60 ans après…

Une Europe sous les feux de la crise

Le 25 mars 1957 était signé le Traité de Rome, acte fondateur de la CEE – Communauté Économique Européenne. 60 ans plus tard, cette construction européenne vit une crise profonde de légitimité. La montée des partis d’extrême droite à la fois la révèle et la creuse. Aucun imaginaire ne surgit pour mêler les futurs de ces populations. L’Union Européenne est vécue comme une Gorgone qui pétrifie les êtres.

Le Traité de Rome organise un Marché Commun, une nouveauté, qui ne se réduit pas à une zone de libre échange même s’il est explicitement prévu l’élimination des droits de douane pour permettre la libre circulation des marchandises. La libre circulation des hommes est aussi prévue, comme celle, inscrite plus tard, des capitaux. Dans le même temps, une Cour de Justice et des institutions communes sont crées comme l’Euratom, une politique commune dans les transports et la Politique Agricole Commune, la PAC.
La PAC servira un objectif : l’autosuffisance alimentaire des pays membres. Pour ce faire, les liens seront coupés avec le marché mondial. Le « Prix vert » sera fixé en fonction de la productivité de la plus petite exploitation agricole permettant un très rapide développement de la production agricole. La France deviendra, avec les Pays-Bas, le grenier de l’Europe. Une agriculture productiviste qui survivra à la réalisation de l’autosuffisance…
Ce Traité est signé par la République Fédérale Allemande, la France, le Benelux – Belgique, Luxembourg, Pays-Bas – et l’Italie. Il entrera en application en 1960. C’est une construction pragmatique parce qu’inter-étatique. Il faut l’unanimité pour prendre une décision. La Commission Européenne a le rôle de proposition. Ce sont les Etats qui décident en dernier ressort.

Le tournant de 1986
A partir de 1973, entrée de la Grande-Bretagne et de la Suède – la Norvège refuse par référendum -, le débat grandit entre réalisation d’une zone de libre échange, objectif des Britanniques et la poursuite du Marché Commun, soit la définition de politiques communes. Débat jamais tranché mais toujours présent.
La rupture de 1974-75, la récession synchronisée dans tous les pays capitalistes développés qui marque la fin des « 30 glorieuses », oblige le capitalisme à un début de redéfinition et à une nouvelle philosophie de politique économique. Les années 1980 seront les années de la victoire par KO debout du libéralisme économique. Ses dogmes s’imposeront. Moins d’intervention de l’Etat dans la vie économique se traduira par la déréglementation généralisée particulièrement dans les domaines de la finance et du droit du travail, la privatisation de tous les services publics pour trouver des lieux d’accumulation du capital et, last but not least, l’équilibre des finances publiques. Cette contre révolution se traduira par un capitalisme à dominante financière qui passera par le diktat du court terme et la tyrannie de l’actionnaire. La firme doit réaliser l’augmentation du profit dans les deux mois et servir ses actionnaires par la distribution de dividendes.
Dans ce contexte, la Commission Européenne dirigée par Jacques Delors, décide de proposer un « Acte Unique » contenant 300 propositions pour réaliser le « Marché Unique » le 1er janvier 1993. A cette date, 80% de ces propositions étaient entrées dans les faits. Il manquait pourtant l’essentiel : l’unification des fiscalités directes et indirectes. Cette absence ouvrait la voie au dumping fiscal et à un début d’éclatement.
Le « traité de Maastricht », signé le 7 février 1992 – ses 25 ans sont passés inaperçus – faisait franchir un énorme pas supplémentaire en proposant l’Union Économique et Monétaire soit la création d’une monnaie unique, l’ECU puis l’Euro en 2001, et une Banque Centrale Européenne. Sans création d’un Etat supra national comme si la monnaie était uniquement considérée comme un moyen technique sans contenu politique. Laisser le droit régalien de battre monnaie à une institution indépendante de tout pouvoir politique était inédit dans l’histoire économique. Une monnaie sans Etat, était-ce possible ? La suite prouva que non. Il faudra attendre l’acte 2 de la crise systémique ouverte en août 2007 pour que les gouvernants en prennent conscience. En 2010-2013 La crise de l’euro était tout autant une réplique de la crise dite des subprimes que celle d’une monnaie non terminée, sans État.
Cette construction européenne n’a jamais fait de bilan. La course éperdue en avant a été une constante pour faire oublier les échecs. Les gouvernants en ont profité pour déplacer les responsabilités. L’Europe non définie est devenue le bouc émissaire facile.
La chute du Mur de Berlin – 9 novembre 1989 – a fait passer un vent de victoire sur tous les pays occidentaux. L’unification de l’Allemagne a été une des grandes victoires du capitalisme libéral en permettant, de plus, à l’Allemagne de conserver son outil industriel alors que tous les autres pays capitalistes développés connaissaient un processus de désindustrialisation. La désintégration de l’URSS, la fin du stalinisme ont provoqué une euphorie. Il fallait intégrer tous ces pays de l’ex bloc de l’Est pour leur faire goûter aux joies du libéralisme. L’UE s’est donc élargie sans réflexion sur les limites possibles et sur les conséquences.

60 ans et plus de dents.
Cette construction européenne est morte. La politique d’austérité, politique unique mis en œuvre séparément dans chacun des Etats a fait éclater le peu de solidarité existante. L’impératif de la compétitivité a fait le reste. L’économie allemande a enregistré un excédent commercial jamais vu en 2016, de 253 milliards d’euros, majoritairement dû au déficit de l’économie française, premier partenaire et des autres membres de l’UE. Un facteur d’éclatement de plus.
La manière dont l’UE a traité la Grèce en imposant des politiques d’austérité drastiques comme les privatisations sans limite dans un pays déjà en proie à une récession et à la baisse des revenus de sa population, a sapé le peu de légitimité qui lui restait. Pour un résultat attendu : baisse du PIB de 25% depuis 2010, une dette restée aux alentours de 300 milliards d’euros soit 180% du PIB et une population qui émigre ou devient de plus en plus pauvre…
Le vote majoritaire des Britanniques pour le Brexit apporte la confirmation de cette mort annoncée. Un vote qui renforce l’incertitude : personne ne peut prévoir les conséquences de cette sortie. Theresa May, la Premier Ministre, a le feu vert du Parlement pour invoquer l’article 50 du Traité de Rome qui prévoit la possibilité, pour un pays et sur sa demande, de sortie de l’UE. Un article flou, écrit sur un coin de table, qui précise seulement le délai de deux ans de négociation entre le moment où il se met en place et la conclusion de nouveaux accords. Si la négociation échoue, la Grande-Bretagne sera considérée comme un pays-tiers.
L’idée de la construction européenne subsiste. L’Ecosse de Nicola Sturgeon envisage de sortir du Royaume-Uni même si Theresa May lui a refusé le droit de réaliser un nouveau référendum sur l’indépendance. L’Irlande du Nord voit se ranimer les flammes d’une guerre ancienne en cas de sortie brutale…

Un Livre blanc.
La Commission Européenne a proposé, en un livre blanc – des réflexions sur l’avenir de l’Europe qui doit ouvrir un débat au sein des instances européennes, le Parlement en particulier -, 5 scénarios. Le premier consiste à continuer « tel quel » qui se résume à mettre en œuvre les « feuilles de route » définies au sommet de Bratislava fin 2016, autrement dit, on ne change rien, statu quo. Le deuxième fait du marché unique la seule raison d’être des 27 qui aurait comme conséquence un « nivellement par le bas » des standards sociaux suivant les conclusions de la Commission qui rejette ce scénario. Le troisième, une Europe à plusieurs vitesses, hypothèse de base de Hollande, Merkel, Rajoy et Gentiloni lors de leur réunion à Versailles le 6 mars. Une Europe avec trois cercles concentriques reflétant les niveaux d’intégration. Une reconnaissance des éclatements et des volontés de sortie de la Hongrie et, peut-être, de la Pologne. Le quatrième supposerait de définir des sphères d’intervention de l’UE prioritaires : commerce, sécurité, migration, contrôle des frontières, la défense et l’innovation dans le respect du « principe de subsidiarité ». La Commission craint, dans cette hypothèse, de perdre ses prérogatives. Le cinquième est le plus ambitieux : aller vers un Etat fédéral européen pour transcender la mise en cause de la construction européenne sans, pour autant, faire de propositions d’un modèle démocratique et social pour rompre définitivement avec les politiques d’austérité.
Au total ce livre blanc est un aveu d’impuissance. Les forces centrifuges sont puissantes. Pour les combattre, l’UE devrait renouer avec un projet politique d’avenir. Quel orientation ? Quelle industrie développer ? Comment répondre aux mutations climatiques ? A la crise écologique ? Des dépenses publiques d’infrastructure sont vitales pour répondre à la crise systémique en créant des emplois. Prendre conscience d’un monde en train de mourir suppose aussi de rompre totalement avec l’idéologie libérale pour aller vers une autre construction européenne, celle répondant aux besoins des populations, celle des services publics, de la démocratie au lieu d’imposer des contre réformes qui enferment les populations dans leur territoire.
Nicolas Béniès.