JAZZ, Du Monk et du bon

Histoires de film et de musique.

S’en souvient-on ? Dans la fin des années 1950, les réalisateurs français de films appelés « noirs » faisaient souvent appel à des groupes de jazz pour la musique de leur film. La collaboration la plus connue – et réussie – fut celle de Louis Malle et de Miles Davis pour « Ascenseur pour l’échafaud », un film sorti en 1958. Les Jazz Messengers d’Art Blakey, Kenny Dorham furent aussi sollicités. Souvent, Barney Wilen – saxophoniste americano-niçois – était souvent de cette partie.
Roger Vadim, auréolé du succès de « Et Dieu créa la femme » où éclatait la sexualité de Brigitte Bardot éclaboussant toute la morale étriquée des biens-pensants, se lançait dans « Les liaisons dangereuses ». Par l’intermédiaire de Marcel Romano – il faut (re)lire les notes de pochette du CD qui reprend la musique proposée par Miles Davis pour comprendre qui est Marcel Romano – Vadim demanda à Thelonious Monk la musique de son film. Monk accepta. Il devait revenir à Paris pour visionner le montage pour répandre ses compositions à nulle autre semblable. Les photos du livret montrent les deux acteurs du film : Gérard Philippe et Jeanne Moreau et on peut penser que Monk aurait été touché par ces deux corps en action.

Monk était déjà venu à Paris, à l’invitation de Henri Renaud, pour le troisième Salon du Jazz en juin 1954. Il arrive seul. Pauline Guéna, dans son roman plus vrai que vrai « Pannonica » – le surnom de la baronne Nica de Koenigswarter, égérie de Monk -, narre le concert avec les yeux du jeune René Urtreger. Une catastrophe. Batteur et bassiste français ne connaissent pas l’univers de Monk, un univers singulier aux confins du be-bop. Faute d’en trouver, Henri Renaud décide, pour Vogue dont il est à l’époque un des producteurs, d’enregistrer Monk en piano solo. Thelonious Monk, en juin 1954, réalise, à Paris, son premier album en solo.
Il était tout de même déçu par cet accueil qui manquait de chaleur. Il avait tout de même rencontré Marcel Romano et, en sa compagnie, il avait fait le tour de la Capitale. Il en avait profité pour acheter une collection de bérets basques. On connaît la passion de Monk pour les chapeaux. Suivant diverses sources, il avait juré de ne plus jamais mettre les pieds en Europe et à Paris en particulier.
Romano fut donc le « go between » entre Vadim et Monk. Deux événements allaient contre carrer cette belle histoire. Le premier tenait au film. Une scène se déroulait dans un club, « Chez Miguel » et on y voyait non pas un pianiste mais un groupe de jazz, les Jazz Messengers en l’occurrence. Il fallait donc les faire entendre… La musique, un peu latino dans l’air de ce temps, est issu de la plume de Duke Jordan, pianiste exilé volontaire dan,s l’Europe du Nord. Il en proposa sa propre version. « No problem » avait tout pour devenir un tube. Il est repris trois fois dans des contextes différents et un rythme de plus en plus latino… Ce thème entendu une fois vous reste dans la tête comme une ritournelle.
Le deuxième se passe aux Etats-Unis. Monk était arrêté par la police pour conduite en état d’ivresse en compagnie de Nica. Sa carte professionnelle confisquée. Sans cette carte impossible de jouer à New York. Cette même mésaventure l’avait privée de possibilités de se produire pendant une grande partie du début des années cinquante.
Du coup, Romano organisa une séance en studio pour un quartet exceptionnel devenu quintet par l’adjonction de Barney Wilen décidément présent pour toutes ces occasions. Exceptionnel parce que Monk a peu (ou pas) joué avec Sam Jones à la contrebasse et Art Taylor à la batterie alors que le saxophoniste ténor Charlie Rouse fait partie de son groupe habituel.
Une partie de cette musique enregistrée à New York, en 1960, fut utilisée dans le film. Trente minutes nous dit Alain Tercinet, dans le livret très fourni (malheureusement en Anglais) qui accompagne le double CD, sur les 70 minutes du film. Un livret dédié, il le fallait bien, à Marcel Romano. La mémoire a oublié le travail de tous ces travailleurs de l’ombre sans qui le jazz ne pourrait être ce qu’il est.
Une aide inestimable a été apportée aux concepteurs de ce coffret par… Marcel Romano lui-même qui avait pensé la conception d’un 33 tours. Le volume 1 le reprend en y ajoutant « Six in One », un piano solo. Le deuxième volet est plutôt un « work in progress » notamment ce « Light Blue » de 14 minutes qui indique comment Monk travaillait. Pour le reste la reprise des 45 tours publiés à l’époque. Le tout, un événement important.
Sam Records a réalisé un bel objet pour offrir un écrin nécessaire à Monk. Le livret, outre des textes intéressants, propose une série de photos qui permettent de rendre vie à ce constructeur d’univers particulier.
Nicolas Béniès.
« Thelonious Monk, Les Liaisons dangereuse 1960 », Sam Recors/Saga.