JAZZ, LITTÉRATURE ET SOCIÉTÉ AMÉRICAINE
Le jazz, musique de notre temps, et un temps musique de notre futur rêvé, aujourd’hui devenu musique de notre présent, de ce présent encombré du passé, comme s’il pesait de tout son poids pour empêcher l’apparition d’un futur non désiré, trop neuf aux yeux de ce passé trop vieux. L’ensemble de ce qu’on a coutume d’appeler, faute d’un terme plus évocateur, l’art, semble faire du surplace, essayant de régler les comptes avec tous les passés, comme si cette étape était forcément nécessaire pour aller de l’avant. L’architecture est, comme à l’habitude, le révélateur de ce sur place. Le faux concept à la mode vient d’ailleurs de cette discipline. On parle d’une ère « postmoderne »,1 pour qualifier l’architecture de notre présent, manière de dire qu’elle n’existe pas. Actuellement tout est « postmoderne », autrement dit encore, le cri, partie essentielle de la création artistique, a disparu. Tout est lisse. Surtout ne pas faire de vagues. Ressembler à son voisin, plus qu’à soi-même, tel semble être le nouvel impératif catégorique. Le jazz, bien sur, n’échappe à cette folie fin de millénaire, pas plus que le cinéma, qui, un peu plus tard que le jazz, fêtera son centenaire, en 1995.2
Pour comprendre les conditions d’émergence du jazz, comme musique et culture spécifiques américaine, il faut conserver à l’esprit les formes du peuplement de cette colonie anglaise pour la plus grande part, et française pour une petite part – la Louisiane en particulier – comme espagnole. La « spanish tinge », pour citer Jelly Roll Morton, le premier grand compositeur du jazz, créole de la Nouvelle Orléans, est essentielle pour comprendre la forme particulière du blues et du jazz. Les blues – respectons le pluriel – se différencient de la musique africaine par la présence du « je » chez le conteur, contrairement aux cultures africaines qui privilégient la communauté. Le « je » proviendrait, comme la guitare, de l’influence espagnole, de cette touche de flamenco, qui explique l’espèce de lamento, partie intégrante du blues.
L’odyssée des émigrants
Se retrouvent, dans les Amériques, comme le rappelle pour sa part Nancy Green dans « L’odyssée des émigrants. Et ils peuplèrent l’Amérique » (collection Découvertes, chez Gallimard), toutes les cultures de tous les pays d’Europe, et toutes les cultures des nations africaines, et toutes celles des nations indiennes, déjà présentes sur le sol américain. C’est de ce choc de titans que naîtra le blues et le jazz. Ils naîtront simultanément, et s’influenceront réciproquement. On voit, dans ce livre, les différents émigrants arrivés, filtrés par les agents de l’émigration qui les traitent sans ménagement, l’évolution des lois restreignant l’entrée de certaines catégories de populations – les Asiatiques notamment3-, sans oublier l’émigration forcée des Africains de toutes origines. Chaque regroupement dans les plantations donnera une fusion particulière des différentes cultures africaines – autrement dit les esclaves de nations différentes se trouvent dans l’obligation de forger un langage commun, qui passe par la musique et un idiome spécifique permettant de parler devant le maître sans être compris de lui – mêlée à la rencontre avec les cultures européennes. Le blues naîtra ensuite, après la guerre de sécession, puisqu’il suppose, comme le jazz, que l’Africain devienne Américain, soit Africain-Américain, travailleur libre, libre de vendre sa force de travail, travaillant dans l’industrie, et habitant dans les ghettos, dans les villes. Le blues comme le jazz sont liés à l’industrialisation et à l’urbanisation. Elles sont parties prenantes de leur naissance.
De ce brassage des populations, de ce choc de cultures, naîtra aussi le « hilbilly », ou « country and western », influencé, comme le blues, par les ballades irlandaises, très fortement anti anglaises, qui donnent à ces musiques leur caractère revendicatif et mélancolique, par l’utilisation des gammes mineures se mêlant aux gammes majeures. Cette hésitation que l’on retrouve dans le blues et le jazz.
Nancy Green, dans le peu de place qui est assigné au texte dans cette collection qui fait la part belle à l’iconographie – un croquis, ou une photo vaut mieux qu’un long discours – fait le tour du problème. Même si le propos n’est pas neuf, on découvre toujours un aspect ignoré de ce peuplement. On aperçoit toutes les populations du monde se donnant rendez-vous dans cette terre que beaucoup considérait comme promise, et qui leur réservait un si mauvais accueil, sous la forme de l’officier de l’émigration, d’abord, ensuite en vivant dans les ghettos, dans ces grandes villes en formation. La pauvreté sera souvent l’apanage de ces nouveaux arrivés. Benny Goodman, sacré dans le milieu des années 30 « Roi du Swing », s’en souviendra, et en restera profondément marqué. Son père ne pouvait pas nourrir toute sa nombreuse famille. Benny sera obligé de jouer professionnellement de la clarinette avant sa majorité religieuse, avant 13 ans.
Les tsiganes
Jouera un rôle particulier la musique de l’Europe de l’est, et le flamenco dont nous avons déjà parlé. Ces deux sources du blues et du jazz se mêleront aux cultures africaines, provenant en droite ligne d’une population particulière, « Les tsiganes ». Henriette Asséo, toujours dans la collection Découvertes, chez Gallimard, leur consacre un ouvrage, « Les tsiganes, une destinée européenne », pour connaître leur périple, l’intérêt qu’ils ont suscité comme la répression et l’exclusion qu’ils ont subies. Comme les Juifs, dont la musique – en considérant la seule Europe de l’est – est très proche, ils ont souvent servi de boucs émissaires. C’est un moyen de les connaître un peu mieux, de les défendre parce qu’ils sont aujourd’hui l’objet d’attaques renouvelées à l’intérieur des actuels pays de l’est.4
Les blues et les jazz – il faut imaginer que chaque localité, chaque ghetto, a donné naissance à un blues spécifique, à un jazz spécifique, que ces naissances furent simultanées, même si aucune preuve historique n’existe, le raisonnement logique nous y conduit – pour s’unifier un tant soit peu ont eu besoin d’une connaissance réciproque, qui passe par le disque. Sans le disque, et plus généralement sans les techniques de reproduction,5pas de blues ni de jazz comme nous les connaissons actuellement. Le disque permettra la diffusion de ces musiques et leur homogénéisation, et leur influence réciproque. Du coup, la Nouvelle-Orléans n’apparaît plus comme le seul berceau de cette nouvelle musique, celle des exploités, des hommes invisibles, qui partira à la conquête de l’Univers, porteuse de mondes imaginaires ouvrant des possibles insoupçonnés.
Avant le disque, existaient des spectacles itinérants, les « Minstrels Shows ». Avant la guerre de Sécession, les acteurs étaient Blancs et se grimaient en Noirs, pour exprimer la bonne humeur de ces « grands enfants » que sont les Noirs. L’incompréhension était ici poussée à son comble par les barrières de cultures. Chanter et danser représentaient pour les esclaves les seules libertés possibles, en exprimant dans le même temps la référence culturelle à l’Afrique, tout en construisant une nouvelle culture et un nouveau langage, « l’anglais noir », avec ses codes. Les maîtres blancs l’ont très vite compris qui ont interdit les chants de travail, et donc la communication entre les esclaves.
Après la guerre de Sécession, les troupes noires prendront la place, et s’imposeront petit à petit. Les artistes deviendront des héros de la communauté africaine-américaine. Les femmes y joueront un rôle particulier, comme à l’habitude, parce qu’elles synthétisent tous les rapports d’exploitation et d’oppression. « C’est pourquoi la soeur noire, avait écrit Zora Nearle Hurston que l’on redécouvre aujourd’hui, travaille plus dur que n’importe qui au monde. Le blanc dit au nègre de travailler, et lui, il ramasse le boulot et va dire à sa femme de le faire. » Elle ira jusqu’à écrire que la soeur noire est la « mule du monde ».
Bessie Smith
Cette citation est extraite de la première biographie digne de ce nom de la chanteuse de blues, « L’Impératrice du blues », Bessie Smith, par Florence Martin, dans la collection Mood Indigo, dirigée par Philippe Fréchet, aux éditions du Limon. Elle rappelle la place spécifique des femmes, avant de conter la carrière fabuleuse de cette artiste hors du commun, au nom si commun – Bessie peut-être l’équivalent de Florence, et Smith de Martin – génie non reconnu du blues et du jazz intimement mêlés – non reconnu parce que femme. Bessie a influencé tous les jazzmen ou jazzwomen, son « growl » se retrouve chez Armstrong, comme chez ce tromboniste qui lui servait de compagnon musical, Charlie Green, ou chez toutes les chanteuses qui ont suivi, Billie Holiday, et plus prés de nous Abbey Lincoln qui avoue son tribut, et la liste pourrait se poursuivre. Bud Freeman, saxophoniste ténor de l’école dite « Chicagoan », qui a joué avec Bix Beiderbecke, et avait tout connu du jazz, avouait dans une interview, au moment où le jazz fêtait ses 100 ans, tout ce qu’il devait à Bessie Smith, comme beaucoup d’autres, comme Bix lui-même. Cette influence des chanteuses est trop souvent ignorée des histoires du jazz.
Même lorsque l’auteur semble être tombé dans la voix des chanteuses pour partir vers un au-delà, qui peut-être simplement le retour à l’enfance, ou aux amours adolescentes, cette influence n’est pas soulignée. C’est le cas pour le livre de François Billard, décidément à la peine ces temps-ci, « Les chanteuses de jazz »,6 aux éditions Lieu Commun. Il passe en revue toutes les chanteuses, les célèbres comme les méconnues ou les inconnues, donnant à toutes une existence, pour nous les rappeler. Il consacre un long premier chapitre à Bessie Smith en s’inspirant de la biographie parue aux Etats Unis de Chris Albertson, qui fait autorité, et que Florence Martin conteste quelque fois. Pour faire revivre ces femmes, Billard cite beaucoup d’anecdotes. Il a raison. C’est une manière de les rendre plus proche.
Le même Chris Albertson est l’auteur des notes de pochette7 des 4 double CD que Columbia, distribué par Sony Music, a publié et qui représentent pratiquement l’intégrale de ses enregistrements. Comme le souligne Florence Martin et Philippe Fréchet dans la présentation de leur discographie qui, comme à l’habitude pour cette collection, termine le volume, les enregistrements en CD proviennent des 33 tours et non pas des 78 tours et rendent compte imparfaitement de la voix sublime de force, d’autorité de Bessie. C’est dommage. Mais ce n’est pas une raison pour passer à côté. Découvrir Bessie Smith c’est entrer dans l’autre monde, dans le notre.
Florence Martin, comme Chris Albertson, remet les pendules à l’heure – à l’heure Bessie Smith bien entendu – sur les circonstances de sa mort, comme de sa carrière. Une légende veut, accréditée par John Hammond et Mezz Mezzrow dans « La rage de vivre »,8que Bessie fut la victime de la ségrégation raciale : un hôpital pour Blancs aurait refusé de la soigner, alors que son accident de voiture avait eu lieu juste devant. Faux, démontre l’auteur, en soulignant que personne dans cette fin des années 30 n’aurait eu l’idée saugrenue de l’amener à un hôpital pour Blancs… Surtout c’est une façon de gommer l’image de la chanteuse, de son génie, pour ne conserver que celle de la victime de la ségrégation. Faux aussi la légende de son absence de succès après 1933 – date de son dernier enregistrement pour Columbia9– alors qu’elle continue ses tournées dans le circuit appelé « TOBA », pour une association de propriétaires de salles de spectacle – les artistes Noirs avaient traduit par « Tough on the Black Asses », durs pour les culs noirs, référence aux conditions de transport – et qu’elle fait venir les foules…
Pourtant, comme le rappelle Billard, ce n’est pas Bessie qui enregistra le premier disque de blues, mais « Mamie » Smith – sans rapport de parenté – en 1920, ouvrant ainsi la collection des « race series », disques destinés aux Africains-Américains, comme en 1928, les grandes compagnies créeront un label spécifique pour la musique cajun. Florence Martin, comme c’est un peu la mode, fait de ces « race series » une reconnaissance de la fierté et de la culture originale de la communauté africaine-américaine. C’est vrai que les compagnies, les « majors » ont découvert l’existence d’un nouveau marché, et que les Africains-Américains se sont vus comme des consommateurs, changement fondamental quand on se souvient que la blessure de l’esclavage est toujours ouverte.
Ce thème de l’esclavage est celui de Toni Morrison, dont la filiation avec les grandes chanteuses de blues et de jazz est évidente – Florence Martin le souligne à juste raison10 -, et notamment avec Bessie Smith. Le travail de Florence Martin, traduire les textes chantés de Bessie Smith – son livre devient immédiatement un livre de référence -, assoit plus encore la filiation.
C’est ainsi que les femmes noire vivent…
Deux livres viennent de reparaître de Toni Morrison qui forcent la comparaison avec les thèmes des blues, chantés par Bessie. Son premier roman publié en 1970, « L’oeil le plus bleu » fait l’objet d’une nouvelle traduction chez Christian Bourgois. Il avait disparu. Le redécouvrir est un plaisir sans mélange. Sa construction ressemble à un blues classique – il faut entendre par là un blues non codé – avec des moments rêvés, des moments réels que l’on voudrait supprimer, et la vie qui s’écoule entre conscient et inconscient. L’histoire est celle d’une jeune fille qui voudrait avoir les yeux bleus. Or elle est noire. Les yeux bleus, un stéréotype véhiculé par la société raciste qui voudrait faire de ce type d’être humain – les grands blonds aux yeux bleus – la référence ultime. Mais c’est aussi, cette prière, la manière de fuir la réalité sordide, vouloir s’échapper par l’imagination, qui peut conduire à la folie – mais a-t-on vraiment le choix ? -, forme que prend notre liberté quand elle se heurte trop fortement aux contraintes d’un monde dont les règles nous échappent. Un moyen de construire ses propres règles. Elle illustre la citation de Zora Nearle Hurston, et les hommes apparaissent complètement désemparés, victimes tout autant que coupables.
L’histoire de ce roman est inracontable. Elle fait référence à l’inconscient – pour utiliser ce terme de Freud controversé – de toute la communauté, de cet inconscient fortement marqué par l’esclavage, marque indélébile.
Toni Morrison réussit ce tour de force, que l’on croyait réservé aux chanteuses, de nous faire sentir l’indicible, de nous faire pénétrer dans un univers qui n’est pas le notre, duquel, soudain, nous sommes proche. Comme si notre distance même, entretenu par la conteuse, nous rendait encore plus proche des personnages, dont la principale – Pecola- s’éloigne de nous à jamais… alors que nous savons que ne pourrons pas l’oublier.11
« La chanson de Salomon », que réédite 10/18, est plus encore peuplé de légendes de l’esclavage, de l’Afrique, rêvée totalement ou en partie, de la fierté d’appartenir à la communauté africaine-américaine, de celle qui est à l’origine du blues et du jazz. A travers le destin d’un jeune homme en train de sortir de l’adolescence, c’est toute la communauté qui semble ici revivre un destin semblable. Contrairement au précédent où l’histoire sortait très peu du cadre familial, ici c’est une saga foisonnante, où les personnages ont des noms d’instruments. On pourrait presque suivre une histoire des instruments dans le jazz. Du coup le plaisir est singulier.
On me permettra de préférer, pour des raisons que je discerne mal – peut-être parce qu’il a un côté plus brut, sinon brutal – le premier roman, malgré le fait que le deuxième fait explicitement référence à la chanteuse de blues.
Toni Morrison nous convie à réécouter toutes ces chanteuses, seul moyen de comprendre, d’apprécier ses romans, et ceux-ci nous ouvrent de nouvelles portes dans la compréhension de cette culture que sont le blues et le jazz. Jazz et littérature africaine-américaine ont les mêmes racines, et s’influencent réciproquement.
Livres sous revue :
« Et ils peuplèrent l’Amérique » de Nancy Green, collection « Découvertes » chez Gallimard
« Les Tsiganes, une destinée européenne » de Henriette Asséo, collection Découvertes, chez Gallimard
« Bessie Smith », de Florence Martin, collection Mood Indigo, aux éditions du Limon
« L’oeil le plus bleu » (chez Christian Bourgois, nouvelle traduction de Jean Guiloineau, et « La chanson de Salomon » (aux éditions 10/18), de Tony Morrison
« Les chanteuses de jazz » de François Billard, aux éditions Lieu Commun
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SUR LES LIVRES POLICIERS ET NOIRS
10/18 réédite quelques livres dits « policiers », et d’autres qu’il vaut mieux qualifier de noirs.
Un policier classique tout d’abord, dans la forme comme dans le fond de l’intrigue. Ngaio Marsh « L’assassin entre en scène », une enquête de l’inspecteur Roderick Alleyn, représentant de l’aristocratie britannique parlant un langage châtié. Et l’on sait que le langage différencie, beaucoup plus qu’en France, les classes sociales. Il suffit de voir le film dont on parle beaucoup, « Quatre mariages et un enterrement » pour s’en rendre compte. Une enquête classique, où apparaît pourtant comme une fureur et une colère refoulés contre cette aristocratie britannique imbue d’elle-même, et une volonté de conduire le lecteur dans les pièges de l’apparence. Au-delà de l’enquête, une manière de raconter une histoire, des destins. Une façon de dire méfiez de toutes les apparences. Pour cette femme écrivain dans l’Angleterre de ces années 30, c’est un peu une façon de faire partager son mal être.
Fredric Brown, américain et fier de l’être, est plus connu pour ses oeuvres de science fiction. Il avait créé, entre autres, deux personnages, un oncle forain et son neveu reconvertis comme détectives. Dans « Un cadavre au clair de lune« , l’histoire est bizarre, et pourrait faire penser aux loups garous. Mais Brown fait toujours preuve d’une rationalité étrange, parce que marquée par l’humour et l’imagination. Les scènes d’amour charnel font l’objet d’un traitement tout en demi teinte, que seule la musique nous fait sentir. Le jeune homme passe de Muggsy Spanier – cornettiste d’obédience Dixieland, avec une sonorité spécifique, mais à la technique limitée – à Dizzy Gillespie – un des pères du bebop, trompettiste tourbillonnant, traduction littérale de « dizzy ». Cet amour et connaissance du jazz permettent de laisser deviner la scène au-delà des mots, solution élégante pour tourner la censure. En cette année 1949, son personnage principal est une femme qui a réussi…
Le monde de Ross Macdonald, sans doute le dernier des grands auteurs « hard boiled » confrérie fondée par Dashiell Hammett et Raymond Chandler, est plus violent, plus « vrai » que ce lui des deux auteurs précédents. La Californie du sud est le lieu où se passe ce roman, sur fond de trafic de drogue, blanchiment d’argent dit sale, meurtres. Se greffe une histoire d’amour, liée au refus de vieillir, tout en conservant les avantages acquis – un enseignant ne pouvait avoir une liaison avec une de ses étudiantes sous peine de perdre son poste – qui amène des meurtres apparaissant comme irrationnels. Mais tout à une rationalité et Lew Archer s’emploie à la trouver. Ce « Black money » est dans la grande tradition des romans noirs américains. Enquête policière n’est là que pour révéler les rêves qui agitent tous les protagonistes, dont le rêve fou de ce jeune mexicain, prêt à tout pour toucher la terre promise…
Stephen Dixon, lui est encore plus noir que Ross Macdonald, question de génération sans doute. Dans « Jamais trop tard », il met en scène l’amour fou, qui peut aller jusqu’au meurtre ou à la folie, ou au rêve du meurtre et de la folie. On sait très vite qui est le coupable, en suivant avec attention les dialogues qui se développent et nous enveloppent. Ils parlent de l’incommunicabilité, mais aussi des différentes facettes d’une personne, irréductible à l’image que chacun peut en avoir. C’est une histoire de déchéance qui ressemble fort à l’atmosphère de la chanson de Brel « Ne me quitte pas »… Un peu prière glauque, un peu le monde dans lequel nous essayons de vivre…
Enfin deux livres – qui méritent le qualificatif de « noirs » à plus d’un titre – nous entraînent dans la réalité des deux grandes villes américaines : New York et San Francisco. Dans « New York rage », Bruce Benderson, avec ce recueil de nouvelles, nous invite à un voyage dans la jungle urbaine, en nous faisant découvrir la folie de ces populations différentes cohabitant sans se connaître. Ces « histoires courtes » comme disent les américains – « short stories » – sont une spécialité de ce pays, et peut-être une spécialité de notre époque dans laquelle le zapping a seul droit de cité. La plupart de ces histoires resteront dans votre mémoire, par la grâce d’une chute bien trouvée, forçant la réflexion et l’attention. La drogue, le Sida, la prison sont omniprésents, liés à l’exclusion et à la solitude de cet univers particulier, auquel il est difficile de ne pas succomber, qu’est New York, la ville monde.
Le propos de Jess Mowry dans « Hypercool » n’est pas très éloigné. Mais il utilise d’autres moyens pour décrire l’univers de cette ville constitué de plusieurs villes qui ne cohabitent pas vraiment, San Francisco. Les banlieues noires de cette ville voient s’affronter les gangs, constitués de gamins sans passé ni futur. Ils vivent dans le seul moment présent, sans racine. Ils ignorent tout de la culture qui est la leur, et essaient de survivre. Seul l’amour peut les forcer à dépasser leur destin de mort, pour mourir autrement.
Ils rendent compte chacun à leur façon de la disparition des utopies, de l’espoir de changement social qui permettait de structurer des énergies, de les canaliser vers un ailleurs prometteur, de redonner le sens du collectif. Ces deux auteurs montrent que tout cela a disparu, pour laisser la place à la seule violence, nécessaire à la survie individuelle, dans une société incapable de présenter un visage du futur. Le « no future » s’affiche avec force.
NB
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1 Dans « Utopie critique » de juin-juillet-août 1994, le « postmodernisme » est l’objet de l’éditorial. « Le créateur de ce mot est le philosophe JF Lyotard, qui en donne sans ambages, la signification : les nouveaux temps qui s’ouvrent désormais seraient ceux de l’absence de finalité. . Il ne s’agirait plus de transformer le monde, mais tout au plus de l’aménager. »
2 Nous en reparlerons dans le prochain numéro de Critique Communiste, mais il me faut vous signaler la parution de trois ouvrages essentiels sur le cinéma, aux éditions Nathan, dans la collection crée par Henri Mitterrand et une série dirigée par Michel Marie. Le premier ouvrage, est une « archéologie du cinéma » : « Le grand art de la lumière et de l’ombre » de Laurent Mannoni, et veut répondre à la question du pourquoi. Pourquoi cet intérêt pour l’image, pourquoi Louis Lumière filme la vie, les voitures à chevaux, les artères de la capitale… Pourquoi la découverte du cinéma ? On fait bouger les images depuis un siècle, mais l’intérêt pour la reproduction de la vie extérieure, de ces images si proches de la réalité qu’elles font peur et obligent à imaginer le démon, un démon amical ou étrange, pervers et si proche de nous, que nous croyons le connaître, date… d’Aristote, et du principe de la chambre obscure. Laurent Mannoni nous emmène à la découverte de l’ancêtre du cinéma, pour un voyage dans le temps et l’imaginaire, qui nous laisse pantois.
Les deux autres ouvrages sont plus précis dans leur objet. Dans « Revoir Hollywood, la nouvelle critique anglo-américaine », Noël Burch – sans doute un peu injuste avec la critique française – nous fait découvrir la critique cinématographique américaine, en particulier celle qui se réclame du marxisme, dont le texte qui ouvre l’ouvrage de Charles W. Eckert : « Anatomie d’un film « prolétaire » ». Il donne la parole aussi aux féministes, permettant un autre regard sur la production cinématographique. « Ecrire sur le cinéma, note Noël Burch, c’est écrire sur une activité sociale, culturellement spécifique mais indissociable de l’histoire des hommes et des femmes… » Une manière de lire l’histoire des Etats-Unis dans la production cinématographique. Ensuite on peut juger l’esthétique d’un film – l’aimer ou ne pas l’aimer.
Enfin Jeanne Marie Clerc dans « Littérature et cinéma » analyse les rapports complexes entre les deux arts, influences réciproques bien entendu. Une manière de comprendre et la littérature actuelle et le cinéma.
3 On voit bien la relation avec les films de ces années 20-30 qui insiste sur le « péril jaune », comme les bandes dessinées (les « comics pour parler comme les Américains) ou la littérature.
4 Signalons aussi la revue « Etudes Tsiganes » absolument irremplaçable.
5 Nous avons déjà eu l’occasion d’insister su cet aspect dans Critique Communiste n° 126-127 de janvier 1993 : « 75 ans de disque de jazz. Découvrir l’Amérique ».
6 La première édition de ce livre était disponible aux éditions Ramsay. Le texte a été revu.
7 En soulignant que ces notes ont évolué entre le premier et le deuxième coffret, et le troisième et le quatrième. Ces notes sont, malheureusement, en anglais.
8 Livre publié en français au Livre de Poche et que Mezz avait « écrit » en collaboration avec Bernie Wolfe, journaliste. Livre qui entretient de très lointains rapports avec l’histoire, mais par la manière de présenter la légende résume une époque. Il n’est donc pas question d’y chercher une quelconque « vérité », au sens de la recherche historique, mais plutôt un roman relatant la vie que Mezz aurait aimée vivre, ou celle qu’il a rêvée. En tant que telle cette lecture a un intérêt.
9 A quelques jours prés une chanteuse entrait pour la première fois dans les studios, Billie Holiday.
10 Par contre nous nous refusons à la suivre sur la voie dangereuse qui consiste à dénier à d’autres créateurs ce qu’elle autorise, à juste raison, à Bessie Smith. Ainsi elle critique le photographe Carl Van Vechten, ami de Langston Hughes et de Zora Nearle Hurston, pour ses photographies de Bessie Smith. Or, de ce point de vue, Bessie n’est plus la chanteuse, mais le modèle à la disposition d’un créateur qui projette sur elle son univers. C’est la liberté de création. Sinon le tableau de Magritte devient une imbécillité, quand il écrit sous la représentation de la pipe : « Ceci n’est pas une pipe ». C’est à la fois une pipe et ce n’est pas une pipe. Pour les photos de Carlo, surnom de Van Vechten, c’est à la fois Bessie et ce n’est pas Bessie…
11 La dédicace de ce livre de Toni Morrison est tout un programme
« Aux deux personnes qui m’ont donné la vie
A la personne qui m’a rendu libre ».
Hommage à son mari…