Un Duc de 100 ans, c’est royal !
Duke Ellington aurait eu cent ans le 29 avril 1999.
Duke Ellington, vous connaissez ? Un jour, béni des Dieux – il aurait préféré des fées -, le 29 avril 1899, est né à Washington, la capitale fédérale des États-Unis d’Amérique, un garçon, dans une famille ni pauvre, ni riche mais noire – et aux États-Unis, cet adjectif seul est suffisant pour poser une personne dans la société1 -, prénommé on ne sait pour quelle raison Edward Kennedy. Les deux prénoms sont une spécialité américaine. Le père, ni aristocrate – contrairement à ce que j’ai entendu de la bouche d’un «musicologue » le 29 avril de cette année à France-Inter – ni bourgeois, mais majordome, fils d’esclaves de Caroline du Nord comme il se doit,2 l’envoya faire des études de dessin à New York où il découvrit et le jazz et Harlem, le ghetto noir. Il avait déjà conscience des problèmes sociaux qui l’habitèrent sa vie durant.
La rencontre avec la musique fut tardive. La patte du génie aussi. Faut-il croire qu’on ne naît pas génie mais qu’on le devient ? Et de quel génie parle-t-on ? Duke – ce surnom lui vient de ses camarades de classe parce qu’il se prenait pour «quelqu’un » – n’a pas l’invention mélodique d’un Bix Beiderbecke3 ou de Johnny Hodges, le saxophoniste alto de son orchestre, son sens de l’architecture musicale était faible et il est souvent incohérent dans ses grandes suites qu’il aimait pourtant beaucoup, comme le souligne la plupart des commentateurs. Il faudra attendre les années 1927-28 pour voir émerger un son d’orchestre qu’il mène d’un gant de velours dans une main de fer. Bubber Miley, trompettiste, qui mourra de la tuberculose et d’alcoolisme, en mai 1932, trois ans après avoir quitté l’orchestre, joua un rôle important dans la création de ce style dit jungle, celle des villes évidemment !
Le musicien du 20éme siècle, c’est lui. Il épousera toutes les circonvolutions de ce siècle qui n’en manqua pas, en intégrant comme une éponge toutes les nouveautés, en refusant toutes les barbaries, en luttant pour les droits civiques des Africains-Américains, en participant aux luttes sociales et politiques par sa musique. En 1963 il composait « My People »,4 un hymne à la culture africaine-américaine, la seule culture réellement américaine, une culture de la contestation, du rire contre le maître, quel que soit le maître, une musique de force et de danse, une musique du corps comme de l’esprit, « Body and Soul » forcément.
Le compositeur Ellington écrivit pour ses musiciens, pour leur personnalité. Il leur a permis de s’épanouir. Mis à part Johnny Hodges, le plus grand saxophoniste alto d’avant Charles Parker,5 et Clark Terry, les autres musiciens de l’orchestre privés du contexte de l’orchestre ne purent faire carrière. Il y eut là comme une osmose étrange, une alchimie qui conduit directement au mystère Ellington. Il tient à la couleur particulière qu’il arrive à tirer des instruments et de leur mariage. Ce mystère là s’est perdu. Il suffit d’entendre l’orchestre du Lincoln Center conduit par Wynton Marsalis – chez Columbia, distribué par Sony Music – pour s’en rendre compte. Wynton fait jouer la partition telle qu’elle a été écrite et rien ne se passe… 6
Les Etats-Unis, contrairement à la France, ont rendu hommage – pour l’enterrer une nouvelle fois sans doute – à Duke. Il serait temps pourtant de prendre conscience de cette musique et de cet orchestre comme de ce pianiste, de leur place dans l’histoire de ce 20éme siècle finissant. Un voyage à la fois nécessaire fantastique et plein de cette jouissance7 de la découverte d’un univers.
Nicolas BENIES.
Bibliographie et discographie sélectives :
Mis à part le livre de Lincoln Collier cité ici, malheureusement non traduit en français, Alain Pailler a publié « Plaisir d’Ellington », un essai sur « Les Hommes du Duke » (Actes Sud) et a pris la responsabilité d’un double-CD (Frémeaux et associés distribué par Night & Day) sous le même titre. Une façon d’entrée dans l’univers ducal.
Une autre porte est fournie par Masters of Jazz (distribué par Média 7) sous la forme d’un coffret de 13 CD (les enregistrements réunis ici s’arrête en 1947) confié à Claude Carrière. Un classement thématique tellement simple qu’il en devient lumineux, « Ballads », « Blues », « Pianist »… Une manière d’écrire ton nom, Duke Ellington… et le tout pour moins de 500 francs !
BMG propose une intégrale en 24 CD… et Columbia remet sur le marché, à partir du 25 mai, «remastérisés » comme il se doit, les enregistrements des années 50 sont ce « At Newport » de 1956 qui a permis à Duke de renaître, avec des inédits, comme ces extraits de la suite Black Brown and Beige écrite en 1944, avec rien de moins que Mahalia Jackson la plus grande des grandes chanteuses de gospel – la moitié d’inédits – et cette musique du film « Anatomy Of A Murder » – avec James Stewart – avec, là encore, des inédits.
Enfin Verve (distribué désormais par Universal) vient de rééditer, pour la première fois en CD, l’album de la rencontre Billy Strayhorn – l’alter ego du Duke arrivé dans l’orchestre en 1939 – avec Johnny Hodges justement (en décembre 1961), « Johnny Hodges soloist, Billy Strayhorn and his orchestra ». On peut aussi trouver, chez Verve encore, les rencontres Duke/Ella (Fitzgerald) – en 1957, puis en 1965-66 (à Antibes) , orageuses d’après les témoins ce qui ne s’entend pas…
1 James Lincoln Collier dans sa biographie d’Ellington – « Duke Ellington », Oxford Paperback, 1987, en Anglais – rappelle qu’en 1892, 156 hommes noirs furent lynchés simplement parce qu’ils étaient noirs… Biographie intelligente avec une réserve. Il l’arrête en 1947 prétendant, ce qui n’est pas faux, que le génie avait quitté Ellington. Pourtant, le plaisir reste grand des faces de l’après, à cause de Paul Gonsalves, saxophoniste ténor fantasque et original et de Sam Woodyard batteur instinctif.
2 Dans la famille de sa mère il y aurait eu du sang Cherokee, une situation plus commune qu’on ne l’a dit. Les esclaves noirs qui s’enfuyaient des plantations étaient souvent recueillis par les Nations Indiennes. C’est un affluent du blues et du jazz qu’on passe souvent sous silence. Jazz et blues révélant l’histoire cachée des Etats-Unis, histoire d’oppression et de révoltes. Plus qu’ailleurs l’histoire culturelle fait partie de l’histoire tout court.
3 Cornettiste mort à 28 ans, le plus cohérent improvisateur de ces années 20 avec Louis Armstrong – génie tutélaire du jazz.
4 Disponible chez Columbia
5 Le créateur, avec Dizzy Gillespie, du bebop après la seconde guerre mondiale.
6 Le meilleur album de cet orchestre a été enregistré en public, « Live In Swing City » sous titré, évidemment en cette période d’anniversaire, « Swingin’ with Duke », Columbia distribué par Sony Music.
7 Ne pas confondre avec plaisir… Plaisir il y a aussi, mais pas seulement.