Quand la sociologie et l’économie rencontrent l’État…
Est-ce un effet différé des mobilisations de Seattle et de celles qui ont suivi ? On ne sait. Il s’avère que le retour de l’État est une réalité dans toutes les analyses. Il fallait bien expliquer l’échec de la stratégie libérale concernant les économies de transition et la crise financière autant qu’économique profonde de la Fédération de Russie en août 1998. Comment le faire sans réintroduire la place de l’Etat et du droit dans les lois de fonctionnement du Capital ? Les institutions financières internationales, FMI en tête, n’ont pas craint – tout comme les chefs d’Etat des pays développés – de soutenir Poutine pour permettre la construction d’un Etat légitime qui permettrait de lutter contre toutes les maffias pour lancer l’accumulation capitaliste. La leçon était claire. Le marché sans l’État n’existe pas. Les mécanismes du marché livrés à eux-mêmes sont incapables de faire fonctionner la machine économique.
Plus récemment, les commentateurs ont aussi cherché les explications de la faiblesse de l’euro face au dollar. Une des causes, c’est évidemment la force du dollar appuyé sur la force de l’État américain et de son économie. Les opérateurs financiers font confiance à cet Etat dominant qui sait si bien aider ses entreprises et rémunérer les capitaux qui se placent sur son territoire lui permettant d’assurer la poursuite de son accumulation. Pour ce pays, la nationalité des capitalistes est une évidence. Il est facile d’entrevoir que la mondialisation n’est pas la négation des États, et qu’elle ne s’effectue pas automatiquement. Une fois encore, c’est le thème général – tout comme la faillite des politiques libérales – qui est au centre du nouveau livre de l’association « Appel des économistes pour sortir de la pensée unique », Les pièges de la finance mondiale (Syros).
Une des autres causes de la faiblesse de l’euro se trouve dans l’absence d’Etat européen qui – comme le redit Galbraith dans une interview à Libération1 – assure la légitimité d’une monnaie. Une monnaie sans Etat, s’amuse le vieil économiste, ne peut pas exister.
Ce retour de l’État est aussi perceptible dans la théorie, surtout chez les sociologues. Pierre Bourdieu en fait une nouvelle démonstration dans Les structures sociales de l’économie (Liber/Seuil) à partir de l’exemple du marché des maisons individuelles. Façon aussi pour lui de démontrer l’efficacité de ses concepts. Une sorte de synthèse de l’apport de Bourdieu à la sociologie. L’intérêt de sa thèse est d’indiquer que le marché est structuré par l’État comme par les habitudes ou l’École – ce qu’il appelle le « capital culturel » -, donc que la loi de l’offre et la demande ne peut agir qu’en tenant compte de cette architecture. Le marché abstrait, au simple niveau de la rencontre entre les marchandises et le consommateur, montre son inexistence. Dans le même mouvement, l’auteur critique tous les économistes incapables de se servir de la méthode sociologique pour appréhender la réalité. Il est facile – et nous ne l’éviterons pas – de lui rétorquer qu’il oublie les lois de fonctionnement de l’accumulation, qu’il n’analyse la crise d’un régime d’accumulation qui oblige les capitalistes à métamorphoser leur mode de création de richesses comme la forme de l’Etat. Les « 30 glorieuses » se définissent par un régime d’accumulation particulier aujourd’hui en crise. Derrière la « nouvelle économie » – tarte à la crème commode qui dissimule les impératifs de l’accumulation du Capital – se dissimule l’élargissement de la troisième révolution scientifique et technique, celle de l’informatique et de l’électronique. Les « start-ups » – les nouvelles pousses en Français – ne sont que des arbrisseaux qui cachent la forêt des restructurations des modes d’organisation du travail et de l’intensification nécessaire pour augmenter l’exploitation des travailleurs.2 Jean Gadrey refait cette démonstration dans Nouvelle économie, nouveaux mythes (Flammarion). Même Michel Godet conteste la réalité de cette nouvelle économie vue à travers le prisme des nouvelles pousses dans Nouvelles croissances ou vieilles lunes ? dans le numéro 257 (octobre 2000) de la revue « Futuribles ».3 Il faudrait ajouter qu’il s’agit d’un début d’élargissement qui suppose la hausse du taux d’investissement productif pour faire face à ce nouveau défi capitaliste. C’est une des raisons qui empêche de conclure sur l’existence d’une nouvelle onde longue à tendance expansive pour employer la terminologie d’Ernest Mandel. Sans doute parce qu’il est impossible d’éviter de raisonner en termes de régime d’accumulation qui devrait se traduire par une nouvelle forme étatique, adaptée à cette nouvelle modalité de création de richesses. Dans le livre cité, Les pièges de la finance mondiale, François Chesnais et Dominique Plihon vont un peu vite en besogne – et ils en oublient de le démontrer – sur « l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation dominé par la finance ». Non pas que la finance mondiale ne joue pas un rôle essentiel et prend le pas sur la logique de l’accumulation du capital proprement dite. Sans conteste. Mais il s’agit là d’un facteur de crise, d’incertitude, de risque d’éclatement, d’instabilité plutôt que justement les règles d’un nouveau régime d’accumulation stabilisé comme ont l’être les « 30 glorieuses » soit la période 1944/45-1974/75. C’est un débat à la fois théorique et pratique. Théorique parce que ces auteurs – dont les analyses participent par ailleurs du renouveau de la pensée critique – sous estiment l’Etat dans la définition d’un régime d’accumulation et se trouvent visés par la critique de Bourdieu, et ne voient pas que l’émergence d’une nouvelle forme étatique est une condition sine qua non. La crise politique latente ou ouverte existante dans tous les pays développés est directement partie prenante de la crise économique. Il est nécessaire de ce point de vue, pour l’accumulation du capital, de remettre en cause la forme d’Etat dite Etat-Providence. Pratique, parce qu’il détermine les enjeux de la lutte des classes – concept qui fait un retour en force lui aussi. L’attaque contre le droit du travail est loin d’être terminée comme le démontrent les auteurs réunis par Thomas Coutrot et Christophe Ramaux dans Le bel avenir du contrat de travail (Syros).4 De même que le démantèlement des services publics toujours à l’ordre du jour. Cette approche permet aussi de comprendre les différentes réformes administratives dont la fameuse « réforme de l’Etat ». Par la déconcentration – donner plus de pouvoirs aux échelons administratifs inférieurs comme le Préfet – et par l’approfondissement de la décentralisation,5 les services publics seront vidés de leur contenu et la marchandisation pourra faire son œuvre. L’éclatement est au bout du chemin entre les territoires riches et les territoires pauvres ; les riches refusant de payer pour les pauvres.
Par un autre biais, Serge Paugam réintroduit la nécessité de l’intervention de l’Etat. dans Le salarié de la précarité (PUF), sur la base d’un échantillon de 1000 salariés, il essaie de déterminer les modes différents d’insertion des salariés précaires suivant leur conditions de travail ou d’emploi. Il en arrive à la conclusion que les précaires qui se sentent disqualifiés6 soit dans leur emploi, soit dans leur travail s’éloignent et de l’action politique et de l’action syndicale. Il construit une typologie des précaires pour montrer qu’il est difficile de les unifier et plus encore d’unifier tous les salariés. Une des voies qu’il propose est le retour de la loi. Autrement dit de revendiquer face à l’Etat un élargissement du droit du travail et non pas l’inverse. De nouveau apparaît le rôle central de l’État et la nécessité de faire reculer les attaques contre les acquis sociaux qui sont autant de bornes vers l’intégration de la manière de penser – et de vivre – libérale. On voit bien ici que Alain Supiot a raison de constater que la contractualisation se traduit par une forme de « reféodalisation des liens sociaux ».
Sans doute jamais comme aujourd’hui nous n’avons eu autant besoin du renouveau du débat théorique pour appréhender cette nouvelle réalité, celle de la mondialisation, nouvelle phase du développement du capitalisme. Plaidons pour un travail en commun, interdisciplinaire entre les économistes qui refusent la main mise des mathématiques pour faire passer l’idéologie libérale et le vide sidéral des théories7 et les sociologues qui veulent avoir un point du vue global sur la société capitaliste. Évitons, dans la mesure du possible, les anathèmes pour réhabiliter un point de vue éthique.
Nicolas BENIES.
Livres sous revue :
Appel des économistes pour sortir de la pensée unique, Les pièges de la finance mondiale et Le bel avenir du contrat de travail (Syros, collection Alternatives Economiques) ;
Guillaume Duval, L’entreprise efficace, Syros, collection Alternatives Economiques ;
Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Liber/Seuil ;
Jean Gadrey, Nouvelle économie, nouveaux mythes, Flammarion ;
Serge Paugam, Le salarié de la précarité, PUF ;
Futuribles, octobre 2000, n° 257.