Une politique monétaire expansive pour quels objectifs ?
Mario Draghi, le président de la Banque Centrale Européenne, a frappé un grand coup jeudi 22 janvier 2015 en annonçant le rachat de titres publics et privés à hauteur de 60 milliards d’euros par mois à partir de mars 2015 jusqu’en septembre 2016 soit une injection totale de monnaie de 1140 milliards d’euros. La BCE va donc créer de la monnaie pour fournir aux institutions financières, à commencer par les banques, des liquidités pour qu’elles puissent continuer leurs opérations. Les marchés financiers ont été rassurés et surpris. Ils ne s’attendaient pas à un tel montant. Du coup, les indices des bourses européennes ont grimpé, à commencer par le CAC 40 pour atteindre des niveaux élevés, plus de 4500 points à la clôture de vendredi.
Mario Draghi a justifié cette opération en avançant deux raisons. La première – et il est le seul à faire ce constat – la déflation qui déferle sur toute la zone euro. Depuis le premier trimestre 2012, les prix ont reculé continûment. Ils ont atteint –0,4% au premier trimestre 2013 et, pour l’instant, rien n’a enrayé cette dégringolade. Toutes les périphrases ne pourront rien contre cette réalité. La plupart des spécialistes des marchés financiers parlent d’une « inflation négative » pour éviter ce terme trop chargé, déflation.
Contrairement à l’inflation qui est un phénomène monétaire dévoilant la perte de substance de la monnaie – la baisse de la valeur de la monnaie se traduit, dans les statistiques, par la hausse du niveau général des prix -, la déflation exprime la surproduction généralisée, la tendance à la récession. La faible croissance – elle tourne autour de zéro pour la quasi-totalitéé de la zone euro – révèle aussi cette tendance.
Créer de la monnaie fait, à l’évidence, partie de la solution pour sortir du marasme et de la possible récession. Pour agir, la monnaie doit envahir le circuit économique pour devenir une demande supplémentaire et non pas rester confinée dans la sphère financière, dans les coffres des institutions financières, comme c’est le cas depuis la récession de 2008. La demande de crédit des entreprises est faible. Leur priorité est le désendettement. Les ménages, dont le pouvoir d’achat baisse, pour le plus grand nombre, ont des difficultés pour emprunter même lorsque le taux d’intérêt – comme c’est le cas pour le crédit immobilier – est au plus bas. Les encours de crédit ont donc tendance à baisser. Les investissements productifs ne repartent pas faute d’une demande prévue suffisante. Les entreprises – on se situe ici au niveau micro économique – n’investissent que lorsqu’elles considèrent que leur marché est en augmentation. C’est loin d’être le cas. La concurrence s’exacerbe pour prendre des parts de marché aux concurrents. Cette compétitivité-prix accentue la déflation. Elle passe par la baisse des prix de vente pour « tuer » la concurrence et la baisse du coût du travail, comme seule variable d’ajustement, pour conserver la hausse des profits. Une spirale descendante qui supposerait, du point du capitalisme en général, une politique de relance.
Impact des mesures de la BCE.
La BCE, rappelons-le, a baissé ses taux directeurs à hauteur de 0,05%, un taux historiquement bas. Là aussi de jamais vu. Les banques peuvent donc emprunter sans problème. La question des liquidités ne se pose pas. Le problème est ailleurs, dans le circuit économique et dans les conséquences de la crise systémique du capitalisme ouverte en août 2007. Pour le moment, les gouvernements de l’Union Européenne refusent de se poser des questions sur ce nouvel environnement. Ils restent arc-boutés sur une politique d’austérité qui a fait la preuve de sa nocivité et de son inanité. La Grèce en fait la démonstration. Le nouveau gouvernement qui sortira des urnes donnera à Syriza une énorme responsabilité en permettant, peut-être, de sortir de cette nasse.
Mario Draghi pratique désormais une sorte de double langage, plus exactement il ne propose pas la même analyse lorsqu’il parle monnaie ou économie.
Sur le terrain de la création monétaire, après plusieurs mois d’explication, il a réussi à convaincre le gouvernement allemand de la nécessité de cette politique expansive en arguant – un retournement plein d’ironie et qui aurait fait plaisir à « Oncle Charlie » – que l’objectif de 2% d’inflation devait être atteint. On se souvient que cet objectif, brandi à plusieurs reprises, permettait une politique monétaire profondément restrictive de la BCE au grand dam de la plupart des gouvernements – sauf celui d’Allemagne – qui auraient souhaité voir baisser le cours de l’euro.
Draghi a été obligé à un compromis. Les 60 milliards mensuels d’intervention ne seraient pas l’action de la seule BCE, mais une action concertée avec les banques centrales nationales – qui continuent d’exister. La BCE achèterait 20% et les banques centrales nationales 80% du total sous la forme d’obligations de leur propre Etat. Petit clin d’œil : les intérêts issus de ces obligations (dites OAT pour la France) versés par l’Etat seraient reversés à ce même Etat par les banques centrales qui n’ont pas le droit de conserver les intérêts contrairement à la BCE.
C’est presque un rachat nationalisé… qui peut aussi passer par le versement des dividendes à l’Etat.
La BCE semble suivre les traces de la Fed, la banque de réserve fédérale américaine qui a pratiqué massivement le QE, le « Quantitative Easing », l’assouplissement quantitatif en français soit une injection massive de liquidités sur les marchés financiers en achetant des titres, surtout des emprunts d’Etat. La Fed est en train de changer de politique et envisage de remonter ses taux de l’intérêt. Obama, dans son discours annuel sur l’Etat de l’Union a considéré que « la crise était finie » sous prétexte que l’économie américaine avait renoué avec une (timide) croissance.
Ce changement de politique monétaire a une incidence directe sur les monnaies. Le dollar remonte : il est plus intéressant de placer ses capitaux aux Etats-Unis donc les achats de dollars se multiplient et les spéculateurs accentuent cette hausse en jouant le cours du dollar à la hausse tandis que les autres monnaies sont orientées à la baisse, l’euro en particulier. La baisse est brutale. La Banque centrale suisse n’a pas pu continuer à défendre le peg franc suisse/euro. Le « peg » c’est l’amarrage d’une monnaie à une autre. Il oblige à défendre la parité de la monnaie dans des zones de fluctuation données. L’euro était trop bas et le franc suisse ne pouvait suivre. Le flottement du franc suisse a eu comme conséquence une rapide augmentation de sa parité et avec le dollar et avec l’euro désavantageant les capitalistes suisses.
Il est de bon ton, du côté des capitales européennes, de se féliciter de cette baisse de l’euro devant favoriser les exportations des pays de la zone, la France en particulier. Le revers de la médaille, c’est la guerre des monnaies pour tenter de résoudre les questions liées à la compétitivité. Cette exacerbation de la concurrence est, en général, le prélude aux récessions. Dans le même temps, cette baisse de l’euro provoque le renchérissement des importations et une perte de marché des autres pays qui sont hors zone euro.
Une grande différence sépare les politiques de la BCE et de la FED hormis le fait qu’elles ne se situent dans la même conjoncture. La FED a acheté des obligations d’Etat sur le marché primaire. Elle donc financer directement les dépenses de l’Etat américain, dépenses qui ont immédiatement intégré le circuit économique. La création monétaire a joué un rôle dans la relance économique. Le gouvernement américain avait décidé de continuer de jouer un rôle actif dans le retour de la croissance sans augmenter les salaires pour autant.
La BCE et les banques centrales interviennent sur le marché secondaire, ces obligations déjà souscrites qui circulent sur les marchés financiers. Il faut souligner que la BCE reste un créancier. Lorsqu’elle a acheté les obligations de la dette grecque, elle a demandé à la Grèce de lui verser des intérêts… Ce n’était en rien une annulation de la dette. Il fallait, là encore, rassurer les marchés financiers…
Cette intervention sur le marché secondaire limite la circulation de la création monétaire aux seuls circuits financiers. Faute de prêts, ces liquidités ne serviront pas la croissance. La prévision est facile, la déflation se poursuivra, la baisse de la croissance aussi.
Double langage
Mario Draghi, dans le même temps où il annonce ces 1140 milliards de création monétaire demande aux Etats d’accélérer les « réformes structurelles », comprenez la remise en cause des acquis sociaux, le droit du travail et de la Sécurité sociale pour « flexibiliser » davantage le marché du travail et diminuer drastiquement le coût du travail. Le risque évident, faire baisser plus encore le marché final et approfondir le risque de la surproduction et la venue de la dépression.
Comment comprendre ce double langage ? L’intervention de la BCE n’a pas pour but premier de relancer l’économie mais de rassurer les marchés financiers. En cas de défaillance d’un pays – la Grèce par exemple – la BCE sera là pour garantir les titres de la dette souveraine. Il est donc possible de prêter en toute impunité. Ces rachats permettent aussi aux banques de s’orienter vers d’autres opérations. D’autant que les taux d’intérêt des dettes souveraines dans la zone euro sont au plus bas. Le taux pour la France, pour des emprunts à 10 ans, est tombé à 0,70%. Les taux pour l’Italie, l’Espagne sont aussi très bas. Pour la Grèce, la situation est telle que l’annulation de la dette est à l’ordre du jour. Contrairement à une idée libérale répandue, les contribuables des autres pays de la zone ne paieraient pas pour la Grèce. Il suffirait de créer de la monnaie… La BCE est propriétaire d’une grande partie de la dette grecque comme le FESF, le Fonds Européen de Stabilité Financière créé en mai 2010 lors de la crise de l’euro pour aider la Grèce en lui accordant des prêts à des taux d’intérêt élevés…
Dans un contexte marqué par la chute de toutes les matières premières et le recul de la croissance dans les pays émergents, les marchés financiers avaient besoin de coup de pouce. Cette politique ne pourra pas faire face à la prochaine étincelle qui mettra le feu à la plaine financière…
Le débat devrait tourner autour des politiques budgétaires pour sortir de la déflation. Et des politiques communes pour redonner du sens à la construction européenne.
Nicolas Béniès. Le 25 janvier 2015.