Évolution des formes de l’État.
Les théorisations sur l’État sont devenues, ces derniers temps, le point aveugle de toute explication du monde. Soit l’Etat est vu comme le « sauveur suprême », soit comme inexistant. Robert Castel illustre – dans les « Métamorphoses de la question sociale », livre éclairant sur les transformations des droits collectifs – le premier point de vue, et les libéraux – dominant le monde de la pensée dite économique – la seconde. Or, non seulement l’Etat reste un des acteurs de la vie économique et sociale mais ses nouvelles formes sont une nécessité pour permettre la mise du mode de production capitaliste. C’est un des paradoxes du contexte global.
Nous voulons montrer la place du concept d’Etat dans l’accumulation du capital et l’évolution de ses formes répondant à des régimes d’accumulation particuliers. Pour analyser dans le même temps les remises en cause autant sur les terrains des droits sociaux – le droit du travail sur la sellette depuis le début des années 1980 – que sur celui des droits démocratiques – toutes les lois votées vont dans le sens d’un contrôle social et individuel accru – comme résultat de la déréglementation.
A l’ère de la mondialisation, qu’il faut concevoir comme un processus plutôt que comme un tout achevé, l’État semble avoir disparu emportant la politique avec lui. Les choix politiques – de société – laisse la place aux « nécessités économiques liées à la mondialisation » qui obligerait à partager la même orientation, définie comme la seule possible en fonction des contraintes des marchés. Un coup de « bluff » en même temps qu’une réalité. Le mouvement de mondialisation existe bien se traduisant notamment par l’internationalisation des marchés financiers – les seuls à l’être véritablement démontrant leur incomplétude et appelant de nouvelles régulations – tout en servant de voile idéologique à toutes les remises en cause des droits acquis et des solidarités collectives. S’organise ainsi la casse de l’Etat social.
L’expertise devient un mode de gouvernement que les « politiques » acceptent trop contents de se dire ni responsables ni coupables et se croire de ce fait à l’abri de toute sanction démocratique. Les transnationales donnent l’impression d’être les maîtres du monde à concurrence avec l’Empire américain. Ulrich Beck1 parle, pour ces firmes de « méta pouvoir » pour signifier le « pouvoir de ne pas faire » en insistant sur leur stratégie en tant qu’acteur de l’économie mondiale. Il note, avec justesse, que « la politique n’a pas disparu mais qu’elle a migré », de la nation vers le cosmopolitisme, pour employer son concept favori. Il fait l’apologie, par conviction ou par « imagination sociologique » – on ne sait trop – de la gouvernance, forme spécifique d’élaboration des règles de vie collective, des rapports sociaux, s’éloignant des règles élémentaires de la démocratie. Pour se rapprocher, à son sens, de la défense des droits de l’homme devenue la seule référence possible de cette Deuxième Modernité – les majuscules sont de lui. Sa sociologie qui se veut construction d’une théorie critique – opposé au post modernisme – insiste sur la seule stratégie des acteurs. Cette méthodologie le conduit à considérer que les formes d’existence des abstractions sont éternelles. Ainsi la forme Etat-Nation. Pour lui, il s’agit de transformer sa stratégie, de la défense des intérêts nationaux au cosmopolitisme. Il ne saisit pas la logique des règles de fonctionnement de ce mode de production, des règles objectives centrées sur les nécessités de l’accumulation du capital, sur les modalités de la création de richesses qui dessinent des rapports de production et servent de soubassement aux rapports sociaux. Elles permettent de dépasser les apparences en les incluant pour les expliquer et imaginer des avenirs possibles, d’autres mondes – ce que fait Michel Vadée par exemple dans « Marx, penseur du possible », Méridiens/Klincksieck, 1992, retrouvant un Marx débarrassé du messianisme – Ulrich Beck insiste lui aussi, à juste titre, sur la place des utopies pour construire une politique, une orientation. Mais il refuse consciemment de construire une « Grande Théorie » explicative, globale, faisant allusion au marxisme qu’il confond avec un messianisme. Du coup son imagination sociologique est bridée. Les formes de l’Etat sont évolutives. Elles répondent aux différents régimes d’accumulation, c’est-à-dire les conditions concrètes, à l’intérieur d’une formation sociale, permettant de créer des richesses, d’augmenter la productivité du travail, l’exploitation des travailleurs pour générer du profit pour ouvrir la voie à une accumulation sur une échelle élargie. Chaque période du capitalisme – les respirations de l’histoire2 – voit la naissance d’une forme spécifique d’Etat.
Refuser le libéralisme pour comprendre le monde et pouvoir le changer.
Le monde vit une sorte de paranoïa. Le libéralisme gangrène toutes les relations sociales, s’impose comme théorie de référence. Tous les gouvernements, toutes les institutions internationales ne raisonnent qu’avec ses concepts. Comme les opérateurs sur les marchés financiers ou les « experts » qui n’accèdent à ce statut que s’ils défendent les conceptions libérales. Or, il est non seulement liberticide – comme le reconnaissent et George Soros et Joseph Stiglitz – et ne permet pas de comprendre le monde. Les règles actuelles ne doivent rien au libéralisme. Les Etats continuent d’intervenir suivant des modalités qui, elles, ont changé. Il ne s’agit plus de lutter prioritairement contre la surproduction pour éviter le retour de la crise de 1929, angoisse qui a fortement marqué toute la période dite des « 30 glorieuses », mais de tout faire pour hausser le taux de profit. Les règles sont plus obscures et sont élaborées loin de tout contrôle.
C’est une idéologie dont les rapports avec la réalité sont lointains. Il obscurcit toutes les questions.
Ainsi celle de l’Etat.
Les tenants du libéralisme prétendent que l’Etat ne doit pas intervenir dans la vie économique et sociale autrement qu’en étant un gendarme de la mise en œuvre des principes de la libre concurrence. Pour eux, les mécanismes du marché par eux-mêmes et pour eux-mêmes réalisent l’allocation optimum des ressources, pour parler comme les économistes – nous ne parlons pas au passé, dans les textes de la Commission Européenne cette idée est réaffirmée pour justifier la remise en cause de la notion même de service public. Ils ne s’interrogent pas pour savoir si la libre concurrence existe – on sait que la concurrence, comme tout le monde peut le constater à la lecture de la presse, « crée le monopole », comme l’écrivait Marx – et même si le marché existe. Les livres d’économie définissent le marché comme un lieu théorique de rencontre entre l’offre et la demande pour un bien ou un service, sans se demander si ce lieu n’est pas structuré. L’économie des conventions essaie de répondre à cette question.
Bourdieu, le début d’une analyse.
Pierre Bourdieu en a fait l’essentiel de sa démonstration dans « Les structures sociales de l’économie ».3 L’offre et la demande n’existent que si l’Etat édicte des règles, des régulations, la relation offre/demande supposant elle aussi d’être constituée par l’intervention de l’Etat. Ainsi le marché sans l’Etat n’est ni théoriquement ni pratiquement concevable. Les règles peuvent provenir d’autres institutions prenant la place de l’Etat, usant de ses prérogatives battant en brèche la démocratie, le contrôle citoyen, montrant par là-même la nécessité de cette intervention. C’est le cas pour l’OMC – Organisation Mondiale du Commerce – dont les décisions s’appliquent parce qu’elles sont l’émanation d’un pouvoir d’Etat, des Etats qui acceptent ce transfert de compétences. Le fonctionnement actuel de l’Union Européenne est de même nature, les transferts de compétence sont validés par les réunions de chefs d’Etat et de gouvernement ou les Conseils des ministres. La « gouvernance » – gouvernement d’experts validé par la puissance publique – remplace le gouvernement, des modalités démocratiques d’élaboration des règles sont ainsi bafouées.
En fait les formes de l’Etat se métamorphosent sans remettre en cause sa nature, capitaliste. Le libéralisme dévoile cette nature, enlevant le fard du keynésianisme dans un contexte de recul des conquêtes sociales, de montée de la pauvreté via le chômage de masse diffusant une angoisse sociale que les individus vivent personnellement.
Il nous faut aller au-delà de cette constatation que les tenants du libéralisme accrochés à leurs dogmes ne reconnaissent pas. Pour citer un mot de Brecht, si la réalité ne répond pas à la théorie, il faut dissoudre la réalité – Brecht parlait du peuple -, et ils le font à chaque fois qu’une question les gêne. Autant dire qu’il ne faut pas accepter leur terrain et refuser leurs hypothèses de raisonnement. Pour comprendre le monde et pouvoir le changer, il faut tourner le dos au libéralisme. Le libéralisme ne peut s’appréhender que comme une utopie réactionnaire s’appuyant sur un passé recomposé et comme légitimation de politiques visant à détruire les acquis sociaux et permettre la hausse continue de l’exploitation des travailleurs sous la forme brutale de l’extorsion de la plus value absolue. Pour appréhender cette fonction de la théorie libérale, un détour théorique et historique est nécessaire.
Chez Marx, une définition comme point de départ.
L’Etat est le grand absent du « Capital »4 particulièrement, mais pas des théorisation préalables de Marx. Les prémices sont à rechercher dans ce texte superbe effectuant un aller-retour entre abstraction et réalité, « Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte » rendant caduque tous les textes de l’époque. « L’Etat et la révolution » de Lénine est trop caricatural. L’Etat n’est jamais, même « en dernière analyse », un détachement d’hommes armés. Si c’était le cas, il n’aurait aucune possibilité de mettre en œuvre des politiques consensuelles, ce serait le chaos perpétuel. Ce texte, libertaire, est loin d’être une analyse. Il est plutôt volonté de Lénine d’imaginer une autre société qui verrait, enfin, le dépérissement de l’Etat. Les conditions de ce dépérissement ne sont pas l’objet de la thèse. Il apparaît comme une donnée extérieure à la réalité, à toute réalité.
Contre cette vision, Franz Jakubowsky, dans « Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire »5 le classait dans les superstructures, le situant donc en dehors du mouvement de l’accumulation, l’infrastructure dans la logique de Marx où s’analysent les lois fondamentales du capitalisme. L’objectif principal de cet Etat est de faire accepter au plus grand nombre les lois de fonctionnement du capitalisme, l’exploitation des travailleurs. Cet objectif de légitimation – « idéologique » – du système et de sa propre existence ne permet pas d’épuiser la place de l’Etat capitaliste. Il n’est donc pas seulement appareil idéologique,6 organisateur du marché, de l’offre et de la demande, état-major de la classe des capitalistes… mais aussi tout cela.
A ce niveau, il n’est question que des formes de l’Etat – que nous appellerons le régime politique – et non du concept même d’Etat. La plupart des marxistes ont vu le problème. L’Etat n’est pas seulement porteur de règles d’organisation du marché, il participe directement à la structuration même du mode de production capitaliste. Dans les concepts clés de Marx qui part de la Marchandise, de l’Argent, du Capital en général – dans le livre I du « Capital » – il faudrait, pour être en conformité avec sa méthode, de faire de l’Etat un concept dérivé du Capital en général. Pour parler autrement, en tant qu’abstraction, il participe de l’infrastructure. Autrement dit, il ne structure pas seulement les rapports sociaux – la lutte des classes, la classe pour soi – mais aussi les rapports de production, l’existence même des classes sociales, la classe « en soi ».
Beaucoup de marxistes se sont aperçus qu’il était impossible de traiter de l’Etat – et non pas du régime politique – sans faire référence aux lois de fonctionnement du capitalisme, à l’accumulation du capital, aux rapports des classes en elles-mêmes et non pas pour elles-mêmes dans la lutte des classes.7 Ils ont tourné la difficulté en s’essayant à un exercice de dialectique entre l’infrastructure et la superstructure. Pour analyser les rapports entre l’Etat et l’existence de la classe des capitalistes en tant que classe. C’était voir que l’Etat n’est pas seulement un régulateur, un acteur de la vie économique et sociale comme l’appréhendent un peu trop facilement les sociologues.
Marx et Engels avaient bien vu le problème. Ils essaient de le traiter dans l’Anti-Dühring, en définissant l’Etat comme « le capitaliste collectif en idée » (Editions Sociales, page 318). L’Etat transcende les capitalistes individuels, les différentes fractions du Capital, les antagonismes existant entre les différentes firmes, pour exprimer le point du vue du « Capital en général ». Le concept d’Etat, pour être cohérent avec la méthode de Marx, se situe au niveau d’abstraction du Livre I du Capital, et est un des concepts essentiels de l’analyse du capitalisme.
Cette définition conduit à une distinction entre l’Etat et ses formes d’existence qui se métamorphosent en fonction de la période, des conditions concrètes de l’accumulation et des rapports de force entre les classes. Il faut prendre l’Etat comme une « abstraction réelle »8 permettant à la classe des capitalistes d’exister, de se formaliser pour élaborer des stratégies au niveau du Capital en général.9 De ce fait, la nature de l’Etat est capitaliste.
Les formes de l’Etat ressortent de l’analyse des régimes politiques,10 résultat des rapports de force entre les classes et des fractions de classe. Là entre en ligne de compte les élites, la bureaucratie, l’appareil d’Etat déterminant des tactiques spécifiques. C’est à ce niveau d’abstraction – le « concret pensé » pour parler comme Marx – qu’il faut intégrer les objectifs de la légitimation. Des politiques qui ne peuvent, sur le moyen terme, entrer en contradiction avec les impératifs de l’accumulation du Capital. Cette légitimation est nécessaire pour justifier l’ensemble du processus d’exploitation des salariés.
C’est une dimension que Keynes avait bien intégrée. Il est favorable à des politiques sociales parce qu’elles permettent d’intégrer les salariés d’un côté et de l’autre parce qu’elle offrent la possibilité d’un fonctionnement plus « régulier », sans crise de surproduction du capitalisme. François Perroux le rejoignait en partie, dans « La guerre froide », en théorisant les contre pouvoirs intérieurs – les organisations syndicales – et extérieurs – l’existence de l’URSS – comme des leviers pour que le capitalisme ne suive pas sa pente naturelle et arrive à surmonter ses contradictions. Il arrivait à la même conclusion que Keynes. Le marché étant imparfait, l’Etat se doit d’intervenir dans les domaines économiques et sociaux.
Cette distinction des niveaux d’abstraction, l’Etat comme « abstraction réelle » – comme le Capital elle permet de mettre à jour les rouages essentiels du mode de production capitaliste – et les régimes politiques se propose de comprendre à la fois le concept et ses manifestations. En évitant de concevoir l’Etat comme une « machine » qui pourrait servir des classes sociales différentes. La nature capitaliste de l’Etat le rend contradictoire avec l’Etat absolutiste de l’Ancien Régime.11 La révolution française construit un nouvel Etat, une nouvelle abstraction. La construction d’un Etat européen se heurte aux structures de classe. L’Etat-Nation a organisé la classe des capitalistes et leur culture propre. Le dépassement de ces contradictions pourrait faire naître une nouvelle forme d’Etat. Mais il faudrait que, dans le même temps, il apparaisse légitime au plus grand nombre, processus contradictoire avec l’hégémonie du libéralisme.
Détour par l’histoire.
Les modalités de l’accumulation du Capital sont différentes d’une période (onde longue) à l’autre. Le régime d’accumulation des « 30 glorieuses » – la période 1944-45/1974-75 – dit « fordiste », supposait à la fois une norme de consommation – de masse -, de production et une certaine forme d’Etat. Elle s’est appelée « Etat-Providence », « Welfare-State », pour qualifier les interventions sociales de la puissance publique par l’intermédiaire de lois – le droit du travail et celui de la Sécurité sociale en particulier – limitant la liberté contractuelle. Ces deux droits nouveaux, qui se constituent en branches autonomes du droit à la Libération (en 1945) représentent des droits exceptionnels par rapport au droit commun, le droit civil. Cette intervention sociale s’explique d’abord par les impératifs de la reconstruction – économiques mais aussi reconstruction de l’Etat permettant de perpétuer le mode de production capitaliste – pour redonner une légitimité à cet Etat dont les élites avaient collaboré avec le nazisme dans une sorte de « fascisme à la Française » qu’était le régime du Maréchal Pétain et se trouvaient déconsidérées. Pour le dire autrement, ceux d’en bas ne voulaient plus être gouvernés par ceux d’en haut.12 Le général de Gaulle, conscient de ces nécessités, avait constitué un gouvernement d’Union Nationale avec le PCF, alors premier parti de France pour permettre cette renaissance et dans le même temps créer de nouvelles élites, par l’intermédiaire de l’ENA, élites qui allaient prendre toute leur place à partir de 1958.13
Ensuite, les luttes sociales qui allaient marquer le début de la période – la grande grève de 1947 – et les années 60 pour culminer en 1968 dont les revendications allaient se trouver récupérées dans ce corpus collectif de droits des salariés que va représenter l’élargissement du code du travail comme celui de la Sécurité sociale. Récupération mais aussi cristallisation des acquis sociaux pour dessiner une forme sociale – et nationale – de ce régime politique. On reconnaît, paradoxalement, des droits collectifs aux salariés. On les reconnaît comme une classe, celle qui produit les richesses.
La société se métamorphose fondamentalement. La population active salariée ne cesse de progresser pour atteindre aujourd’hui 90 %. La force des salariés est montante, les contre pouvoirs syndicaux sont importants. La forme de l’Etat – le régime politique – épouse ces rapports de force sociaux sans que les rapports de production capitalistes disparaissent. Au contraire. Cette politique renforce le despotisme d’usine qui semble disparaître, s’évanouir. Elle a aussi un rôle idéologique d’intégration des luttes ouvrières. Il faudra les revendications de liberté de mai 68 pour lever la chape de plomb du gaullisme qui bloque et développe tout à la fois la société française, œuvre ainsi à la mutation du capitalisme, à sa modernisation.
Dans le même temps, cette intervention sociale indique la direction de la socialisation des moyens de production. Planification – « indicative » dit-on alors qu’elle est incitative et dessine une stratégie de l’ensemble de la classe des capitalistes français – et dépenses de l’Etat orientent à la fois l’accumulation et permettent de penser différemment l’allocation des ressources non pas par le marché mais par la planification démocratique et centralisée. Les services publics notamment fonctionnent hors marché et développent des solidarités sociales collectives. Les systèmes de retraite comme de protection sociale s’appuient sur l’existence d’une classe ouvrière aux intérêts communs qui répartit entre elle la part du salaire appelée indirect, devenue « charges sociales » par le coup de baguette magique du libéralisme transformant tous les mots pour légitimer ses politiques de régression sociale
Le libéralisme comme idéologie de légitimation de la casse de la forme sociale de l’Etat.
L’entrée dans une nouvelle période économique, dans les années 1974-75,14 se traduit par la nécessité de faire naître un nouveau régime d’accumulation. L’onde longue à tendance récessive peut être considérée comme une période de transition, faite de restructuration globale touchant toute la classe des capitalistes et toute la société. Les anciennes industries sont en perte de vitesse, il faut définir de nouvelles normes de production – l’élargissement de la troisième révolution scientifique et technique, une nouvelle organisation du travail – pour hausser durablement la productivité du travail, de nouvelles normes de consommation et un nouveau régime politique. La politique étatique – au niveau du Capital en général – est directement liée aux nécessités de l’accumulation. L’augmentation du taux de profit devient l’objectif fondamental. Le théorème de Schmidt15 – « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après demain » – n’est pas dénué de fondement si on le comprend comme déterminant une orientation tournée autour de la hausse de la profitabilité pour faire repartir, sur d’autres bases mais durablement, l’accumulation du capital. Les objectifs de la légitimation du régime politique passent dans les poubelles de l’histoire. La politique étatique, c’est le noyau rationnel du libéralisme, s’organise autour des nécessités de l’accumulation du Capital. La destruction des acquis sociaux doit permettre d’augmenter plus encore le taux d’exploitation des travailleurs pour hausser le taux de profit et permettre les métamorphoses du Capital.
Cette nouvelle stratégie provoque une crise politique structurelle. Elle s’attaque au plus grand nombre, provoque chômage, misère et élargissement de la pauvreté. Elle se traduit par la baisse drastique du coût du travail pour augmenter la part des profits dans la valeur ajoutée. Elle s’attaque à toutes les solidarités collectives, à commencer par les services publics pour élargir la sphère de l’accumulation du Capital, de la marchandise et développer les partenariats publics/privés. Le Monde daté du 6 janvier 2004 fait état d’une grande première en France – mais pas dans les pays Anglo-Saxons – « L’Etat va céder au privé une partie de son patrimoine ». « Pour mieux gérer ses locaux, explique Le Monde, l’Etat entend mettre en place un partenariat entre public et privé tant pour la construction que pour le financement des bâtiments. » C’est offrir un marché captif à ces entreprises et favoriser leur accumulation, de même que la corruption.
La crise est profonde de cette forme sociale de l’Etat, de l’Etat-providence, forme inadaptée aux nécessités de la nouvelle période. C’est bien d’une politique étatique dont il s’agit. Gauche et droite se succédant aux postes de pouvoir, elle reste la boussole essentielle du capitalisme en transition d’un régime d’accumulation à un autre, même si la gauche essaie de déterminer un accompagnement social qui a comme conséquence paradoxale de stigmatiser des populations à partir du moment où elle refuse de rompre avec ces politiques d’inspiration libérale. Ainsi la politique de la ville dessine des « quartiers en difficulté » et l’aide aux pauvres définit les pauvres qui doivent se déclarer comme tels. Cet accompagnement social a renforcé l’abstention et le vote Front national expliquant en partie la défaite de Jospin.
Le mouvement ouvrier est dans l’incapacité de constituer un véritable contre pouvoir qui, en réagissant aux déstructurations sociales, serait obligé de répondre en termes d’enjeux de société, autrement dit de proposer un programme de transformation sociale radicale. Tous les mouvements sociaux, celui de 1995 comme celui du printemps 2003 ont clairement inscrit cette nécessité dans leur revendication. Comme les mouvements altermondialistes. Faute de cette réponse, les « communautarismes » – il faudrait plutôt parler de « micro-identités » fantasmées, reconstruction de solidarités fictives ou d’un passé recomposé – fleurissent, du Front national (utilisateur de cette rhétorique sans y être pour autant assimilée, ses références sont plus complexes) jusqu’à tous les intégrismes se déguisant en religions pour faire de la politique. Cet éclatement social repose la question des utopies d’autres sociétés, d’autres mondes. De leur place essentielle.
Le processus de mondialisation remet en cause les fondements de l’Etat-Nation, provoquant en retour une crise de cette structuration de la classe des capitalistes. Les marchés financiers internationalisés imposent leurs critères et leurs règles comme les sociétés transnationales veulent imposer leur stratégie au moment où la logique de la firme domine. Elles mettent en œuvre ce qu’Ulrich Beck appelle une « souveraineté privatisée et transnationalisée ». Les Etats-Nations sont partie prenante de ce processus de mondialisation parce qu’ils restent la seule structure d’existence de la classe des capitalistes. La contradiction n’est pas entre le « moins » et le « plus » d’Etat mais dans la définition de nouvelles politiques étatiques nécessaires au capital pour reprendre son accumulation sur de nouvelles bases.
Pour répondre à ces deux crises, les classes dirigeantes ont choisi la voie de la gouvernance, des transferts de compétence soit aux experts soit à des collectivités territoriales pour diffuser et infuser la politique de baisse des dépenses sociales de l’Etat pour favoriser les dépenses allant dans le sens de l’aide directe aux capitalistes pour alimenter leur accumulation et la hausse de leur profit. C’est le sens, en France de la décentralisation et de la déconcentration, une transformation de la forme des pouvoirs publics. L’Etat central cède la place à des pouvoirs diffus qui s’organisent sur le mode de la « contractualisation ». Les droits et les devoirs ne dépendront plus de la loi qui supposait un minimum de contrôle démocratique mais seront issus d’une multitude de partenariats, entre les représentants de l’Etat central – les Préfets, en France, auront plus de pouvoirs – et les collectivités territoriales – pas seulement les départements ou les régions mais aussi les communautés de communes, les intercommunalités, les « pays »… nouvelles structures issues des lois successives dites d’Aménagement du territoire16 – sans parler des partenaires privés. Plus personne ne saura qui est responsable de quoi et à quel niveau. C’est l’approfondissement des inégalités par territoire. Alain Supiot parle, à juste raison de « reféodalisation des liens sociaux ». Les rapports sociaux ne seront pas les mêmes d’un territoire à un autre. C’est le renforcement de l’éclatement social. Ulrich Beck qualifie cette gouvernance de « translégale » et c’est bien le terme qui convient. Il la défend pourtant pensant que la démocratie est devenue « seconde ».
Derrière cette gouvernance, cette « déspatialisation de l’Etat » (Beck) se trouve une nouvelle définition des pouvoirs publics s’adaptant à la fois à la crise politique provoquée par les politiques libérales passant par une nouvelle forme d’utilisation de l’espace et du territoire qui n’est plus nationale et une volonté de construire une sorte de nouveau contrat social. En bref, la définition du Medef de la « refondation sociale ».
Les réponses à cette crise des formes de l’Etat imposent de se reposer la question d’autres mondes fonctionnant sur d’autres critères à commencer par celui des droits collectifs, des droits égaux pour toutes et tous et d’un Etat qui les protégerait. Cet Etat ne peut être capitaliste. Il suppose une rupture radicale. Le droit à l’emploi particulièrement est un des droits ouvrant la voie à l’émancipation sociale.17 Le libéralisme en déréglementant actualise un programme de transition allant vers la définition d’une autre société. La solution ne se trouve donc pas, contrairement à ce qu’écrit Castel notamment, dans le retour à un Etat interventionniste. Il est vraisemblable que se construira une forme d’Etat dépassant le cadre des Nations actuelles – les capitalistes en ont aussi besoin – mais il faudra qu’elle inclût la démocratie participative, la reconnaissance du pouvoir des citoyens et des citoyennes sur leur avenir et les droits collectifs à commencer par les droits des femmes. Ce programme est contradictoire avec celui du capitalisme pressé de hausser toujours plus le taux d’exploitation des salariés.
Nicolas Béniès.
(Contribution rédigée en janvier 2004)