Sur Marx

Marx, penseur actuel de la complexité du capitalisme.

Le livre, « Marx, le capitalisme et les crises » (La Ville brûle éditions) est une introduction. Il se veut lisible par toutes et tous.
Ces ajouts ont un but. Faire lire Marx. Plus encore. Tout en faisant la démonstration que l’analyse concrète d’une situation concrète (Lénine) est tout autant nécessaire. Les concepts et la méthode de Marx sont essentiels mais ils ne suffisent pas. Les ânonner ne sert à rien. Il faut les mettre en relation avec le contexte pour qu’ils deviennent des outils de la critique.

Il nous faut commencer par quelques indications supplémentaires sur le monde dans lequel nous essayons de vivre.

Le monde barbare
Le capitalisme apparaît, depuis la chute du Mur de Berlin, comme l’horizon indépassable, tuant de ce fait même toute imagination, restreignant le champ des possibles. La crise des idéologies dont on parle partout est une crise de représentation du monde, d’impossibilité de penser le futur, sinon comme la répétition du passé pour construire un présent aseptisé, « marchandisé » dans le sens où il ne peut être que la répétition en moins bien d’un passé considéré comme un âge d’or. La multiplication des commémorations indique la prégnance de ce passé décomposé et recomposé. Elles n’ont rien à voir avec le travail de mémoire. Pour utiliser le langage de la dialectique, elles en sont même l’exacte négation. Elles viennent indiquer que le futur est absent. Le « No Future » va de pair avec une représentation du monde et de l’économie qui s’arrête au fonctionnement des marchés. Les êtres humains ont besoin, c’est une autre grande leçon de Marx, d’avoir conscience de leur devenir pour se conjuguer au présent et pour appréhender le passé. Pour le dire autrement, le présent est le résultat contradictoire du passé et de futurs. Le pluriel est nécessaire. C’est le sens qu’il faut donner au concept d’« espoir ». Et le futur donne des clés pour comprendre le passé, comme ce passé est un facteur qui structure notre environnement. Les êtres humains sont libres avec des contraintes qu’ils n’ont pas librement déterminées.
Marx, dans le paysage politique, économique et social de la crise – et à chaque crise on retrouve ce même scénario –, fait figure de zombie. Un zombie dont la récupération est loin d’être exclue par ceux-là mêmes qui ont mis le plus d’empressement à l’enterrer. Parce qu’il propose, loin de tous les économistes libéraux qui ne savent que tracer l’apologie du système, des concepts qui permettent de comprendre l’évolution du mode de production. D’autant que ces concepts peuvent se trouver transformés en entrant dans le moule théorique de Ricardo. David Ricardo est le dernier des grands économistes. Il a construit un système global d’explication du monde, comme Hegel pour la philosophie. Ces concepts perdent, de ce fait, leur identité et leur enchaînement. Privé de la critique de la société, ils entrent dans un nouveau monde, loin des découvertes essentielles de Marx. Ils conservent, malgré tout, un pouvoir explicatif. Dans la crise, le monde attend un « nouveau Keynes »,1 lecteur de Marx qui saura lui faire dire les solutions pour que le capitalisme fonctionne mieux. François Perroux, une des références parmi les économistes français dans les années 1950 et qu’on ne lit plus aujourd’hui, avait démontré dans « La guerre froide » que le capitalisme ne fonctionnait jamais mieux qu’avec des contre pouvoirs, internes par l’existence de syndicats ouvriers puissants, externes par l’existence de l’URSS à cette époque. Le capitalisme depuis la chute du Mur de Berlin suit sa pente en la descendant.
La prise de conscience de la réalité du capitalisme n’est pas une donnée. Il y faut des conditions, et la crise en est une. Moment d’éclatement des contradictions, durant lequel le mouvement du capital se heurte à ses limites : c’est un moment fondamental.

Paradoxalement, les économistes néo-libéraux ont voulu se placer du côté de la production en considérant Keynes et les keynésiens comme des économistes de la demande. Ces « supply siders » se sont appuyés sur deux visions fausses. La première sur Keynes. Il ne se place pas du côté de la demande mais du circuit économique dans son ensemble en déterminant les conditions nécessaires au bouclage macro économique pour employer les termes habituels. Les supply siders quant à eux valorisent l’entreprise pour apprécier les contraintes qui pèsent sur sa capacité à faire du profit. Au lieu de considérer le système et ses lois de fonctionnement, ils considèrent le capitaliste individuel, la firme. Ces économistes ne peuvent que réaliser l’hagiographie du système capitaliste, considéré comme le meilleur système, le meilleur des mondes. La critique a disparu de leur horizon, l’analyse concrète d’une situation concrète. La pensée atteint son niveau zéro.

Scientifique donc critique donc dérangeant.
Marx – comme Adam Smith avant lui – est un philosophe avant d’être un économiste. La différenciation commence à se mettre en place à son époque via le positivisme d’Auguste Comte. Il commencera à différencier les sciences sociales en construisant des spécialisations. Ces spécialisations seront validées par l’institution Université, ouvrant ainsi des concurrences entre les différents chercheurs en sciences sociales, à commencer par les sociologues et les économistes. Elles ne sont guère de mise lorsqu’il s’agit de comprendre le monde. Le besoin se fait sentir d’une complémentarité, d’une transversalité pour employer un terme à la mode. La politique permet de faire se rencontrer toutes ces sciences sociales. Le fait politique est un fait social, économique, culturel…
Le libéralisme économique racornit la vision du monde à la seule mécanique des marchés et se traduit par le refus de « faire » de l’économie, au sens d’un raisonnement qui se veut explicatif des modalités de création des richesses. Ce refus en a entraîné un autre, plus grave, l’autonomisation des sociologues croyant détenir tous les fils des causalités. Une erreur que Bourdieu a théorisée dans tous ses écrits, tout comme Alain Caillé, et à leur suite de nombreux sociologues.
Pour les sociologues, l’offre et la demande n’existent que si l’État édicte des règles, des régulations, la relation offre/demande supposant elle aussi d’être constituée par l’intervention de l’État. Ainsi, le marché sans l’État n’est ni théoriquement ni pratiquement concevable. Le marché « libre », la concurrence « libre et non faussée » sont de pauvres inventions sorties de la faible imagination des tenants du libéralisme. Il faut en conclure que le libéralisme n’est qu’une utopie conservatrice, réactionnaire. Ces analyses sociologiques ont le mérite insigne de souligner cette réalité de la nécessité de l’État, de son intervention pour faire exister le marché mais elles ne vont pas jusqu’à intégrer la négation de la négation, l’existence de cette abstraction, la Valeur de la marchandise, faute de se pencher sur les mécanismes de l’accumulation du capital.
Marx apparaît encore aujourd’hui comme un penseur dérangeant, parce qu’il a toujours articulé théorie critique, donc scientifique et volonté de changer l’ordre capitaliste des choses, pour construire la fin de la préhistoire qu’il voyait dans le dépassement du mode de production capitaliste. Dans le mode de production capitaliste, et c’est en quoi il appartient à la préhistoire, “ les hommes font leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas librement déterminées ”, façon à la fois de déterminer le poids des contraintes, du passé, des lois de fonctionnement du mode de production capitaliste, et d’établir la place de la liberté. Le déterminisme social existe, mais il est possible de refuser d’accepter la société telle qu’elle est. Méthode à la fois matérialiste et dialectique. Le dépérissement du travail contraint, par la suppression des classes, permettra à chaque individu de comprendre et diriger la société, associé aux autres producteurs, et de pouvoir laisser libre cours à sa création, à sa forme d’intelligence. “ Mais, en fait, une fois que la forme bourgeoise bornée a disparu, qu’est-ce que la richesse, sinon l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives des individus, universalité engendrée dans l’échange universel ? Sinon le plein développement de la domination humaine sur les forces de la nature, tant sur celles de ce qu’on appelle la nature que sur celles de sa propre nature ? Sinon l’élaboration absolue de ses aptitudes créatrices, sans autre présupposé que le développement historique antérieur qui fait une fin en soi de cette totalité du développement, du développement de toutes les forces humaines en tant que telles sans qu’elles soient mesurées à une échelle préalablement fixée ? Sinon un état de choses où l’homme ne se reproduit pas suivant un déterminisme particulier, mais où il produit sa totalité, où il ne cherche pas à rester quelque chose ayant son devenir derrière soi, mais où il est pris dans le mouvement absolu du devenir ? ”2. Vaste programme qui “ sonne ” moderne en ces temps où l’individualisme est de mise. Pour développer réellement les capacités des individus, il faut la maîtrise collective de la société, il faut une société transparente, dont les rapports de production ne s’incarnent plus dans des choses, dans des marchandises.
Cette “ critique de l’économie politique ”, vue comme la critique du mode de production capitaliste, est son impératif catégorique, que l’on retrouve dans tous ses ouvrages, dans toute sa vie. Attitude critique qui lui permet de saisir la nature de la marchandise, de l’argent, pour mettre à nu les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste, et le refus de tout dogmatisme. Distinguer “ le militant et le savant ”, comme voudrait le faire Jean Pierre Durand3, empêche de rendre compte du contenu scientifique de l’œuvre de Marx, précisément parce que la nécessité de la critique explique ses résultats les plus importants. Si le mode de production capitaliste est posé comme éternel, il est impossible de le comprendre dans ses lois de fonctionnement. Faire fi de la dimension critique, c’est non seulement se priver de la compréhension des lois du mode de production capitaliste, c’est aussi nier Marx lui-même. Dans “ La confession de Karl Marx ”4, Riazanov fait état d’un document qui lui fut confié par Laura. A la question “ Votre idée du bonheur ”, il répond “ La lutte ”, et l’idée du malheur est dans la soumission, alors que le trait caractéristique qu’il se reconnaît est “ L’unité du but ”. Une manière de référence à Hegel qu’il défend contre tous les philistins de son temps qui traite cet éminent penseur de « chien crevé ». Non seulement défense mais aussi utilisation de sa méthode dialectique. Marx ne vient pas de rien. Il se construit comme il construit sa théorie à partir des penseurs de son temps, les philosophes comme les économistes. Ou même les poètes. C’est un grand lecteur de Heine.
Les concepts, les catégories essentielles sont l’objet d’un long travail, d’un long cheminement. C’est seulement dans le Livre I du Capital qu’il arrive à la catégorie de la Valeur de la marchandise, dont la forme phénoménale est la Valeur d’échange, qui se métamorphose en prix de production par la circulation et de la répartition de la plus value entre les capitalistes, et apparaît sous la forme concrète de prix de marché. C’est un effort d’abstraction, et de différenciation des niveaux d’abstraction, pour aboutir au “ concret pensé ”. “ C’est pourquoi, écrit-il dans l’Introduction5, le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat, et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation. (…) La méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé ”.
Ce travail d’élaboration théorique ne se termine pas avec le Livre I. Engels6 le poursuivra en publiant les Livres II et III du Capital, provenant d’écrits de Marx précédant le Livre I, ce qui montre bien l’effort d’abstraction nécessaire pour arriver à la section I du Capital sur la marchandise, tandis que Kautsky poursuivant le travail entrepris sera le maître d’œuvre des “ Théories sur la Plus value ” qui devait constituer le Livre IV. Pour comprendre et se servir des catégories de Marx, les marxistes ont poursuivi le travail théorique. Les épigones ont, en général, échoué à saisir la nécessité de la critique pour arriver à la théorie scientifique de Marx. La XI thèse sur Feuerbach, rédigée en 1845-46, donne l’étendue du programme : “ Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer ”7. Dialectiquement pour comprendre le monde, il faut la volonté de le transformer, sinon la compréhension reste partielle, comme pour les philosophes – Hegel ou Feuerbach – ou les économistes – Adam Smith et Ricardo – qui ont précédé. Il est nécessaire de s’approprier ces compréhensions partielles des mécanismes du mode de production capitaliste pour les dépasser, et les intégrer dans la méthode d’analyse qui les transcende. Marx n’est ni économiste, mais il se sert de leurs théories, ni philosophe, mais il s’approprie la méthode dialectique de Hegel, encore moins sociologue au sens d’Auguste Comte qui inventera le terme, sauf à définir la sociologie, comme le fait Naville dans “ De l’aliénation à la jouissance ”8, comme science de la société capitaliste, tendant à dépérir au fur et à mesure que le système de la marchandise disparaît. Vision d’une discipline liée seulement à l’analyse du travail aliéné, contraint existant dans le mode de production capitaliste.

À propos des Grundrisse
Ce texte a souffert de tous les honneurs et de toutes les indignités. Certains, comme Althusser, lui refusent tout droit de cité, d’autres, comme Negri, s’en servent pour construire une théorie du sujet, et offrir une vision du mode de production capitaliste comme marqué du sceau de la crise. Pour Althusser, « dans de nombreux passages des Grundrisse (…) on note une forte influence hégélienne, combinée avec des relents d’humanisme feuerbachien. Avec L’Idéologie allemande, les Grundrisse vont fournir toutes les citations douteuses dont ont besoin les interprétations idéalistes de la théorie marxiste : on peut le prévoir sans aucun risque d’erreur. »( Cf. les « Rudiments de bibliographie critique » proposés par Althusser à la fin de son « avertissement » aux lecteur(e)s du livre I du Capital). Cette prise de position est contradictoire avec la possibilité même de comprendre la méthode de Marx et son mode d’élaboration théorique.
Dans Marx au-delà de Marx (1979), Negri cherche à jeter les bases d’une nouvelle théorie de la révolution, et fait la part belle au concept de crise et du sujet. La société capitaliste serait toujours en crise… Il est loisible de trouver dans Marx, l’idée d’un mode de production capitaliste flexible capable d’absorber les révolutions – notamment technologiques -–qu’il provoque…
Dans le n°6 de la revue “ Futur antérieur ”, Été 1991, il se sert de nouveau de ce texte, dans la traduction de Dangeville, pour démontrer que “ l’intellectualité de masse ” – les guillemets sont de lui – peut devenir un sujet socialement et politiquement hégémonique. Deux remarques sur le seul recours au texte de Marx sont ici nécessaires. La traduction de Jean Pierre Lefebvre aux éditions sociales laisse planer un doute quant à la possibilité de s’approprier les “ Grundrisse ” pour justifier une telle thèse, et, plus fondamentalement, pourquoi à tout prix vouloir trouver dans Marx la description actuelle du capitalisme, à moins de le considérer comme un prophète, ce qu’il ne fut pas.

Ces manuscrits ont fait couler beaucoup d’encre, depuis leur publication en 1939. Marx n’avait pas voulu publier “ L’introduction à la critique de l’économie politique ” – de 1857 – parce que, comme le rappelle Rubel dans sa notice de présentation9 “ elle en disait trop ; elle paraissait, dit-il dans la préface à la «Critique», « anticiper sur des résultats non encore établis. » C’est dans ce texte que l’on trouve la fameuse contradiction entre les forces productives et les rapports de production, contradiction qu’il faut appréhender dans le mouvement, et non pas de manière statique, et qui doit conduire aux études historiques sur sa validité, et non pas les remplacer. Ce texte a trop souvent servi à une vision positiviste, et donc non dialectique de l’évolution des sociétés. Les citations sont faites souvent en dehors du contexte, et sans comprendre la méthode à l’œuvre. Cette contradiction est une façon d’illustrer les limites du mode de production, limites qui provoquent des crises et, paradoxalement, grâce à ces crises le capitalisme peut s’affranchir des limites passées. C’est la raison pour laquelle il faut avoir deux visions contradictoires de la crise capitaliste, la faillite des modalités du passé ouvrant la porte à des possibles non capitalistes, des alternatives et l’ouverture d’une période de mutations qui définira de nouvelles modalités de l’accumulation du capital.

La catégorie-clé, la Valeur, subira de nombreux contresens du fait d’une traduction française du Capital qui prête à confusion : « Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la lettre c’était faux. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’utilité et valeur. Elle se présente pour ce qu’elle est, chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur d’échange ; et elle ne possède jamais cette forme, si on la considère isolément. Dès que l’on sait cela, la vieille locution n’a plus de malice et sert d’abréviation. ”10 Celle de plus-value n’est pas encore totalement trouvée. Elle suppose la définition de l’Argent.
Pourtant, il explicite sa démarche, sa méthode que l’on pourrait qualifier de matérialisme historique fécondé par la méthode dialectique de Hegel. «Par exemple, écrit-il à Engels le 15 janvier 185811, j’ai flanqué en l’air toute la théorie du profit telle qu’elle existait jusqu’à présent. Dans la méthode d’élaboration du sujet, quelque chose m’a rendu grand service : By mere accident, j’avais refeuilletté la Logique de Hegel. (…) Si jamais j’ai un jour de nouveau du temps pour ce genre de travaux, j’aurais grande envie de rendre en 2 ou 3 placards d’imprimerie, accessible aux hommes de sens commun, le fond rationnel de la méthode que Hegel a découverte mais en même temps mystifiée. » La dialectique appliquée à la dialectique de Hegel en quelque sorte.
Les “ Grundrisse » ne peuvent que disparaître dans l’élaboration conceptuelle, pour renaître ensuite. Tous ceux qui ont voulu les brûler n’ont pas intégré l’essentiel de la méthode dialectique
Ce travail d’abstraction se met en mouvement dans ces manuscrits. Il permet d’appréhender la succession nécessaire des catégories. “ Certains moments de la catégorie de la valeur se forment à des étapes antérieures du processus historique de la production sociale et apparaissent comme le résultat de ce processus. C’est pourquoi au sein du système de la société bourgeoise, le capital succède immédiatement à la valeur. ”12 Nous avons déjà rappelé que Marx changera cette succession, en commençant par la marchandise, liée à la naissance de la catégorie de la valeur qui remplacera la valeur d’échange, forme phénoménale de cette valeur, alors que la valeur d’usage s’oppose à la valeur. Ainsi la succession, la dérivation des catégories, Rosdolsky y insiste, deviendra Marchandise – Valeur – Argent – Capital. Dans ces abstractions réelles, il faut rajouter l’État. Cette « dérivation » est fondamentale pour comprendre les lois de fonctionnement de l’accumulation capitaliste, et de la production de plus-value.

Contrairement à une idée répandue, Marx n’est pas productiviste, pas plus qu’Engels, les notations des Grundrisse l’indiquent. Il appelle à un nouveau monde dans lequel les besoins humains devraient être satisfaits. La démocratie sociale et citoyenne devant permettre la définition de choix collectifs, d’orientation des investissements. Un économiste américain non marxiste, James K. Galbraith – le fils de John Kenneth – renoue dans L’État prédateur avec la nécessité de la planification démocratique pour définir un avenir commun, en rompant avec l’idéologie du marché. Le prix, contrairement à la vulgate libérale, ne donne aucune indication quant à l’avenir.

Capitalisme et progrès au XXIe siècle
Le « courtermisme » qui est la marque de fabrique de notre monde, un monde où les marchés financiers imposent leurs critères, entre totalement en contradiction avec la possibilité même de se projeter dans l’avenir. Les conséquences se font même sentir sur le terrain de l’investissement productif. Les capitalistes n’investissent plus. Même chez les économistes défenseurs du capitalisme, des voix de plus en plus nombreuses se font entendre pour dénoncer le racket de la finance et revenir à un capitalisme industriel. Le livre III du Capital fourmille d’annotations sur le capitalisme financier, sangsue du capitalisme industriel, et dénonce la spéculation financière qui ne crée aucune richesse nouvelle. Le capital en général (Livre I) apparaît sous la forme de capitalistes individuels aux intérêts différents suivant leur place dans le processus d’ensemble du capital.
Les affrontements, les tensions, les luttes – des classes en particulier – disparaissent dans un passé « ouaté », reconstruit à coup de consensus. La communication remplace l’information et toutes les « nouvelles » sont mises sur le même plan. La presse accorde autant d’importance à un fait divers monté en épingle qu’à une décision politique pouvant changer notre environnement. Le concept de progrès tend à disparaître, faute de définition. La peur et l’émotion remplacent l’analyse, avec pour résultat de faire apparaître la société capitaliste comme la seule possible.
Le concept de progrès, lié à celui de révolution, de transformation globale est remplacé par une idéologie du progrès qui consiste à valoriser n’importe quelle innovation, simplement parce qu’elle est innovation, sans s’interroger sur sa nécessité ou sur sa nocivité. La croyance dans le progrès s’inscrit dans le mot de « modernité », mis à toutes les sauces sans déterminer le sens du terme employé.
Toute nouveauté est valorisée. Ainsi, la multiplication des produits financiers avant le déclenchement de la crise financière en août 2007 a été présentée comme un facteur de réduction du risque. Peu d’économistes se sont interrogés sur cette croissance exponentielle des marchés financiers dans un environnement de faible croissance. La création de richesses pouvait-elle permettre de justifier toute cette spéculation ? La réponse était négative, même si personne ne pouvait prévoir le moment où éclaterait cette contradiction. Dans cette même logique, avant l’éclatement de la bulle Internet en mars 2000, la croyance dans le progrès avait conduit les investisseurs en capital-risque à financer les pertes enregistrées dans ce secteur parce que c’était un secteur d’avenir qui devait, à un moment ou à un autre, générer d’énormes bénéfices. La chute des cours des actions de ces entreprises a fait éclater la baudruche de cette idéologie.
Ce gaspillage des ressources est à l’origine d’un rejet de l’économie. Les sociologues ont conçu la notion de décroissance pour dénoncer cette idéologie du progrès et de bonheur passant par l’accumulation des biens matériels. La philosophie utilitariste anglaise est sur le banc des accusés. Mais il ne faudrait pas remplacer un dogme par un autre.
Ces idéologies cachent la réalité, et la définition même des concepts de progrès et de modernité. Dans la suite des travaux de Marx, Walter Benjamin surtout et Theodor Adorno ont poursuivi des réflexions sur l’ensemble de ces questions.

Le libéralisme, nous le voyons aujourd’hui, a fait prendre des vessies pour des lanternes. Sous prétexte d’individualisme, il a déstructuré toutes les solidarités collectives, en faisant reculer le droit du travail, et en se gargarisant de la liberté contractuelle.

Rosa Luxembourg s’appuie, dans L’Accumulation du Capital, sur ces mêmes schémas pour faire la démonstration de la nécessité des marchés extérieurs, colonialisme et dépenses militaires. Elle fait la démonstration de la nature spécifique des biens militaires : créés pour être détruits, ils ne sont pas vendus sur un marché et ne sont donc pas socialisés. Ils font donc office de marchés extérieurs dans le sens où la dépense de capital variable, le prix de la force de travail, ne donne pas lieu à la création de marchandises supplémentaires. Cette démonstration, même si elle partait d’une incompréhension des schémas de la reproduction du Capital, permettait – et permet toujours – de comprendre les nécessités de la réalisation de la valeur et la place économique du colonialisme. Ses analyses trouvent une nouvelle actualité avec la violence privatisée des guerres actuelles : en Irak et en Afghanistan, les entreprises privées font leur profit par la guerre.

Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1851) est un texte fondateur de l’analyse politique – dans le sens de l’ensemble des faits sociaux. Marx y fait la démonstration de l’utilité de la théorie pour analyser une situation concrète, sans sectarisme, c’est-à-dire sans vouloir à tout prix faire entrer dans le système la réalité, quitte à supprimer cette réalité. Il démontrera notamment que les hommes font leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas librement déterminées. Les êtres humains agissent dans un contexte où dominent les lois de fonctionnement du système, des formes de rapports sociaux imposées par la société du moment dressant les apparences contre la réalité. C’est un peu comme dans les polars. La description d’une situation peut en cacher plusieurs autres. Ainsi dans une nouvelle de Dashiell Hammett, le Op’ – une figure du détective privé sans nom, une sorte d’abstraction réelle du détective privé – décrit une scène où on voit un couple de personnes âgées donnant l’impression d’être sans défense, dans un appartement qui leur correspond, un peu vieillot. Le lecteur ne s’y arrête pas. Contrairement à l’Op’ qui, à certains détails, a vu qu’il s’agissait de dangereux criminels. Il faut appréhender toute réalité au-delà des apparences. Elles sont une partie de la réalité qui peut cacher la réalité en même temps que la dévoiler. Pour ce faire il faut changer le regard sur le monde. Prendre appui sur la critique pour que ces apparences soient analysées et comprises comme figures d’un tout qui les inclut et les dépasse. Pour poursuivre la métaphore, dans tout bon roman policier, un cadavre – plusieurs – révèle soit les tares cachées, soit les relations sociales sous jacentes. La crise joue le rôle du cadavre. Elle oblige à enquêter, à comprendre les règles de fonctionnement de tout le système. Dans « La stratégie du choc », Naomi Klein fait le constat que le libéralisme à la Milton Friedman – c’est sa tête de turc – n’a pas bénéficié de la crise actuelle pour approfondir son emprise, trouver des modalités nouvelles pour imposer la barbarie économique. Elle en conclut que « nous devenons plus résistants aux chocs ». Il faut plutôt en déduire que le libéralisme a sombré dans la crise actuelle. Il en est le responsable visible. Les yeux se sont ouverts. Cette prise de conscience explique les « retours » actuels, de Marx, Keynes et Freud, retour du raisonnement contre les dogmes, retour des abstractions contre l’empirisme.

(encart)
L’État dans les pays dits du tiers-monde.
Sur la base de cette compréhension de l’État comme abstraction réelle, dérivant des concepts essentiels du « Capital », soit Marchandise – Argent – Capital – État, Pierre Salama et Gilberto Mathias, dans « L’État surdéveloppé » ( La Découverte, Paris, 1983) proposent une lecture de la nature de l’État dans les pays du tiers-monde. Ils partent de la réalité du capitalisme qui s’est mondialisé bien avant que le terme n’existât, d’une économie-monde (pour employer le vocable de Immanuel Wallerstein) capitaliste. Dans ces pays la production marchande ne domine pas totalement. L’économie n’est pas entièrement monétisée. Les formes pré-capitalistes continuent d’exister. Comment analyser cet État ? Sa nature capitaliste dérive de l’insertion de ces pays dans les structures du capitalisme mondial. La loi de la valeur est aussi leur référence. La marchandise – la démonstration se fait concrètement tous les jours – règne en maîtresse. De cette insertion, il faut faire dériver la nature de ces États et les qualifier de capitalistes comme abstraction réelle.
Cette nature permet d’expliquer la place de l’État pour ces pays dans la diffusion des rapports de production capitalistes. Tout part de l’État. Cette théorisation, liée à la réalité du sous-développement, éclaire aussi la place de l’État dans le fonctionnement du capitalisme dans les pays dits développés.
Dans cette optique, le sous-développement se définit comme le résultat de la domination des grandes métropoles impérialistes et par l’absence de développement auto-centré.

Chapitre II
De la méthode

Avant d’arriver aux « lois » – un terme qu’il emploie mais qu’il faut manier avec précaution – qu’il détermine dans le livre III – en organisant sa démonstration autour de ce qu’il appelle « la loi de la baisse tendancielle du taux de profit » s’opposant en la complétant à celle de la loi de la valeur, il nous faut faire un détour par la méthode de Marx.
Il faut partir, une fois encore du point de départ de la critique de Marx. Derrière son analyse objective, la révolte sourde. Marx n’accepte pas ce système conçu pour favoriser une minorité de la population, qui ne permet pas au plus grand nombre de connaître un épanouissement personnel. Cette capacité de révolte, de volonté révolutionnaire est à l’origine de ce point de vue critique du système. Sans cette critique, il n’aurait pas eu la même perception du système. Le terrain change par rapport aux économistes classiques comme Smith et Ricardo. C’est une autre problématique. Il faut insister sur cette rupture.
Marx pense le champ des possibles. Il lutte de ce fait contre l’empirisme. Il dévoile que le présent provient d’un concours de circonstances, d’une certaine organisation des possibles. D’autres futurs sont inscrits dans notre présent, à nous de les faire surgir. C’est un appel à l’initiative, à la démocratie, à la politique faite par le plus grand nombre, par les « masses ».
Système total ?
Démontrer la force des concepts et de la méthode de Marx. Pour autant, il ne s’agit d’ânonner les découvertes de Marx. Ni marxiste ni marxien. Nous voulons proposer des outils de compréhension du monde pour retrouver la conscience de cette nécessité, la construction d’un autre monde qui soit démocratique – il suppose des institutions -, social, féministe, écologiste – contrairement à une idée Marx n’est pas productiviste, pas plus qu’Engels, les notations des « Grundrisse » l’indiquent – et puissent satisfaire l’ensemble des besoins humains.
Marx appelle à ce nouveau monde, comme il appelle à la poursuite de son oeuvre, une oeuvre ouverte.
C’est vrai que le capitalisme apparaît, désormais, comme l’horizon indépassable, tuant de ce fait même toute imagination, restreignant le champ des possibles. La crise des idéologies dont on parle partout est une crise de représentation du monde, d’impossibilité de penser le futur, sinon comme la répétition du passé et du présent aseptisés. Le succès du film « Forrest Gump » aux États-Unis est un révélateur de cette tendance, comme la mode des commémorations. Les affrontements, les tensions, les luttes – des classes en particulier – disparaissent dans un passé reconstruit à coup de consensus, comme “ ouaté ”. L’idée même de progrès est battue en brèche, comme si la société capitaliste était figée pour l’éternité.
Marx et Marx.
Il est curieux de lire, sous la plume d’un sociologue, Jean Pierre Durand13, “ L’idée de progrès était tout autant partagée dans les sciences de la nature que chez les moralistes et conduisait aux thèses évolutionnistes selon lesquelles chaque organisme, qu’il soit biologique ou social, allait vers un niveau d’organisation supérieure. A la suite des philosophes des Lumières, mais aussi de l’essor rapide des sciences de la nature, la croyance infinie dans la raison humaine conduisait à rechercher des lois explicatives de chacun des phénomènes sociaux et de l’histoire. Marx a succombé à cette tentation d’une loi universelle permettant d’ouvrir un monde meilleur, voire parfait. ” De quel Marx est-il ici question ? Celui qui disait, dans les “ Grundrisse ” justement, “ la raison n’est pas toujours raisonnable ” ? En quoi est-ce fou de chercher “ des lois explicatives de chacun des phénomènes ” ? N’est-ce pas le rôle d’un scientifique ? Où chez Marx est-il exprimé “ la loi universelle ouvrant un monde meilleur ” ? Les écrits de Marx, son action, s’inscrivent dans la volonté de trouver les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste, de déterminer ses contradictions, de faire apparaître la classe sociale qui a intérêt à la société sans classe, sans déterminisme, mais en ouvrant le champ des possibles. Et les possibles ne deviennent nécessité que par la lutte sociale, par la praxis, par l’acte social. Marx n’était pas positiviste, contrairement aux Saint-simoniens et à leur suiveur Auguste Comte, pour qui il a des mots assez durs. Il a comme projet de dessiner une science de la société, en partant de l’hypothèse – qu’il démontrera – que l’horizon capitaliste peut-être dépassé, par un autre mode de production qui se dessine en creux dans le capitalisme, mais qui suppose pour exister l’intervention d’une classe sociale qui prend conscience de ses intérêts collectifs. Est-ce en dehors de la réalité de chercher les voies et les moyens de dépasser ce mode de production incapable de satisfaire les besoins de tous les êtres humains ? Est-ce une démarche non-scientifique ? En quoi est-ce plus “ scientifique ” d’accepter cette société, et de la poser comme éternelle ? Contrairement, de plus, à l’affirmation de Michel Beaud par exemple dans “ Histoire des socialismes ”14, la fin des classes ne veut pas dire la fin des affrontements, la fin des conflits. Simplement ils auront d’autres sujets que l’opposition de classes.
Les “ Grundrisse ” ont justement cette particularité d’indiquer les éléments essentiels de la méthode de Marx, qui lui a permis d’arriver aux concepts-clefs, aux catégories qui sont à l’œuvre dans Le Capital. Travail théorique toujours à refaire, toujours à compléter, tant il est vrai que “ l’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe ”.15Autrement dit l’analyse du fonctionnement du capitalisme moderne peut permettre de comprendre le capitalisme du temps de Marx et ainsi déterminer les manques dans la succession des catégories.
Les “ Grundrisse ”, véritable discours sur la méthode.
Cette méthode, inductive-déductive, part des conditions matérielles d’existence pour déterminer la conscience, pour aboutir aux lois de la reproduction du mode de production. Cette méthode, sera appelée matérialisme historique. Elle commence à être élaborée par Marx et Engels dans “ l’idéologie allemande ”,16 qui permet aux deux auteurs de savoir ce qu’ils ne sont pas, tout en laissant dans l’ombre ce qu’ils sont, d’où des concepts pas encore totalement définis. Les “ Grundrisse ” seront le véritable discours sur la méthode, dont la traduction la plus proche est “ lignes directrices fondamentales ”, “ esquisses ”, comme le rappelle Jean-Pierre Lefebvre dans son introduction17 à la deuxième traduction en français de ce texte. C’est un moment important de l’élaboration de Marx, qui a repris ses études des économistes, qu’il avait laissé de côté.
Les catégories-clefs, comme celle de Valeur18, de plus-value, passant par la définition de l’Argent, ne sont pas encore mis au point, mais il explicite sa démarche, sa méthode que l’on pourrait qualifier de matérialisme historique fécondé par la méthode dialectique de Hegel. “ Par exemple, écrit-il à Engels le 15 janvier 185819, j’ai flanqué en l’air toute la théorie du profit telle qu’elle existait jusqu’à présent. Dans la méthode d’élaboration du sujet, quelque chose m’a rendu grand service : By mere accident, j’avais refeuilletté la Logique de Hegel. (…) Si jamais j’ai un jour de nouveau du temps pour ce genre de travaux, j’aurais grande envie de rendre en 2 ou 3 placards d’imprimerie, accessible aux hommes de sens commun, le fond rationnel de la méthode que Hegel a découverte mais en même temps mystifiée. ”
Ces manuscrits ont fait couler beaucoup d’encre, depuis leur publication en 1939. Marx n’a pas voulu publier “ L’introduction à la critique de l’économie politique ” – de 1857 – parce que, comme le rappelle Rubel dans sa notice de présentation20 “ elle en disait trop; elle paraissait, dit-il dans la préface à la “ Critique ” “ anticiper sur des résultats non encore établis. ” .” C’est dans ce texte que l’on trouve la fameuse contradiction entre les forces productives et les rapports de production, contradiction qu’il faut appréhender dans le mouvement, et non pas de manière statique, et qui doit conduire aux études historiques sur sa validité, et non pas les remplacer. Ce texte a trop souvent servi à une vision positiviste, et donc non dialectique de l’évolution des sociétés. Les citations sont faites souvent en dehors du contexte, et sans comprendre la méthode à l’œuvre.
De la même façon la catégorie de Valeur a été mal comprise, faute d’une lecture attentive de Hegel – et des Grundrisse » -, et de sa notion de mesure, de quantité et d’universalité qui permettent de comprendre les concepts de travail abstrait, et son expression sociale dans l’Argent comme représentant la richesse sociale, provenant de la socialisation des travaux privés, et qui le restent à l’intérieur de la sphère de la production, dans l’échange.
Les “ Grundrisse ” ouvrent le champ de l’ensemble de ces réflexions, raison pour laquelle la lecture n’est pas aisée, aggravée par le fait que ce sont des travaux préparatoires et que Marx tâtonne à la recherche de ses catégories essentielles. Ces manuscrits permettent de saisir un moment de l’élaboration de Marx, de sa pensée en mouvement, alors que sa méthode d’investigation est déjà au point. Il critique ses premiers résultats, s’obligeant à revenir sur la même question, encore et encore. Le mouvement de l’abstraction est difficile à réaliser, difficile d’exprimer simplement la nature de la marchandise et de ses formes contradictoires. Il changera d’ailleurs de plan. Au lieu de commencer par la Valeur, comme il en avait l’intention, il débutera par la marchandise qui synthétise les rapports sociaux de production capitalistes. Il préviendra dans la préface au Livre I du Capital : “ Dans toutes les sciences, le commencement est ardu ”.21
La dialectique de Hegel est essentielle, comme l’a bien vu Luckas dans “ Histoire et conscience de classe ”22, à un moment où il n’avait pas connaissance du texte des “ Grundrisse ”, pour comprendre la méthode de Marx. Hegel qui écrivait : “ Ce n’est pas dans son but en effet que la chose est épuisée, mais dans son exécution. Le résultat non plus n’est pas le tout effectif, il ne l’est que quand il est pris avec son devenir : le but pour soi est l’universel sans vie, de même que l’élan n’est que l’impulsion qui manque encore de son effectivité, et le résultat nu est le cadavre qui a laissé l’élan derrière lui. De même la diversité est plutôt la limite de la chose, elle est là où la chose cesse, ou elle est ce que cette chose n’est pas. ”23 Le lecteur familier du Livre I du Capital reconnaît la méthode à l’œuvre dans l’analyse de la marchandise. Ainsi Marx reprendra Hegel, en le métamorphosant, par la critique sociale, seule manière de faire preuve de création. La critique c’est aussi la reconnaissance de l’apport de celui qui est critiqué. Cette méthode critique conduit à se saisir des découvertes précédentes, de les dépasser pour faire surgir de nouveaux concepts, de nouveaux outils. “ Il faut entendre le terme de critique, insistait Naville24 , dans un sens étendu. Ce n’est pas seulement la critique comme opposition ou négation, mais comme explication et comme dépassement. ”
Rosdolsky, qui découvrira ces manuscrits, s’en servira pour proposer une lecture éclairante de la méthode de Marx, et de ses résultats les plus importants tels qu’il figure dans Le Capital. Des auteurs se réclamant du marxisme – Jean Luc Dallemagne25, Henri Nadel26 par exemple – lui ont reproché de s’être servi des catégories du Livre I pour éclairer les “ Grundrisse ”. Une lecture attentive de “ La genèse du “ Capital ” chez Karl Marx ”27, l’ouvrage en question montre que c’est le contraire. Les textes de 1857-58 viennent éclairer la méthode et les catégories du livre I du Capital, et renforcer la démonstration de Marx, qui considérait comme inutile de redire ce que Hegel avait déjà dit. Les “ Grundrisse ” sont à la fois une manière de s’approprier la méthode de Hegel, et de la remettre sur ses pieds en l’intégrant dans la méthode générale du matérialisme historique. “ Pour Hegel, insistera Marx dans la postface à la seconde édition allemande du Livre I, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transposé et transporté dans le cerveau de l’homme. ” Tout en ajoutant, fidèle à la méthode dialectique, “ bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête; il suffit de la remettre sur ses pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. ” Façon de rappeler que la méthode dialectique de Hegel est une nécessité pour l’analyse du mouvement d’ensemble. On pourrait multiplier les citations, tirées par exemple de l’Anti-Dühring28 où Engels – ou Marx, cet ouvrage est écrit à deux mains – reprend presque mot à mot le texte hégélien pour exprimer le mouvement comme ensemble de contradictions, allant jusqu’à la négation de la négation. Le lecteur à l’impression de voir cette méthode à l’œuvre dans les “ Grundrisse ”.
C’est dire qu’il est quasiment impossible d’en citer une partie sans la situer dans le texte et sans la mettre en relation avec les catégories du livre I. Autrement dit il est impossible de les considérer autrement que comme une introduction générale au “ Capital ”. Marx tâtonne, à la recherche de ses concepts. Il approche la définition de l’Argent, mais n’y arrive pas, et c’est valable pour l’ensemble des catégories. Par contre, il démontre l’enchaînement nécessaire des catégories, à partir de cette vision d’ensemble qui a nom fétichisme de la marchandise. “ La théorie du fétichisme est, per se, écrit Roubine dans “ Essais sur la théorie de la valeur de Marx ”29, la base de tout le système économique de Marx, et en particulier de sa théorie de la valeur. ”
La force de cette méthode c’est à la fois d’aboutir aux catégories – les abstractions “ réelles ” – par le raisonnement logique et de les valider par l’histoire, par la réalité. En tenant compte que la déduction logique des catégories est à l’inverse de la validation historique. Marx démontre que la première production de l’homme, c’est l’homme. Que l’homme est un animal social, corrigeant ainsi la définition d’Aristote. Qu’il se trouve défini par les conditions sociales, par les lois de fonctionnement de la société dans laquelle il est immergé. Qu’il est donc incapable d’appréhender la réalité, autrement qu’en prenant pour sujet le monde des objets, de la marchandise, en croyant que les rapports principaux sont entre les choses, alors qu’il s’agit de rapports sociaux. Il lui faut donc prendre conscience de la manière dont fonctionne la société, prendre conscience que l’apparence du rapport entre les choses – la “ réification ” ou “ chosification ” – dissimule des rapports entre les hommes, entre les classes sociales aux intérêts antagoniques. “ Marx ne montre pas seulement que les rapports humains sont voilés par des rapports entre les choses, mais, en outre que, dans l’économie marchande, les rapports sociaux de production prennent inévitablement la forme de rapports entre les choses et ne peuvent être exprimés autrement qu’au travers de choses. (…) La théorie du fétichisme de la marchandise se transforme en une théorie générale des rapports de production de l’économie marchande, en une propédeutique à l’économie politique.  ”30
Ce texte permet aussi de se rendre compte que les sources de Marx sont mêlées. Qu’il est difficile de distinguer ce qui revient à Ricardo et Smith, à Hegel, ou d’autres théoriciens. Les distinctions modernes entre disciplines ne sont pas de mises à l’époque de Marx. Hegel cite Smith ou Ricardo, qui lit Hegel. L’analyse de la réalité capitaliste est aussi fondamentale pour comprendre l’évolution de la pensée de Marx. La crise de 1857 qu’il vit, et sur laquelle il écrit, est aussi explicative de la naissance de nouveaux concepts, tant il est vrai que la crise dévoile les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste, pour ceux qui développent la critique de cette société. L’intérêt de la méthode dialectique c’est qu’elle permet d’aller au-delà des apparences, moment d’appréhension de la réalité.
L’apport principal.
L’intérêt principal de ce texte est dans la différenciation des niveaux d’abstraction. Un des problèmes-clefs pour éviter les fausses interprétations, comme celle de Rosa Luxembourg31 concernant les schémas de reproduction du Capital, qui sont l’objet principal du Livre II du Capital. Dans les livres I et II, Marx analyse le Capital en général, sans tenir compte des capitaux nombreux, de la concurrence et donc des conflits d’intérêt entre capitalistes. C’est la raison pour laquelle il écrit que dans la concurrence tout se présente à l’envers. Pour dépasser le monde des apparences, le comprendre, il fallait se saisir de cette catégorie, le Capital en général qui suppose de déterminer l’intérêt général de toute la classe des capitalistes, et par-là même les lois de fonctionnement de l’accumulation du Capital, qui repose sur l’extorsion de plus value, sur le surtravail des salariés. C’est ce travail d’abstraction qui se met en oeuvre dans ces manuscrits, qui lui permet d’appréhender la succession nécessaire des catégories. “ Certains moments de la catégorie de la valeur se forment à des étapes antérieures du processus historique de la production sociale et apparaissent comme le résultat de ce processus. C’est pourquoi au sein du système de la société bourgeoise, le capital succède immédiatement à la valeur. ”32 Nous avons déjà rappelé que Marx changera cette succession, en commençant par la marchandise, liée à la naissance de la catégorie de la valeur qui remplacera la valeur d’échange, forme phénoménale de cette valeur. Ainsi la succession des catégories, comme Rosdolsky le met en évidence, deviendra, Marchandise – Valeur – Capital. Cette compréhension est fondamentale pour comprendre les lois de fonctionnement de l’accumulation capitaliste, et de la production de plus value. Pour comprendre aussi pourquoi Marx arrive à deux classes fondamentales dans la société capitaliste – ce qui ne veut pas dire les seules – capitalistes et vendeurs de force de travail, classes antagoniques, aux intérêts contradictoires. Ce sont les “ classes en soi ”, définis par les rapports de production. Elles n’existent réellement que dans la lutte des classes, et doivent conduire à la “ classe pour soi ”, aux formes de la prise de conscience. Manque dans cette succession l’État, qu’on ne peut réduire, comme l’a fait Lénine dans “ L’État et la révolution ”, à un détachement d’hommes armés.
Actualité de la lecture des Grundrisse.
Marx, dans ce paysage politique actuel, fait figure de zombie. Un zombie dont la récupération et loin d’être exclue par ceux-là mêmes qui ont mis le plus d’empressement à l’enterrer. Parce qu’il propose, loin de tous les économistes libéraux qui ne savent que tracer l’apologie du système, des concepts qui permettent de comprendre l’évolution du mode de production. D’autant que ces concepts peuvent revenir dans le moule théorique posé par Ricardo, le dernier des grands économistes, dans le sens où il a construit un système global d’explication du monde, comme Hegel pour la philosophie. Ils perdent de ce fait leur identité, provenant du point de vue critique de Marx, qui lui a permis ses découvertes les plus importantes. Non pas, comme on le croit trop souvent la lutte des classes – les Saints-Simoniens avaient affirmé avant lui que la lutte des classes est le moteur de l’histoire -, mais l’analyse du mode de production capitaliste comme un mode de production transitoire, c’est-à-dire pouvant être dépassé par un mode de production supérieur, capable de développer plus encore les forces de productives, pour arriver à l’état d’abondance et abandonner le travail contraint, pour le travail librement choisi par les individus qui, ainsi, pourront libérer leurs capacités, faire fructifier leur intelligence pour le grand bien de la collectivité.
Dans le monde actuel, on nous traitera de doux rêveur, comme si le rêve d’une société plus humaine, respectant l’individu et satisfaisant tous ses besoins, était une tare indélébile. Le droit au rêve, à l’imagination est, heureusement, le droit inaliénable de tous les être humains. A condition, ajoutait Lénine, de confronter son rêve à la réalité. Pour que le rêve devienne réalité, il faut l’intervention collective, la prise de conscience que le capitalisme peut-être dépassé, que le progrès se trouve à l’extérieur de ce mode de production. Ce n’est pas donner un sens à l’histoire, mais déterminer le champ des possibles. Pour que ces possibles se transforment en nécessité, il faut y ajouter des conditions qui tiennent aux sujets de l’histoire, c’est une autre grande leçon de Marx.
Nous vivons un moment de transition entre deux époques, deux ères de l’humanité. L’ère précédente, marquée à la fois par la victoire de la Révolution d’Octobre, actualisant la révolution socialiste, permettant à Trotsky d’écrire, à la suite des résolutions des quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste, IIIéme du nom, que cette époque était celle « des guerres et des révolutions », et par celle de la contre révolution stalinienne, se manifestant par la division du monde en deux blocs, après la seconde guerre mondiale. La « guerre froide », suivie par la « coexistence pacifique », a vécu. La victoire du capitalisme est totale. Les États-Unis restent la seule superpuissance sur la scène internationale. Une superpuissance qui fait montre d’une étonnante incapacité à faire respecter un quelconque ordre international. La « Pax Americana » est encore à venir. Autant dire que les caractéristiques du nouvel ordre international sont encore dans les limbes.
Le monde ancien est mort. La transition vers le capitalisme de toutes les économies d’Europe de l’est, à commencer par la plus importante d’entre elles, l’ex-URSS, sonne le glas du monde ancien. La donne se transforme. L’idée même de la nécessité de changer l’ordre social capitaliste recule, malgré l’augmentation du nombre de chômeurs, de la pauvreté, de la misère à l’échelle du globe. L’espérance recule. La crise idéologique, ici dans le sens de la représentation du monde, est profonde. Le refuge dans l’irrationnel est une des grandes données de ce monde en transition vers un ailleurs difficilement identifiable, mais dont les composantes essentielles sont régressives. Les rapports de force entre les classes ont profondément changé. Le concept même de progrès est contesté. Comme si nous assistions à une involution de la société.
Il ne faut pas chercher dans Marx des réponses toutes faites. Les citations ne servent qu’à fixer les idées et non pas à épuiser les problèmes. Par contre l’utilisation des catégories, des concepts forgés par Marx sont toujours nécessaires, et peut-être plus que jamais, justement parce que le capitalisme triomphe, pour analyser la réalité sociale. Le point de vue critique, point de départ de la méthode, est fécond pour comprendre et transformer la société. C’est le même mouvement. Il est impossible de comprendre le monde sans le critiquer.
La méthode de Marx est un point de départ pour inciter à l’élaboration théorique, pour trouver les voies de l’analyse de ce nouveau monde. Les concepts essentiels comme la méthode d’analyse retrouvent une brûlante actualité précisément du fait que ce mode de production s’élargit de nouveau à l’ensemble de la planète. Comme Marx a voulu mettre à jour les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste, plus que construire les bases d’un nouveau mode de production, il est compréhensible qu’il redevienne une référence. Il pourrait faire peur de nouveau… Il s’est toujours refusé à « faire bouillir les marmites du futur ». Il est pourtant possible de trouver, de manière éparse dans son oeuvre des ouvertures vers une société de producteurs associés, qui permettraient de forger de nouvelles relations sociales, sans que les contours de cette nouvelle société soient véritablement définis.
Le nouveau monde suppose d’être analysé, en forgeant des outils supplémentaires à ceux que nous a légués Marx et l’ensemble des marxistes, et au-delà de l’ensemble des chercheurs qui ont dévoilé, même de manière partielle, le fonctionnement de la société capitaliste. Du passé nous ne pouvons faire table rase.
Les “ Grundrisse » ne peuvent que disparaître dans l’élaboration conceptuelle, pour renaître ensuite. Tous ceux qui ont voulu les brûler n’ont pas intégré l’essentiel de la méthode dialectique.

A propos des Grundrisse

Ce texte a souffert de tous les honneurs et de toutes les indignités. Certains, comme Althusser, lui refusent tout droit de cité, d’autres, comme Negri, s’en servent pour construire une théorie du sujet, et offrir une vision du mode de production capitaliste comme marqué du sceau de la crise. Pour Althusser, voir les « Rudiments de bibliographie critique » qu’il propose à la fin de son « avertissement » aux lecteur(e)s du livre I du Capital, dans l’édition de poche Garnier Flammarion. « Les Grundrisse, écrivait-il, somme de manuscrits préparatoires à la Contribution à la critique de l’économie politique, qui paraîtra en 1859. Une partie seulement de ces textes est passée dans la Contribution. (…) Dans de nombreux passages des Grundrisse (…) on note une forte influence hégélienne, combinée avec des relents d’humanisme feuerbachien. Avec l’Idéologie allemande, les Grundrisse vont fournir toutes les citations douteuses dont ont besoin les interprétations idéalistes de la théorie marxiste : on peut le prévoir sans aucun risque d’erreur. » Je reste rêveur devant cette prise de position, pour la compréhension même de la méthode de Marx, et de son mode d’élaboration théorique.
Dans « Marx au-delà de Marx », chez Christian Bourgois (1979), Negri cherche à jeter les bases d’une nouvelle théorie de la révolution, et fait la part belle au concept de crise et du sujet. La société capitaliste serait toujours en crise… Il est loisible de trouver dans Marx, l’idée d’un mode de production capitaliste flexible capable d’absorber les révolutions – notamment technologiques – qu’il provoque… (reprendre la critique de Negri)
Dans le n°6 de la revue “ Futur antérieur ”, Été 1991, il se sert de nouveau de ce texte, dans la traduction de Dangeville, pour démontrer que “ l’intellectualité de masse ” – les guillemets sont de lui – peut devenir un sujet socialement et politiquement hégémonique. Deux remarques sur le seul recours au texte de Marx sont ici nécessaire. La traduction de Jean Pierre Lefebvre aux éditions sociales laisse planer un doute quant à la possibilité de s’approprier les “ Grundrisse ” pour justifier une telle thèse, et, plus fondamentalement, pourquoi à tout prix vouloir trouver dans Marx la description actuelle du capitalisme, à moins de le considérer comme un prophète, ce qu’il ne fut pas.

Quelles alternatives à la théorie libérale ?
Le libéralisme, comme idéologie, a pu légitimer toutes les mesures de régression sociale. Il collait à la réalité, prenant souvent la place de cette réalité. Une sorte d’utopie réactionnaire.
Or, non seulement il ne permettait pas de comprendre le monde mais la crise a obligé les gouvernements à remettre en cause ses préceptes essentiels. A partir du 15 septembre 2008 – la faillite de la grande banque américaine Lehman Brothers – les gouvernements ont pris conscience de la réalité et de la profondeur de la crise. Malgré les G7 et G20, les mesures décidées l’ont été dans un cadre uniquement national. La mondialisation qui avait servi, comme l’idéologie libérale qui lui était intimement liée, à justifier toutes les politiques de déstructuration des politiques sociales, a disparu des discours. Le thème de la nécessaire reréglementation revenait en force, surtout aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, paradoxalement moins en France. Pourtant la transnationalisation des entreprises, des banques continue de peser sur les stratégies nationales. Mais une chose est sûre, chaque société aussi anonyme soit-elle conserve une nationalité. La crise et ses réactions en apportent la preuve éclatante. Chaque État-Nation protège ses capitalistes.
S’impose l’idée que le changement est nécessaire pour permettre au capitalisme de se survivre. Le Forum Economique Mondial de Davos qui réunit les puissants du monde capitaliste, représente le temple de l’idéologie libérale. Surprise des nouveaux temps. Les participants ont reconnu que le pire avait été évité par une intervention massive autant qu’inédite des États, que l’après-crise n’a pas commencé mais qu’une « nouvelle normalité » commence à poindre. La réglementation des banques est sur la table. Il en a été beaucoup question à ce forum… sans toute fois en déterminer les voies et les moyens puisqu’il s’agit d’une réglementation internationale. Autrement dit, il faut sortir du libéralisme sans savoir par quoi le remplacer. Le retour de Keynes n’est pas à l’ordre du jour, Marx trop lointain.
Le « Financial Times » donne bien le conseil de lire Marx pour comprendre la crise, mais c’est un marronnier. À chaque crise, il ressort le même article. Il lui arrive de remplacer Marx par Rosa Luxembourg. Pour légitimer les décisions allant vers la sortie de crise, il est essentiel de concevoir une théorie, une idéologie. Une manière de se saisir du monde.
C’est une question qui préoccupe économistes et politiques. Quelles sont les raisons qui justifient les mesures prises ? Pourquoi poursuivre dans la voie des politiques d’austérité ? Pourquoi baisser les dépenses ? Comment conduire la politique monétaire ? Doit-on à toute force lutter contre l’inflation ou ne faut-il pas mieux, comme le conseillait Keynes, laisser filer les prix et, grâce à la dévalorisation de la monnaie rembourser la dette de manière indolore ?
Les économistes américains réunis au sein de l’American Economic Association (AEA) se sont interrogés sur la crise d’identité de la théorie économique (economics)33 en constatant que « les sciences économiques entrent dans une période difficile, mais potentiellement fructueuse, d’interrogations et de pollinisation croisée », sous-entendue avec les autres sciences. Commencent à poindre des théorisations
sur les « esprits animaux » : le comportement des agents économiques est irrationnel démontrait Keynes -,
Sur le croisement entre Darwin et l’économie,
Entre économie et les neurosciences…

Tout en conservant la théorie des marchés. Considéré quelques fois comme inefficients. C’est le grand mérite de Joseph Stiglitz de l’avoir redémontré, au moment où le libéralisme triomphait. La rupture existe mais elle n’est pas suffisante pour comprendre la réalité de la crise systémique.

Pour un premier bilan des politiques néo-libérales.
Pour les libéraux, le terrain social – et même citoyen – n’a pas de réalité. Il n’existe que des effets d’éviction du marché, qu’ils soient temporaires ou permanents. En découle le terme « d’employabilité ». Si un salarié ne trouve pas d’emploi, c’est de sa faute. Il est inemployable. Il n’a pas les qualifications ou, plus vague, les compétences34 requises. La charge de la preuve lui appartient. Il doit démontrer qu’il possède les capacités nécessaires pour occuper le poste de travail. Les responsabilités des patrons, des gouvernements s’estompent. Ils ne sont ni responsables ni coupables. Le chômeur est considéré comme un fainéant. S’ouvre une chasse aux chômeurs au lieu d’une chasse au chômage. Les victimes deviennent des coupables.

Même dans le mouvement de la crise, il est toujours question de supprimer, en Europe, les réglementations sociales. Xavier Darcos, alors ministre du Travail français, a demandé la simplification du code du travail, en février 2010. Derrière se profile ni plus ni moins que la fin du droit du travail, des garanties collectives accordées aux salariés pour les protéger du pouvoir tout puissant des patrons. Il rejoint ainsi les propositions que le Medef – nouveau nom du CNPF, organisation du grand patronat français – avait faites qui se résument dans le retour au seul contrat de travail sans intervention de l’État, manière de présenter une absence totale de règles du jeu, pour justifier le « toujours plus » patronal, toujours plus d’intensification du travail et toujours moins de protection du salarié.
La rhétorique n’a pas changé. Les droits sociaux sont des rigidités qui empêchent les créations d’emplois. Le raisonnement est simpliste donc efficace. Si le marché du travail ne peut s’adapter à l’offre et à la demande d’emploi, les entreprises ne peuvent pas embaucher. Si le chômage augmente, le prix de la force de travail diminue et les entreprises embauchent. Si le droit du travail – en l’occurrence le salaire minimum – empêche les salaires de baisser, les entreprises débauchent. CQFD ! Toute la réalité de ces 30 dernières années montre l’inanité d’une telle vision. Les droits sociaux ont reculé et le chômage a augmenté sous les coups de butoir des récessions qui ont rythmé l’histoire économique.

Combattre la pauvreté ? Ou l’exclusion ?35
Le plus libéral d’entre les libéraux ne peut contester la nécessité de faire diminuer la pauvreté. La question est de savoir par quels moyens. L’Union Européenne a fait de cette année 2010, une année de lutte contre la pauvreté. Un vœu pieux, au moment où le chômage ne cesse d’augmenter, où le nombre des « chômeurs en fin de droit » progresse, indiquant un élargissement de la pauvreté, au moins monétaire. Cette pauvreté est à la fois une réalité et dans ce sens, elle représente la pointe visible de l’iceberg des inégalités tout en justifiant toutes les mesures de remise en cause des conquêtes sociales de la période précédente dite des « 30 glorieuses », en particulier la protection sociale et les services publics.
Officiellement, il n’est pas question de la combattre. Les pauvres sont trop nombreux, la pauvreté est multiforme, mais de l’accompagner pour que les pauvres acceptent leur pauvreté. La Banque Mondiale s’est donnée comme objectif de lutter contre l’extrême pauvreté, au moment où le nombre de personnes souffrant de la famine et de la disette ne cesse d’augmenter, passant d’environ 850 millions à plus d’un milliard en 2009. Il est question de crise alimentaire mais il s’agit bien des conséquences de la pauvreté. Le bilan des politiques dites d’ajustement structurel – ou de « consensus de Washington – prônées par le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale pour résoudre les questions de l’endettement est calamiteux. Un échec sur tous les terrains. La Grèce, à son tour, comme la Roumanie, demain le Portugal, l’Espagne et peut-être la France risquent d’en faire les frais.
Pour la France, toutes les lois contre l’exclusion – terme chewing-gum, comme le souligne justement Serge Paugam dans « L’exclusion, état des savoirs »36 – ne consistent qu’à créer un filet de sécurité minimum et à donner aux pauvres l’accès minimum aux services vitaux, comme l’eau, l’électricité, le téléphone. En réalité, se profile la disparition des services publics avec leur valeur d’égalité, en service universel, ou, pour utiliser le concept plus subtil de la commission européenne, en service public d’intérêt général. Il est question de les ouvrir à la concurrence ou de faire pénétrer sur une grande échelle les critères du privé. Privatisation ouverte – l’ouverture directe au marché – ou privatisation rampante par la baisse des dépenses publiques obligeant les services publics à fonctionner sur des modalités de gestion contraire à ses objectifs. Les droits collectifs sont bafoués soi disant pour permettre aux plus « pauvres » – une notion nouvelle – d’accéder à des services qui ne seraient plus considérés comme des droits. Ces exceptions au marché viennent légitimer le marché, les privatisations. À la clé, des effets de seuil ouvrant la porte à toutes les rancœurs, à tous les racismes. Dépasser le seuil revient à être encore plus démuni qu’auparavant. Les « effets de seuil » sont facteurs de chaos social. Ils peuvent se traduire par des choix de refus d’emploi par peur de perdre le bénéfice de ces services gratuits. Le discours libéral se trouve en contradiction avec les faits.
Ce chômage de masse a provoqué aussi la « crise des banlieues ». Les émeutes de 1995 en ont été le point culminant. Et depuis rien n’a été fait, sinon de grandes déclarations, pour tenter de résoudre cette question sociale cruciale. La réponse à ce cri de désespoir aurait supposé d’énormes moyens tout en repensant toute la Ville, l’urbanisation comme l’architecture. Elle aurait dû entraîner la nécessité de sortir de la logique du marché.
Les critères du traité de Maastricht repris dans le Pacte de Stabilité et de croissance d’Amsterdam conduisent à la fois à une politique d’austérité structurelle et à un possible éclatement de l’Union Européenne. Les riches ne voudront plus payer pour les pauvres. Ces critères, la crise actuelle le démontre à l’envi, ne sont absolument pas coopératifs. Au contraire, ils représentent des forces centrifuges. Une des dimensions de la crise structurelle est la crise profonde de la construction européenne passant par la crise de l’euro. Aucune définition, ni même un essai de politique commune pour faire face à la crise. L’euro, comme monnaie unique, se trouve contesté par les marchés financiers qui s’attaquent à la Grèce considérée comme le maillon faible dans la zone euro.
Dans ce cadre, l’Union européenne, si elle veut exister, devrait s’orienter vers une politique concertée de relance passant par la construction d’une Europe sociale qui aurait, dans le même mouvement, comme fonction de la légitimer. Toutes ces politiques d’austérité gouvernementales, de privatisation et de déréglementations donc de reculs de toutes les formes de socialisation, de solidarité comme les politiques d’entreprise de baisse du coût du travail sont justifiées par la mondialisation d’un côté et par l’internationalisation des marchés financiers de l’autre. En bref, par la guerre économique.

Un exemple d’aveuglement.
La dualité entre la pensée – l’idéologie libérale – et l’action, le pragmatisme se retrouve dans le dernier livre d’Alan Greenspan, l’ancien président de la Fed, « Le temps des turbulences »37 où il se fait le chantre de la liberté des marchés et du modèle américain. Il va jusqu’à écrire que le dernier quart de siècle est celui de la « redécouverte de l’efficacité du marché » oubliant le message de Karl Polanyi dans « La grande transformation »38 faisant reposer la profondeur de la crise de 1929 sur la mise en œuvre des principes du libéralisme économique. Or, toute son intervention en tant que Président de la Fed, s’est déroulée contre les principes mêmes du libéralisme, contre la confiance en la « rationalité des marchés » capables de s’auto-corriger, « partant du principe que la plupart du temps le marché se comporte de façon rationnelle, sensée et qu’il s’ajuste automatiquement »39. Il milite contre toute réglementation parce que les marchés financiers sont devenus trop « grands et trop complexes », refusant de s’interroger au-delà. Pour expliquer les crises, il fait appel à la « nature humaine qui tombe dans les extrêmes, crée des bulles, génère de la peur et nous ramène en arrière »… Aucune analyse des cycles de l’économie, de la finance, de ces éclatements de bulles financières à intervalles plus ou moins réguliers qui ne sont pas liés visiblement à la nature humaine mais à des lois de système. Il donne l’impression d’aligner les slogans, d’avoir fait le vide de la pensée, d’être incapable de tirer un bilan sincère de son action. Il ressemble à un intégriste récitant la leçon. Interrogé par le Sénat américain à la fin de l’année 2008, après la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre, il ne pourra que bafouiller sur le thème les marchés ne s’autorégulent pas… Grande découverte de la part d’un responsable qui a tenu entre ses mains le sort de milliards d’individus !
Nicolas Béniès
Supplément au livre « Marx, le capitalisme et les crises »

(Il manque quelques notes… )

(1) CF. « Marx et Keynes » de Paul Mattick, réédition Tel/Gallimard, 2009, pour comprendre les différences en même temps l’influence que Marx a exercé sur Keynes.

(2) Cette longue citation pour indiquer l’ouverture du champ des possibles dans ces manuscrits. Marx refuse d’une part de borner son analyse, son imagination, aux lois de fonctionnement du mode de production capitaliste, qui est à son époque largement dans les limbes, et envisage un autre mode de production dont “ la richesse n’apparaît pas comme le but de la production ” comme c’était le cas chez les Anciens chez qui on ne trouve jamais “ la moindre étude cherchant à savoir quelle forme de propriété foncière est la plus productive, crée la plus grande richesse ”. Plus tard, il refusera de “ faire bouillir les marmites du futur ” et ne définira jamais la société socialiste, sinon par le plein épanouissement des individus. “ Gründrisse ” tome 1, éditions sociales, pp 424-425.

(3) “ La sociologie de Marx ”, page 6 : “ Marx a été à la fois un militant et un savant. Est-il possible de dissocier les écrits de l’un et de l’autre ? C’est ce que tente ce livre à partir du cœur scientifique de l’œuvre de Marx, en montrant à chaque fois que cela est possible, ses dérives téléologiques, là où il semble attribuer quelque finalité à l’histoire des hommes. ”. C’est une démarche qui ne peut pas aboutir, “ le cœur scientifique ”, tel que Marx l’a vu, est justement de poser l’historicité du mode de production capitaliste.

(4) Publiée aux éditions Spartacus, juin 1969.

(5) Introduction générale à la contribution, page 255, opus cité.

(6) Certains commentateurs de l’œuvre de Marx font preuve d’un ostracisme déplacé à l’égard d’Engels, comme s’il n’avait été qu’un simple vulgarisateur. La correspondance montre qu’il n’en est rien.

(7) Souligné par Marx, in “ L’idéologie allemande ”, Éditions sociales, page 34. Ces thèses avaient été publiées par Engels en 1888 dans “ Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande ”, éditions sociales, collection “ classiques du marxisme ”, 1966.

(8) appelons que Naville fut, avec Georges Friedmann autre grand lecteur de Marx, le fondateur de la sociologie du travail. Ce livre, publié pour la première fois en 1954, est une lecture de Marx, de son analyse du travail dans le mode de production capitaliste, en rappelant que, à partir de 1863, “ tout le système se déploie à partir de la forme spécifique du travail dans la société contemporaine, à savoir la forme de production et d’appropriation du surtravail, de la plus value, propre à cette société ” (page 373), pour jeter les fondations de la sociologie du travail. Il rappelle l’apport de Hegel, du moins dans la méthode d’exposition des problèmes.

(9) Soit dans La Pléiade, tome 1 « Économie », pages 233-234, ou le recueil de textes parus chez “ Folio ”, dans la collection “ Essais ”, sous le titre “ Philosophie ”, pages 443-444. Cf. aussi Pierre Naville « De l’aliénation à la jouissance », opus cité.

(10) Cette explication de l’évolution d’une des catégories clefs de Marx ne se trouve pas dans l’édition française du Livre I du Capital. On la trouve chez Rosdolsky, opus cité page 159, note 9.

(11) Correspondance, tome V, Éditions Sociales, page 116. Les mots soulignés le sont par Marx.

(12) Œuvres II, La Pléiade, page 1640.

(13) Aux éditions du Seuil.

(14) Ce texte ne sera publié qu’en 1932 par l’Institut Marx-Engels-Lénine. Voir l’avant-propos de Gilbert Badia aux éditions sociales, opus cité.

(15) n “ Manuscrits de 1857-58 (“ Gründrisse ”) ”, tome 1 et 2, Éditions sociales 1980. La première traduction était celle de Dangeville, deux tomes aux éditions Anthropos, sous le titre “ Fondements ”, traduction infidèle. Rubel, dans La Pléiade, “ Économie II ”, en a publié que des extraits sous le titre “ Principes d’une critique de l’Économie Politique ”. Réédition Folio, 2009.

(16) “ Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la lettre c’était faux. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’utilité et valeur. Elle se présente pour ce qu’elle est, chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur d’échange; et elle ne possède jamais cette forme, si on la considère isolément. Dés que l’on sait cela, la vieille locution n’a plus de malice et sert d’abréviation. ” Cette explication de l’évolution d’une des catégories clefs de Marx ne se trouve pas dans l’édition française du Livre I du Capital. On la trouve chez Rosdolsky, opus cité page 159, note 9.

(17) Correspondance, tome V, Éditions Sociales, page 116. Les mots soulignés le sont par Marx.

(18) Soit dans La Pléiade, tome 1 “ Économie ”, pages 233-234, ou le recueil de textes parus chez “ Folio ”, dans la collection “ Essais ”, sous le titre “ Philosophie ”, pages 443-444. Voir Naville “ De l’aliénation à la jouissance ”, et article, dans ce même numéro, sur le livre de Jean Pierre Durand : “ La sociologie de Marx 

(19) Notation qui n’autorise pas Althusser à conseiller aux lecteurs de laisser cette section I pour la fin. Au contraire.

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