En 1994, Marx déjà

MARX, LE RETOUR 2

Nous avions déjà noté, dans ces colonnes, le retour de Marx en rendant compte d’un ouvrage stimulant de Michel Vadée « Marx, penseur du possible » aux éditions Méridiens Klincksieck en 1992, retour qui se poursuit. Un retour étrange comme le montre le « dossier Marx » du « Magazine littéraire »1 dans lequel cohabitent Louis Janover, Maximilien Rubel d’un côté et François Furet de l’autre qui tend à gommer toute actualité de la pensée de Marx en le transformant en un penseur du 19éme siècle. Peut-on, comme le propose Furet distinguer différents Marx2, en oubliant l’unité de cette pensée en mouvement qui avait choisi la voie de la critique du capitalisme ? Comment expliquer, sinon, les fondements mêmes de son projet scientifique : démontrer que le mode de production capitaliste n’est pas le seul mode de production possible, que son dépassement est nécessaire pour construire la société sur d’autres bases, pour lutter contre l’exclusion, et, finalement, pour réaliser l’égalité, la fraternité et la liberté ?

Marx a toujours affirmé que sa grande découverte était de démontrer scientifiquement qu’il existait d’autres possibles que le seul horizon du capitalisme. C’est vrai que cette découverte tend à être occultée, pour faire de Marx un penseur « comme un autre », en lui enlevant cette dimension critique, présente dans toute son oeuvre et qui la sous tend. Sans cette perspective critique, il n’aurait pas formalisé ce concept essentiel de force de travail, lié à celui de valeur, forme qui ne se réduit pas à ses manifestations phénoménales, valeur d’usage et valeur d’échange, comme une lecture « quantitativiste » de Marx – héritée du terrain théorique de Ricardo – le laisse croire3.

Furet, comme beaucoup d’autres dans ce moment de crise des représentations et idéologies de la classe dirigeante, voudrait construire un système à partir de Marx pour comprendre, et réformer, le mode de production capitaliste. Le retour d’un Marx capitaliste en quelque sorte. Cette tentative-tentation se fait beaucoup sentir chez les économistes – en panne de théorie -, alors que jusqu’à présent ils l’avaient superbement ignoré, le présentant comme le dernier des grands classiques, après Ricardo et le laissant aux mains des sociologues. La crise profonde du marxisme pourrait leur laisser le champ libre…La récupération de Marx est une affaire à suivre.

Contre cette vision Janover et Rubel présentent Marx comme le penseur de notre temps, et insistent sur son actualité. Non pas en le répétant servilement, mais en poursuivant son oeuvre, grâce à sa méthode et à ses concepts.

Retour au texte

Ensemble, ils viennent de publier dans la collection de poche « Folio Essais », aux éditions Gallimard, un recueil de textes de Marx intitulé « Philosophie« 4. Les notes de présentation permettent de comprendre le contexte dans lequel évolue Marx, et les ruptures rythmant son élaboration. En général ces oeuvres, dites de jeunesse, sont très fortement sous estimées. Parce que Marx est en train de découvrir l’économie, au moment de la rédaction de « Misère de la philosophie », réponse à l’oeuvre de Proudhon « Philosophie de la misère », et l’approfondira ensuite. La réponse à Proudhon est très fortement marquée par les concepts de Ricardo – par ailleurs le plus grand économiste classique – et Marx, comme dans « Travail, salarié et Capital »,5 n’a pas encore découvert le concept de force de travail, cette idée que le salarié ne vend pas son travail, mais sa capacité de travail, trouvaille révolutionnaire – dans tous les sens du terme – qui ouvre la voie à la critique du capitalisme, sur des bases scientifiques. Il faudra attendre le livre I du « Capital » pour la présentation de ce nouveau concept.

Est-ce pour autant qu’il faudrait jeter les oeuvres antérieures au « Capital » dans la poubelle de l’histoire ? Le recueil de Rubel et Janover montre à l’évidence que ce serait une erreur grave. Ainsi cette réflexion, dont les auteurs se font l’écho dans l’introduction : « L’essence de la presse se confond avec l’essence morale et rationnelle de la liberté, tandis que le caractère de la presse censurée est l’inessence de la servitude. (…) L’absence de la liberté de la presse rend illusoire toutes les autres libertés ».6 L’intérêt de ces oeuvres se trouve au niveau de l’élaboration de la méthode de Marx. La théorie du matérialisme historique, théorie critique, opérant un mouvement dialectique entre la philosophie – Hegel et Feuerbach en particulier que Marx défendra contre tous leurs détracteurs -, plus tard l’économie, et la réalité, pour réaliser la fusion des deux. Ce mouvement explique la progression théorique. Cette méthode permet le dépassement des concepts, pour analyser les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste, et cerner au plus prés les abstractions réelles, sociales, dissimulées par les écrans que dressent le fonctionnement même du capitalisme, du fait de l’existence du fétichisme de la marchandise, faisant apparaître les rapports de production et sociaux comme des rapports entre les choses.

Ce recueil montre le travail de maturation de Marx, l’accumulation de connaissances pour construire une théorie pratique, une théorie qui dévoile les ressorts cachés de la société capitaliste, pour la rendre lisible aux yeux de chaque ouvrier. Un moyen d’accélérer la prise de conscience, et d’offrir des outils irremplaçables de la connaissance. 7 Rubel et Janover ont raison d’insister sur la dimension critique de l’oeuvre de Marx, sans oublier serions-nous tentés d’ajouter, l’imagination. La XIéme thèse sur Feuerbach résume cette démarche : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières; ce qui importe, c’est de le transformer ».8 Le transformer suppose de l’interpréter, mais en fonction de la nécessité de le transformer, cette interprétation ne peut être que critique…

Le choix de textes s’étend de 1835, la dissertation de Marx à l’équivalent du baccalauréat, « Méditation d’un adolescent devant le choix d’une profession », à la postface de la deuxième édition allemande du Capital de 1873, et reproduit in extenso le texte intitulé « Introduction générale à la critique de l’économie politique » de 1857 où sont clairement posés les principes de la méthode dite du matérialisme historique.9 Ce parcours nous ouvre les portes de cette pensée en mouvement, qui se veut pensée du mouvement. Marx réalise la synthèse de la philosophie allemande, de la politique française, de l’économie anglaise pour opérer un renversement et transcender toutes ces influences pour construire la méthode d’analyse adéquate à la réalité du capitalisme10, et en permettre la destruction pour passer à un mode de production « supérieur ». Ce passage suppose un acteur, la classe ouvrière, classe exploitée, prenant conscience d’elle-même, pour supprimer toute société de classes. Contrairement à l’interprétation donnée par Michel Beaud 11, la fin de la société de classes ne signifie pas la fin de tous les antagonismes, de toutes les oppositions. C’est une des raisons pour lesquelles l’existence de plusieurs partis politiques est une nécessité démocratique dans une société en transition vers le socialisme.

Les être humains, c’est un truisme, ne sont pas gouvernés uniquement par la rationalité, même s’il s’agit de la rationalité du système. L’irrationnel – les événements actuels le montrent suffisamment – est une composante essentielle des actions des hommes et des femmes. Le marxisme, contrairement à une présentation « structuraliste » n’est pas un système désincarné, c’est une mise en évidence des ressorts dissimulés, métamorphosés de la société capitaliste. Il permet de comprendre que les hommes font leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas librement déterminées, que l’histoire, les sédimentations du passé pèsent fortement sur le présent, et pour construire l’avenir il faut faire entrer en ligne de compte l’imagination, et la révolution, seuls leviers possibles pour réduire le poids du passé.

Les auteurs ont raison d’insister sur à la fois l’absence de système – Marx ne voulait pas être marxiste, au sens de la répétition d’une « pensée prêt-à-porter », il fuyait les épigones – et sur l’oeuvre inachevée. Notamment Marx envisageait un Livre sur l’Etat, comme le note Rubel page 541. Ce manque se fait cruellement sentir. Il oblige à poursuivre l’élaboration conceptuelle, à partir des concepts existants, et de la méthode forgée par Marx. C’est la définition de « marxistes » : rendre Marx vivant, en poursuivant la réflexion théorique. L’enjeu, il faut le souligner, est politique.

Marx et le salariat

Le rappel de ces textes de Marx n’est pas inutile pour appréhender l’ouvrage d‘Henri Nadel, « Marx et le salariat », que l’Harmattan réédite, profitant de la vogue actuelle des écrits sur Marx. Le texte lui-même date de 198312, et mis à part une préface, l’auteur n’a effectué aucune correction. Il se veut « marxien » et non « marxiste. C’est dire qu’il veut effectuer une lecture de l’oeuvre de Marx, à partir de Marx lui-même. Le projet s’articule autour de l’idée que « Ni le capitalisme, ni la théorie économique et sa critique ne se figent. Le développement historique du capital, implacable, violent et souvent barbare, irréversible, réclame d’être rendu intelligible : la théorie marxienne nous paraît toujours contribuer à cette intelligibilité. Cette dernière demeure une condition de la transformation sociale. »

Nous partageons cette volonté, construire la théorie adaptée aux transformations du mode de production capitaliste, pour l’interpréter de manière critique et favoriser ainsi la prise de conscience, pour ouvrir la voie à son renversement. L’objectif de Marx est aussi le notre : permettre à l’exploité de comprendre la réalité du mode de production capitaliste pour construire un nouveau monde dans lequel l’économie serait enfin mise au service des êtres humains et non pas au service de la marchandise. Le retour au texte même de Marx est, peut-être, une nécessité, en fonction des déformations que le stalinisme lui a fait subir. La chute du Mur de Berlin pourrait en permettre une nouvelle lecture. Ce monde en transition, de la guerre froide à un futur indéterminé, devrait faire naître de nouvelles utopies, de nouvelles théories. A n’en pas douter, elles arriveront et prendront Marx comme point de départ. Pour l’instant, nous le voyons bien, c’est le passé qui triomphe, et un passé recomposé – voir le débat autour de la jeunesse de Mitterrand – qui a tendance à couper les ponts entre les générations n’ayant plus rien de commun, ni idéologie, ni pratique de lutte.

Le marxisme, pour exister, a toujours eu besoin de se confronter à la réalité. La théorie se doit d’être à la fois logique et historique, correspondre aux faits, à leur explication. C’est à cette aune que l’on mesure ses progrès. Il n’est pas possible de rester sur le strict plan de la logique même dialectique. C’est le sens qu’il faut donner à la théorie du matérialisme historique. Le capitalisme évoluant, se métamorphosant, la théorie évolue avec lui, forgeant les outils nécessaires à la compréhension de ses nouveaux développements.

Comment analyser la classe ouvrière ?

Construire la théorie du salaire13 est une démarche fondamentale. Par la même, on le comprendra, c’est définir la classe ouvrière, son rôle dans le processus de production, et ses divisions. Mais la construction de cette théorie suppose de reconstituer le cadre théorique d’ensemble de Marx. Il est impossible d’isoler le prix de la force de travail – le salaire – sans en référer à la succession des catégories chez Marx – pour rester fidèle à sa méthode – Marchandise – Valeur – Argent – Capital (M-V-A-C). 14Il faudrait y ajouter, Marx n’a pas eu le temps de le faire – comme Rubel le rappelait – l’Etat, catégorie dérivée du Capital, comme le démontre Pierre Salama.15 « L’Etat, écrit-il, est déduit ou, dit autrement, dérivé du Capital pour deux raisons : il est le garant du maintien du rapport de production, il participe de manière décisive à l’institution même de ce rapport. » Une manière de traduire, de donner du corps à la définition un peu sèche de Engels dans « L’Anti-Dühring »16 : « L’Etat moderne, qu’elle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste, l’Etat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. » Même si l’Etat apparaît au-dessus des classes – du fait même de l’existence du fétichisme de la marchandise – il est fondamentalement une catégorie nécessaire à la reproduction des rapports de production capitalistes.17 Chaque catégorie s’outrepasse, et chaque catégorie ne peut être comprise sans les précédentes.

Nadel a voulu se fixer sur un seul objectif : souligner et les contradictions de Marx concernant la définition du prolétariat en fonction de l’absence du concept-clef de la force de travail dans les oeuvres antérieures au « Capital », et ses manques dans « Le Capital » qui le font conclure à une indétermination sur la nature révolutionnaire de la classe ouvrière – Nadel n’écrit pas le terme, mais parle de salariat. « L’opposition du travail et du capital est restée au centre des préoccupations de Marx, mais sa conclusion manifeste aussi les limites auxquelles aboutit l’investigation. (…) L’appel au prolétariat à s’autogérer, s’émanciper, assumer son « rôle historique », devrait se voir confirmer et renforcer par les travaux scientifiques. La pensée marxienne soutient cet appel d’une approche toujours décisive des lois du capitalisme; elle ne trace pas les formules de l’histoire. »

Sur ce dernier point, Marx s’était toujours refusé à « faire bouillir les marmites du futur ». De ce point de vue il n’a jamais voulu être un prophète, contrairement à la présentation de Schumpeter dans « Capitalisme, socialisme et démocratie », mais un scientifique et un révolutionnaire, synthétisé dans sa volonté critique, qui le conduit à présenter les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste comme personne avant lui ne l’avait fait. L’analyse de la marchandise, de la forme valeur chez Marx, de l’argent – équivalent général exprimant la dépense du travail abstrait – qui devient capital. comme l’écrit Roubine18 « Ainsi le système de la valeur tout entier est-il fondé sur un grandiose système de comptabilité et de comparaisons sociales spontanées des produits de travaux de diverses espèces, exécutés par des individus différents et figurant comme des fractions du travail social abstrait total. (…) A son tour, ce système de travail social abstrait total est mis en mouvement par le développement des forces productives matérielles… La théorie de la valeur de Marx se trouve ainsi reliée à sa théorie du matérialisme historique. »

Cette longue citation pour préciser où le bât blesse dans la démonstration de Nadel. Il détermine une coupure nette entre « Le Capital » et le reste des oeuvres de Marx, sans souscrire à la conception althusérienne de la coupure épistémologique. Il dénie à Rosdolsky – sans le critiquer sur le fond19la possibilité d’interroger les « Gründrisse » à partir des catégories du Capital, sans dire le pourquoi. Il faudrait démontrer que la méthode de Marx, celle du matérialisme historique a changé. Il ne suffit pas de souligner l’absence du concept de force de travail.

Le travail de Rubel et de Janover que nous avons mentionné plus haut montre – en d’autres endroits, ils se sont essayés à le démontrer, comme Mandel ou Rosdolsky, ou beaucoup d’autres – l’espèce de continuité, faite de ruptures pour rester dialectique, de Marx. L’unité politique de sa pensée et de sa vie est visible. C’est la raison pour laquelle on ne peut différencier chez Marx, l’économie, de la philosophie, et de la praxis. Il adopte la méthode dialectique d’Hegel – le dernier des grands philosophes dans le sens de la conception du monde -, l’économie de Ricardo – le plus grand des économistes classiques adoptant la valeur-travail – et mêle le tout dans sa propre conception du monde qui inclut la lutte pour la destruction du mode de production capitaliste. Cette dimension lui permet de voir ce qui est dissimulé par le fétichisme de la marchandise, les rapports de production capitalistes, dans la marchandise elle-même, objet du chapitre premier du livre I du Capital.20 Logiquement, la huitième section porte sur la naissance du mode de production capitaliste, pour montrer historiquement parlant, ce que la théorie a démontré.

Parce qu’on ne peut dissocier ni découper son oeuvre, le choix des textes effectué par Nadel nous laisse sceptique. Il écrit page 231 – « Note à propos du choix des oeuvres de Marx » – « Nous avons donc retenu les travaux qui s’annoncent économiques ou critiques de l’économie politique(…) à mettre en rapport avec notre volonté de nous en tenir à une approche de la conception marxienne du salariat qui ne soit pas dépendante du politique.21« . Comment analyser, avec ces restrictions, la classe ouvrière ?

La classe en soi et pour soi

D’abord elle n’existe concrètement que dans la lutte des classes, ce qui suppose de déterminer la manière dont elle prend conscience d’elle même, s’organise, se structure, combat… En bref de déterminer la classe « pour soi ». La théorie de la classe pour soi reste à compléter, Marx en donne des éléments, mais elle est, par définition, toujours à compléter. La classe « en soi » est définie par sa place dans les rapports de production. La démonstration de Marx est on ne peut plus limpide. Les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste s’appuient sur l’extorsion de plus value, provenant de la valeur d’usage de la force de travail, que les capitalistes achètent à sa valeur – théoriquement parlant -, créant des valeurs. Cette marchandise particulière a la capacité de créer des richesses. C’est le retournement de la valeur-travail des économistes classiques.

Marx n’a en vue, dans la section I du Capital, que les travailleurs productifs. Comme il l’écrit à plusieurs reprises dans les « Gründrisse », productifs de plus value. Les travailleurs improductifs, ceux qui participent à la circulation du capital – les employés des banques par exemple -, n’en sont pas moins exploités, parce qu’ils sont sous la domination d’un capital et participe à l’accélération de la rotation du capital, permettant le renouvellement du processus productif plus rapidement. Ainsi, et Nadel le souligne aussi, les improductifs ne sont pas des inutiles et font pleinement partie de la classe ouvrière.

Il est nécessaire d’ajouter, nous l’avons déjà noté, la catégorie de l’Etat pour comprendre le déploiement des catégories précédentes. L’Etat joue aussi un rôle de structuration de la classe ouvrière, de la classe en soi. Oublier l’Etat, sous prétexte qu’il s’agit de politique, est une erreur de méthode, si tant est que le cadre théorique fixé par Marx est accepté.

L’unité de la classe ouvrière est, de ce fait, une construction politique, et ressemble à un travail de sysyphe. Les antagonismes existent à l’intérieur même de la classe, d’une part, d’autre part, et plus fondamentalement, le fétichisme de la marchandise rend opaque les rapports de classe. Nadel a raison d’insister sur l’importance de ce concept, mais n’en tire pas les conclusions qui s’imposent sur la nécessité de construire les outils nécessaires pour comprendre les formes de la prise de conscience de la classe. On trouve cette analyse à l’état embryonnaire chez Marx.

Faut-il pour expliques les divisions à l’intérieur de la classe ouvrière – Nadel, précisions le une fois encore, ne parle que du salariat – construire un nouveau concept, une nouvelle catégorie ? L’auteur propose de différencier les travailleurs rationnels, des travailleurs irrationnels. Ce n’est plus une lecture de Marx, c’est une élaboration théorique. Il aurait dû s’interroger pour savoir s’il pouvait s’arroger ce droit22. Il s’appuie sur une remarque de Marx qui parle de biens qui n’ont pas de valeur mais un prix, et comme tels ne sont pas des marchandises, les oeuvres d’art par exemple. Sur cette base, il considère les salariés « fonctionnaire du capital » – il parle des « managers », mais aussi du travail de conception… – comme des salariés irrationnels, ne vendant pas leur force de travail. Il n’est pas évident qu’il ait fait avancer la théorie d’un grand pas, en refusant de parler de classe ouvrière. Il était évident, jusque là, que les « managers » ne faisaient pas partie de la classe. Mais un certain nombre d’ingénieurs, de cadres pouvaient avoir des intérêts communs, en fonction de leur « prolétarisation ». Ce concept pose question quand il est mis en relation avec l’absence d’analyse de la classe pour soi, comme si les divisions de la classe se situaient sur le seul terrain objectif.

Nadel veut ensuite mixer rationnels/irrationnels et productifs/improductifs, et il est conduit à écrire que des travailleurs irrationnels peuvent être productifs. Du point de vue des catégories élaborées par Marx, on nage en pleine confusion. Le travailleur productif est productif de plus value, rappelons-le, et un « fonctionnaire du capital » pourrait, si l’on suit l’auteur, produire de la plus value, sans vendre sa force de travail… La contradiction est béante. Si on poursuit le raisonnement on pourrait dire que le Capital produit de la plus value… C’est inconséquent.

Une manière de présenter Marx différente de celle de Rubel et Janover

C’est le noyau dur de la thèse qu’il nous livre, mais pour fixer son objet, il avait commencé par rappeler la biographie de Marx, en insistant sur le livre d’Engels « Esquisse d’une critique de l’économie politique », pour passer à la critique de Proudhon grâce à Ricardo, et arriver à la définition du prolétariat. Comment se forme le prolétariat ? De plusieurs façons constate Nadel, qui en déduit une indétermination, alors que le processus historique de constitution du capitalisme et de la classe ouvrière est largement souligné. Nadel insiste sur la démonstration de Marx qui fait de l’oppression, une nécessité historique. Il conteste l’assimilation du prolétariat au serfs, sans voir que Marx parle du producteur, en qualifiant les modes de production.

L’auteur conduit son analyse de manière à démontrer que Marx n’a pas de théorie du prolétariat, ou qu’il en a plusieurs, tout en soulignant l’absence du concept de force de travail dans les écrits antérieurs au « Capital », notamment dans les « Gründrisse »23, critiquant durement le concept de « paupérisation », absolue – la baisse du salaire à son minimum – et relative. On sait que la notion de « paupérisation absolue a été reprise par Thorez, et le Parti Communiste Français, dans les années 1950, au moment où le capitalisme connaissait une croissance continue. Il était manifestement faux de prétendre que la classe ouvrière s’appauvrissait. On a plutôt l’impression que l’auteur critique Thorez plus que Marx.24Il oublie de s’interroger sur la notion de « minimum », qui n’a rien à voir avec la « loi d’airain des salaires » dont Lasalle se fera le chantre. De plus la paupérisation s’inscrira, dans Le Capital notamment, dans les conséquences du mouvement de l’accumulation qui exclut des travailleurs des entreprises, et les conduit tout droit à la pauvreté.

Derrière cette critique se profile l’idée qu’  » à aucun moment Marx ne présente le prolétariat moderne comme une classe réellement constituée, une classe pour soi » (page 65). La notion de paupérisme a pour conséquence de nier la réalité du concept de la classe pour soi… que Nadel ne développe pas. Or le paupérisme, on le sait depuis Marx, ne sert pas la conscience de classe. Il se traduit par l’émiettement de la classe, en lui ôtant les capacités de s’organiser, et ouvre la voie à des révoltes, au mieux de type « jacqueries », au pire « fascistes ». Paupérisme et lumpen prolétariat vont de pair. Cette analyse aurait supposé des développements sur les manières dont la classe ouvrière prend conscience d’elle-même, sur ses formes d’organisation., comme nous l’avons souligné plus haut. Nadel en oublie le texte fondateur du matérialisme historique, cette fameuse introduction à la critique de l’économie politique.25

Le « Manifeste du Parti Communiste », est un des textes d’agitation qui pose le problème de la constitution du prolétariat en tant que classe, dans un mouvement ouvrier. Marx et Engels cherchent à organiser le prolétariat et à lui faire jouer un rôle dans les mouvements révolutionnaires qui se préparent, et qui vont avoir lieu en 1848. Ils pensent possible une alliance avec la bourgeoisie allemande pour un début de révolution. Leur déception les conduira à conclure à la nécessité de l’indépendance du prolétariat par rapport à la bourgeoisie. La Commune de Paris en apportera la confirmation. Nadel ne comprend visiblement pas la place de ce texte, ni le contexte politique et social de ce milieu du 19éme siècle.

Nous avons voulu rappeler l’ensemble des thèses présentées par Nadel, pour montrer la volonté de reconstruire un Marx, en oubliant l’enchaînement des catégories, et la division de la société en classes. Le salaire est le prix de la force de travail, mais il n’épuise pas la définition de la classe ouvrière ni des lois de fonctionnement du mode de production capitaliste. Il se traduit par la soumission formelle du travailleur au capital, mais la soumission réelle appelle l’analyse du processus de travail, l’extorsion de la plus value relative. Ce procès de travail structure le salariat, et ses évolutions, ses métamorphoses doivent être au coeur des réflexions. Il est impossible d’en rester à des généralités.

Espérons que ce renouveau des études sur Marx se poursuivra et qu’il donnera naissance à la reprise du débat théorique, pour pouvoir continuer le travail d’élaboration théorique de Marx.

Nicolas BENIES

1 Dossier Marx in « Magazine Littéraire » de septembre 1994

2 François Furet n’est pas le premier à distinguer « Marx Prophète », « Marx économiste », « Marx philosophe »… Schumpeter – défenseur acharné du capitalisme – l’avait déjà tenté dans « Capitalisme, Socialisme et Démocratie », en français chez Payot.

3 Voir par exemple, pour ce débat, le livre publié par les éditions La Découverte en 1985, « Un échiquier centenaire : théorie de la valeur et formation des prix », sous la direction de Gilles Dostaler.

4 Attention à la confusion. Ce livre de poche n’est pas la reprise du tome III des oeuvres de Marx dans la bibliothèque de la Pléiade (aux éditions Gallimard) titré lui aussi « Philosophie ». Rubel, responsable des éditions de Marx, reprend en Pléiade, les oeuvres complètes, alors qu’ici il s’agit d’un choix de textes. Signalons que le tome IV des oeuvres de Marx vient de paraître sous le titre « Politique ».

5 Que Engels réécrira en changeant le concept de « travail » par celui de « force de travail » que Marx trouvera au moment de la rédaction du livre I du Capital.

6 Page XI de l’introduction

7 Marx notera dans « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel » – une critique serrée, argumentée – « De toute évidence, l’arme de la critique ne peut remplacer la critique des armes : la force matérielle doit être renversée par une force matérielle, mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dés qu’elle saisit les masses. (…). Etre radical, c’est saisir les choses à la racine, mais la racine, pour l’homme, c’est l’homme lui-même. » (page 99 de cette édition).

8 page 235 de cette édition

9 Rubel note fort justement que si Marx a laissé cette Introduction inédite ce n’est pas « parce qu’il la jugeait insuffisante, mais pour la raison contraire : elle en disait trop; elle paraissait dit-il dans l’Avant propos de la Critique, « anticiper sur des résultats non encore établis ».

10 Chemin faisant, les auteurs luttent contre les légendes, en particulier celle d’un Marx antisémite qui apparaîtrait dans « La question juive ». Or Marx écrit que la lutte des Juifs pour leur émancipation s’inscrit dans la lutte pour la libération des hommes, qu’elle en fait partie intégrante. Voir page 47 à 88 de cette édition.

11 Dans un livre sur l’histoire des socialismes publié aux éditions du Seuil, il y a une dizaine d’années.

12 Ce livre a été publié aux éditions « Le Sycomore », éditions qui ont disparu.

13 Cette théorie a déjà fait l’objet de plusieurs livres, et beaucoup d’auteurs ont insisté sur l’évolution-rupture de la pensée de Marx à ce sujet, comme nous l’avons souligné plus haut. Ainsi, contrairement à ce que laisse croire Nadel en certains endroits, Mandel – dans « La formation de la pensée économique de Karl Marx », éditions Maspero, 1967 – comme Rosdolsky – dans « La genèse du « Capital » chez Karl Marx, traduit en français chez Maspero en 1976 – ou Roubine – dans « Essais sur la théorie de la valeur chez Marx », traduction française chez Maspero en 1978 – avait déjà fortement souligné cette élaboration. Tous ces auteurs, Rosdolsky et Roubine en particulier, insistent sur le concept de « valeur », concept-clef pour comprendre les lois de fonctionnement du mode de production capitaliste.

14 Comme le rappelle utilement Rosdolsky, dans « La genèse du « Capital » », opus cité page 227. « Le résultat de la recherche que nous avons mené jusqu’à présent peut se résumer (…) dans la série suivante : M-V-A-C. Mais nous avons été avertis à temps par Marx lui-même qu’il ne s’agit pas seulement ici de concepts et de leur dialectique, et que la succession logique des catégories reflète ici simultanément un développement historique réel. » (c’est moi qui souligne).

15 Voir « L’Etat surdéveloppé », écrit en collaboration avec Gilberto Mathias, aux éditions La Découverte, pages 21 et suivantes.

16 Page 318 des Editions sociales

17 On ne peut oublier que Marx en fournit des éléments, particulièrement dans « Le 18 brumaire de Louis Bonaparte ».

18 Pages 167-168 in « Essais sur la théorie de la valeur de Marx »

19 On trouvait déjà cette manière de faire dans « L’économie du « Capital » » de Jean Luc Dallemagne, éditions Maspero(1978) qui, à ce seul titre, est mentionné par Nadel, page 70 on lit : « Aller chercher dans les textes qui le précèdent des éléments susceptibles d’éclairer le Capital ne peut qu’introduire la plus grande confusion, en restaurant l’idée de la genèse linéaire de l’oeuvre de Marx. » Références en note, Rosdolsky et Mandel opus cités. Nadel reprend cette phrase presque au mot à mot. Pourtant ni l’un ni l’autre des auteurs cités, qui ont longtemps travaillé ensemble, n’ont cette lecture. Comme le souligne Roubine, il s’agit d’une question de méthode.

Pour le reste Dallemagne et Nadel divergent.

20 Signalons, parce que cette édition est rééditée de temps, l’imbécile « Avertissement » – de ce point de vue, c’est-à-dire la volonté de Marx de partir de ce que nous touchons tous les jours dans le capitalisme, la marchandise – de Louis Althusser, dans l’édition de poche Garnier Flammarion. Il conseille de délaisser la section I, dans un premier temps, pour faire les premiers pas dans la théorie avec la huitième section qui traite de l’accumulation primitive.

21 Souligné par l’auteur. Nous ne pouvons accepter la caractérisation de Nadel de « L’idéologie allemande » et de « La Sainte Famille » définis comme non-scientifiques. Il nie, en faisant supporter à Marx cette idée, toute réalité à la méthode du matérialisme historique. Il y faudrait consacrer plus d’une note. Le lecteur peu au fait des oeuvres de Marx restera sur l’idée que ces ouvrages sont non-scientifiques. Quelle surprise s’il se prend à les lire…

De la même façon, sans démonstration, il exclut Engels du champ de la réflexion, sauf pour l’Esquisse, son premier texte.

22 Cette réflexion qui pourrait choquer le lecteur provient des critiques répétées de Nadel envers ceux et celles qui se targuent d’élaborer à partir de Marx, alors que lui se veut simplement lecteur méticuleux.

23 Il s’appuie sur la traduction de Roger Dangeville parue aux éditions Anthropos – traduction qu’il dit avoir revue – qui, de l’avis de tous les spécialistes, dérive un peu trop par rapport au texte original de Marx pour présenter les thèses de Dangeville. Depuis ce texte a été traduit, en partie dans « Économie II » par Rubel dans la Pléiade, et a fait l’objet d’une nouvelle traduction aux Éditions Sociales, en 1980, sous le titre de « Manuscrits de 1857-58 ».

Rosdolsky qui avait découvert ce brouillon, en 1948, le trouvait éclairant par rapport aux résultats du Capital. Son livre déjà cité représente une tentative de compléter le raisonnement de Marx, en redonnant les chaînons manquants. Il suscite la réflexion.

24 Voir page 67.

25 Et là Nadel ne peut pas prétendre que Marx l’a jugée non scientifique, puisque, comme le rapporte Rubel et Janover, il jugeait qu’elle anticipait sur des résultats non encore établis.