vivre en paix ? Comment effectuer ce travail de mémoire dans un environnement politique et culturel qui le nie ? Les « nouveaux historiens, les anticolonialistes israéliens essaient aussi de répondre à ces questions.
Mais ici l’auteur les pose via une intrigue à laquelle le lecteur participe. Un couple d’étudiants, l’un à Tel-Aviv, l’autre à Jérusalem, décide de s’installer à Maoz Sion, équidistante des deux grandes villes, dans une maison mitoyenne pour faire surgir, d’une manière « naturelle » les divisions profondes de cette société. Une femme obligée d’être au foyer de par les pressions de la famille de son mari, religieux intégristes habitant avec eux, une autre famille dont le fils est mort au Liban – interférence logique avec le livre de Ron Leshem – et le petit frère se trouve tenté par la marginalité et la délinquance, enfin l’ouvrier arabe qui reconnaît dans une des maisons, la sienne, celle que ses parents ont été obligés de quitter en 1948, au moment de la création de l’Etat d’Israël. Le victimes de l’Holocauste venaient chasser de leur terre les Palestiniens en rien responsable de ce génocide. L’ironie de l’Histoire, les victimes devenant des bourreaux, ironie shakespearienne s’il en fut.
Ces auteurs – il en est d’autres – font partie de cette nouvelle génération d’écrivains israéliens forcément critiques de cette société sans mémoire du futur, arc-bouté sur une histoire plusieurs fois revue et corrigée pour les besoins de mauvaises causes, créant une œuvre en prise directe avec leur contexte. Une œuvre allant au-delà du documentaire. Ron Leshem insiste sur les conséquences d’une armée d’occupation quelles que soit les bonnes ou mauvaises intentions des soldats, des individus cependant que Eshkol Nevo sait, par l’intermédiaire d’une histoire – d’histoires – nous obliger à nous interroger sur la manière dont le travail de mémoire a du mal à s’effectuer, personne n’y ayant intérêt ! Cette nouvelle littérature est à découvrir.
Les romanciers déjà installés comme David Grossman – dont il faut avoir lu le premier roman, « Ci-dessous amour », au Seuil comme tous ses ouvrages parus en français, et ce titre disait déjà l’essentiel dans la reconnaissance de l’altérité, dans le refus des mensonges officiels – ou Amos Oz sont aussi présents dans notre actualité. Le premier publié un recueil d’interventions portant à la fois sur la politique et la littérature, « Dans la peau de Gisela » sous titré, « Politique et création littéraire » pour bien insister sur la dimension critique, de révolte allant de pair avec toute œuvre d’art. On le sait, son fils a été tué sur le front d’une guerre se refusant à dire son nom et son « homélie » fut une charge violente et tragique contre la politique du gouvernement israélien. Il milite, ce fait est aussi connu, pour la création d’un Etat palestinien et pour la reconnaissance du Palestinien comme l’Autre nécessaire, pour un dialogue entre les cultures pouvant ouvrir la voie à un élargissement du champ des possibles, à une nouvelle création au lieu de l’enfermement actuel, du racisme, du refus de l’Autre conduisant à la guerre. Il usera de la métaphore pour le faire comprendre. Dans son intervention au Congrès national des bibliothécaires donnant son titre générique à ce recueil, « Connaître l’Autre de l’intérieur ou dans la peau de Gisela », il parlera – un peu comme dans les blues – des rapports homme/femme, de la nécessité pour un écrivain de les intérioriser pour faire vivre ces personnages. Dans d’autres contributions, plus politiques, il est plus direct. Et plus personnel dans le premier, « Les livres qui m’ont fait », nécessaire pour le comprendre et appréhender ses influences. C’est pourtant le dernier texte, « Ecrire dans le noir », qui est le plus intéressant justement dans les rapports entre littérature et politique : « J’écris aussi sur ce que l’on ne peut faire revenir. L’inconsolable. (…) Assis à mon bureau, jour après jour, je touche du doigt le chagrin et le deuil, un peu comme si je prenais un coup de jus dont, inexplicablement, je ne meurs pas. (…) J’écris aussi sur la vie de mon pays, Israël. Cet Etat, torturé, excessif, victime d’une overdose d’Histoire, d’émotions qui le dépassent, d’un excès de tragédie, de situations extrêmes, d’une immense angoisse, d’une retenue paralysante, d’une mémoire hyperbolique, d’espérances avortées et d’un destin unique parmi les nations qui prend parfois des dimensions mythiques au point de fausser son rapport à l’existence. Un pays qui finit par désespérer de mener un jour une vie normale et ordinaire, d’être semblable aux autres, une nation parmi d’autres. » Et il termine sur son « travail » de création : « Quand nous écrivons, le monde n’a plus prise sur nous. Il ne se rétrécit pas de jour en jour. Quelle chance ! »
Amos Oz dans « Vie et mort en quatre rimes » – une citation d’un poète oublié dont seuls les vieux se souviennent – nous entraîne dans ses pensées lorsqu’il donne une conférence pour présenter son métier d’écrivain. Il vagabonde. Il crée des destins, organise des intrigues avec les hommes et les femmes qu’il voit ou qu’il rencontre, des aventures qu’il pourrait avoir s’il n’était là en train de bavasser et de dire des phrases toutes faites qu’il ne pense pas tout à fait. Il pense à autre chose. Pourquoi est-il venu ? Quelle confiance peut-on avoir dans ses propos ? Un ouvrage mineur – une œuvre importante où le travail de mémoire joue un rôle essentiel, tous ses ouvrages publiés chez Gallimard, la plupart en Folio, un écrivain qui compte – certes mais drôle où il se livre sans retenue, avec un humour froid, à un travail de dérision du personnage qu’il est devenu et qu’il prétend ne pas être. Il en profite pour dresser quelques portraits qu’il invente au fur et à mesure tout en pérorant. C’est lui et ce n’est pas lui. Ce portrait se veut miroir de la société israélienne, miroir déformant au travers d’un écrivain dans l’impossibilité de se reconnaître dans le public venant l’entendre, incapable de se reconnaître dans les phrases qu’il prononce, incapable – comme Grossman – de décrire la formation de l’œuvre, de ses techniques pour faire surgir ces personnages. Il devrait faire une analyse politique que les participants ne veulent pas entendre. Il ne peut s’en sortir que par son imaginaire.
Paradoxalement, les interrogations de la littérature israélienne se retrouvent dans la palestinienne. Une des grandes romancières d’aujourd’hui, Sahar Khalifa – elle a fait ses études aux Etats-Unis, expliquant peut-être une sorte de distanciation vis-à-vis de la réalité de ce monde spécifique -, dans « Un printemps très chaud » se situant au moment de la seconde Intifada, pose cette question – se retrouvant aussi chez Ron Leshem – « Quel avenir pour la jeunesse palestinienne et israélienne ? » A travers le regard d’un jeune palestinien, Ahmad, c’est toutes les séparations qui sont montrées, indiquées. Un camp palestinien, une colonie israélienne côte à côte, séparées par une clôture métallique, à la fois réelle et abstraite, synthèse de toutes les oppositions construites par les réécritures de l’Histoire – des deux côtés – et par une mémoire éclatée servant des intérêts à court terme, résumé par cet adage des colons britanniques, « Tomorrow is another day » pour ce vivre au jour le jour sans avenir et sans futur. Deux enfants se plaisent, veulent franchir la clôture faisant fi de ces oppositions, ne trouvant aucune aide, vivant en plus le conflit de génération et la nécessité d’exister y compris au sein de sa propre famille… Dans le même temps, elle n’oublie pas les droits des femmes bafouées par les intégristes se trouvant des deux côtés de la clôture. Un roman qui en dit plus sur la réalité de ce monde que bien des ouvrages de sociologie politique mais aussi une écriture spécifique marquée du sceau du désespoir face à la montée d’un conflit en train de passer de la défense des droits – ceux des Palestiniens privés de terre et d’État – à un e sorte de nouvelle guerre de religions. Contrairement à l’affirmation récente d’un Président de la République français – Nicolas Sarkozy – faisant de Dieu un ciment de la Paix entre les peuples, le Porche Orient, comme partout, fait la démonstration inverse. Dieu est un grand diviseur. La Tour de Babel n’est jamais loin !
Tous ces romanciers, romancières démontrent une nécessité, celle de continuer de rêver. A un autre monde. A un monde de fraternité.
Nicolas BENIES.
Livres sous revue :
Ron Leshem, « Beaufort », Seuil, 346 p., 22 euros
Eshkol Nevo, « Quatre maisons et un exil », Gallimard, 444 p., 26 euros
David Grossman, « Dans la peau de Gisela. Politique et création littéraire », 129 p., 16,50 euros
Amos Oz, « Vie et mort en quatre rimes », Gallimard, 131 p., 13,50 euros
Sahar Khalifa, « Un printemps très chaud », Seuil, 305 p., 20 euros.